La marche à la mort d’un jeune Palestinien
Gideon Levy 02/11/2019 |
Les gardes d’un poste de contrôle dont l’accès est interdit aux piétons ont affirmé que le jeune homme qui s’approchait d’eux avait un couteau. Ils ont continué à lui tirer dessus après qu’il eut été blessé et était prostré. Maintenant, Israël refuse de restituer son corps à sa famille.
Tradotto da Fausto Giudice
Pourquoi a-t-il continué à marcher ? Qu’est-ce qui lui passait par la tête et quelles étaient ses intentions ? Avait-il l’intention d’agresser les agents de sécurité ou voulait-il simplement mourir ? Son cousin lui a crié de s’arrêter. Deux automobilistes, dont les véhicules étaient garés sur le bord de la route, l’ont averti que s’il continuait à rouler, il serait abattu. Le garde armé qui se tenait derrière le cube de béton lui a aussi demandé de faire demi-tour. Mais il les a tous ignorés. Il a avancé avec détermination, sans courir, mais aussi sans faire de pause, vers le poste de contrôle, marchant vers sa mort. Les gardes disent qu’il était armé d’un couteau, mais trois témoins oculaires n’ont pas vu d’arme. Comme il ne s’est pas arrêté, l’un des gardes a tiré deux balles en l’air, puis deux autres dans les jambes du jeune homme – dans les règles. Saignant, il est tombé par terre. Il a essayé de se relever, mais on ne sait pas si c’était un effort volontaire ou non. Puis les gardes l’ont rafalé de huit à dix autres balles qui ont déchiré son corps.
Le mort, Raad Bakhri, 25 ans, venait d’une famille de Cisjordanie qui faisait des affaires avec les Israéliens depuis des années. Comme il n’avait aucun dossier de sécurité et qu’il ne montrait aucune tendance à vouloir faire du mal à qui que ce soit, lui aussi avait reçu un permis de travail en Israël, il n’y a pas si longtemps.
Après l’horrible incident d’il y a deux semaines, Majid Bakhri, le père abasourdi de Raad, s’est fait dire d’aller chercher le corps de son fils à l’hôpital gouvernemental de Toulkarem (appelé Hôpital Martyr Dr Thabet Thabet). Alors qu’il était en route, cependant, les autorités israéliennes ont changé d’avis : depuis l’incident, elles s’accrochent au corps et refusent de le rendre à la famille.
Le père endeuillé n’a plus que deux demandes : connaître toute la vérité sur ce qui s’est passé au point de contrôle de Jabara – appelé Carrefour Te’enim (Figues), en jactance israélienne – le 18 octobre au soir, et récupérer le corps de son fils pour un enterrement correct à domicile.
Kafr Zibad est un petit village dans la zone rurale connue sous le nom de Kufriyat, qui se trouve entre Toulkaremet Kalkiliya. La véranda de la petite maison en pierre des Bakhri donne sur des terres agricoles ; il y a quelques arbres fruitiers non cultivés dans le jardin. En mémoire de Raad, des drapeaux palestiniens et du Fatah ont été accrochés sur un olivier tronqué.
Bakhri père, 66 ans, nous accueille avec un sourire édenté. Dans son meilleur hébreu, il se dit “publicitaire” : Il explique qu’il possède une presse à imprimer qu’il utilise pour imprimer des publicités, des images et des slogans sur des T-shirts, des chapeaux, des tasses, des bannières et autres objets. Il fait beaucoup d’affaires avec Israël. Raad était le troisième de cinq enfants. Né en 1994, il s’était inscrit au département de gestion industrielle du Collège Technique Palestinien Kadouriyeh à Toulkarem, mais avait abandonné pour rejoindre l’entreprise familiale. Il y a environ un mois, cependant, il a décidé qu’il voulait travailler en Israël, dans le but d’économiser assez d’argent pour pouvoir se marier et établir son propre foyer, même si son père voulait qu’il reste dans l’entreprise. Raad a reçu un permis de travail qui lui permettait de passer la nuit en Israël et de travailler sur un chantier de construction à Kfar Sava. Durant la dernière semaine de sa vie, il n’a pas travaillé parce qu’Israël était fermé aux Palestiniens de Cisjordanie pendant les fêtes de Sukkot. Il a passé son temps à aider à la récolte des olives sur les terres familiales, à quelques centaines de mètres de leur maison.
Ce vendredi 18, il marchait avec son père et son frère, Noureddine, vers l’oliveraie. Il était de bonne humeur, se souvient Bakhri. Ils sont rentrés chez eux dans l’après-midi : Raad s’est douché et a changé ses vêtements, et ils ont dîné ensemble. Apparemment, la famille réfléchissait encore à un incident qui s’était produit deux jours auparavant.
Mercredi soir, Raad conduisait la voiture familiale, une Seat 1999. A une intersection non loin de Kafr Zibad, à côté d’un lave-auto, une autre voiture a légèrement heurté celle de Raad. Les deux conducteurs sont sortis et ont semblé relativement détendus, jusqu’à ce que trois jeunes hommes de Toulkarem, qui se tenaient à l’intersection, arrivent et une violente bagarre s’est ensuivie. Ils ont frappé Raad à la tête avec une chaise, après quoi il s’est rendu à l’hôpital de Toulkarem, où il a eu besoin de points de suture. Est-ce là que les graines de sa mort ont été plantées ?
Selon des sources locales, Raad est rentré chez lui désemparé et a demandé à son père et à son frère de l’accompagner à Toulkarem pour retrouver ses agresseurs et se venger d’eux ; ils ont refusé. Bakhri dit maintenant que sa famille a contacté les familles des jeunes hommes impliqués dans la bagarre et a prévu d’organiser une soulha, une cérémonie de réconciliation, le samedi suivant. Pour sa part, le père exclut tout lien entre la bagarre et la mort de son fils. D’autres dans la ville pensent que Raad était contrarié parce que sa famille n’avait pas accepté de venger l’attaque contre lui. Cela assi ne suffit pas non plus à dissiper le brouillard qui entoure les circonstances de sa mort.
Quoi qu’il en soit, vendredi soir après le souper, M.S., une cousine d’une soixantaine d’années de Tira, une ville arabe en Israël, a appelé : Bakhri dit qu’elle aimait Raad plus que ses propres enfants. M.S. a demandé à Raad de lui apporter des olives vertes fraîchement récoltées. Comme les arbres des Bakhris ne produisent que des olives noires, Raad a acheté 10 kilos d’olives vertes à un voisin et a rempli trois bouteilles de boissons gazeuses avec de l’huile d’olive faite maison, en cadeau pour la cousine bien-aimée de Tira.
Raad a dit à M.S. de se rendre au poste de contrôle de Jabara, au sud de Toulkarem, de le traverser en voiture, de faire demi-tour et de stationner sur le côté droit de la route, face à l’ouest. Raad s’est également rendu au poste de contrôle, s’est garé sur une route interne sous la route principale, a sorti les olives et les bouteilles d’huile, et a marché à travers une petite oliveraie vers sa cousine, qui attendait dans sa voiture.
Il portait ses plus beaux vêtements, a-t-elle raconté plus tard, et il était de bonne humeur. Il lui a seulement dit qu’il était pressé, des gens l’attendaient. Il a mis les olives et l’huile d’olive dans le coffre de sa voiture, a refusé d’accepter l’argent, marmonnant “Une autre fois”, et est parti.
Raad a commencé à marcher vers le poste de contrôle. Il y avait une barrière de plastique rouge, ce qu’on appelle un “barrage routier du New Jersey”, le long de la route. Les Palestiniens savent qu’il est interdit de le passer à pied. Quelques dizaines de mètres plus loin le long de la route se trouve un panneau en trois langues déclarant que l’entrée est interdite aux piétons. Raad a ignoré le panneau et a continué son chemin.
Deux voitures appartenant à des automobilistes palestiniens étaient alors garées devant le poste de contrôle, attendant de rentrer chez eux en Cisjordanie après avoir quitté leur travail en Israël. Il était environ 19 h 40 vendredi soir. L’un des conducteurs a soudainement remarqué le piéton qui se dirigeait vers l’ouest, vers le poste de contrôle, et a crié : « Arrête-toi, ils vont te tirer dessus ! » Raad a fait un geste dédaigneux de la main et a continué à marcher. Un autre automobiliste, qui mangeait des falafels dans sa voiture, a également vu ce qui se passait et se rappelle avoir été furieux contre le jeune homme qui ignorait les avertissements.
Abdulkarim Sadi, chercheur sur le terrain pour B’Tselem, l’organisation israélienne de défense des droits humains, s’est rendu au poste de contrôle trois soirs de suite après l’incident mortel de ce jour-là, pour trouver des témoins oculaires. C’est lui qui a trouvé les deux automobilistes, tous deux de Toulkarem, l’un de 45 ans, l’autre de 21 ans. Les deux ont refusé que leurs noms soient publiés, de peur que cela ne leur cause des ennuis vis-à-vis d’Israël.
Séparément, les deux hommes ont donné à Sadi le même récit de ce qui s’était passé. Tous deux soulignent qu’ils n’ont pas vu Raad tenir quoi que ce soit. La cousine, M.S., qui se tenait toujours là, a vu son parent bien-aimé avancer vers le poste de contrôle et lui a aussi crié d’arrêter, mais en vain.
Jabara, comme beaucoup d’autres postes de contrôle de Cisjordanie, est surveillé par des gardes d’une société de sécurité privée. L’un d’eux, placé derrière un cube de béton, a crié à Raad : « Repars, repars » en hébreu et en arabe. Ses cris étaient forts, clairement entendus par ceux qui se trouvaient au poste de contrôle. Mais Raad les a ignorés.
À ce moment-là, le garde a tiré deux coups de semonce en l’air, puis deux autres sur les jambes de Raad. Un instant après qu’il s’est effondré, couché dans une mare de sang, il a apparemment essayé de se relever avec les dernières forces qui lui restaient. D’autres gardes se sont approchés – on ne sait pas combien – et ont ouvert le feu. Huit ou dix balles l’ont touché.
Son père dit maintenant qu’on lui a dit que son fils a été frappé par une “pluie de balles”. Les images qui ont été diffusées par la suite, apparemment par Israël, ne montrent qu’un sac mortuaire noir sur le bord de la route avec du sang qui coule ; il y a aussi une photo d’une main inconnue tenant un couteau.
Un porte-parole du ministère de la Défense, qui est responsable du poste de contrôle, a fait la déclaration suivante à Haaretz cette semaine : « Il y avait un terroriste qui tenait un couteau et qui a chargé l’équipe de sécurité du Carrefour Te’enim dans le but de perpétrer une attaque. Le terroriste a couru vers les gardes, la veille du sabbat, sous le couvert de l’obscurité, et dans la zone interdite aux piétons. L’équipe de sécurité au passage à niveau a réagi conformément au protocole : ils l’ont appelé plusieurs fois à s’arrêter, lui ont fait signe avec une lampe de poche d’arrêter et ont commencé à tirer de façon dissuasive. La fusillade, visant à neutraliser le terroriste, a été menée à très courte portée, et seulement lorsqu’il est devenu évident qu’il tenait un couteau à la main et qu’il avait pour but d’attaquer le service de sécurité. La tentative d’attentat a été documentée et a fait l’objet d’une enquête. Les faits de l’incident sont parfaitement clairs et réfutent vos allégations », à savoir si Raad avait un couteau et si les forces armées n’avaient pas d’autre choix que de le tuer.
Les deux automobilistes et la cousine – qui a appelé l’un des frères de Raad pour lui dire ce qui s’était passé – se sont apparemment précipités pour quitter le site. Le poste de contrôle était fermé à la circulation. Selon Majid Bakhri, 45 minutes se sont écoulées avant que le corps de son fils ne soit évacué.
Une brise automnale souffle devant la véranda de la maison. « À quoi pensait-il ? Seul Allah le sait. Je veux savoir exactement ce qui s’est passé, sans falsifications », nous dit Bakhri. « Je veux savoir ce qui s’est passé de notre côté et de leur côté. J’ai demandé à la cousine : dis-moi s’il y avait un couteau, et elle a dit que non. S’il y avait eu un couteau, son mari, qui était aussi dans la voiture avec elle, aurait arrêté Raad. »
Dimanche dernier, à 1h30 du matin, la famille Bakhri s’est réveillée au son d’un grand bruit à la porte. Six jeeps des Forces de défense israéliennes accompagnaient un agent du service de sécurité du Shin Bet qui s’appelait “Capitaine Abou al-Ez” et qui était venu interroger le père endeuillé à la seule heure qui leur était disponible. Ils voulaient savoir si quelqu’un avait l’intention de venger le meurtre de Raad. Le capitaine a dit au père que Raad avait sorti un couteau avant d’être abattu. Majid dit qu’il lui a dit : « Tu dis ça. J’y crois, j’y crois. Je ne dirai pas que vous mentez. Mais je ne mens pas non plus. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé. »
Majid dit qu’il veut voir les images des caméras de sécurité au point de contrôle, mais qu’il n’a pas été autorisé à le faire jusqu’à présent. Il a demandé à sa femme, Rima, de vérifier s’il manquait un couteau dans la maison. Il n’en manquait aucun.
Majid : « Raad avait un permis d’entrée en Israël. S’il y avait quelque chose en tête, quoi de plus facile que d’entrer en Israël et d’y mener une attaque ? Alors pourquoi ne l’a-t-il pas fait, s’il avait ça en tête ? Dieu seul sait ce qui s’est vraiment passé. »
Et pour la première fois depuis le début de notre conversation, des larmes surgissent et Majid se met à pleurer, silencieusement.