General

Je suis Indien : pourquoi le gouvernement m’envoie-t-il en exil ?

Aatish Taseer 09/11/2019
La lettre du ministère indien de l’Intérieur est arrivée en septembre 2019. Ma mère me l’a envoyé par WhatsApp, On m’y informait que le gouvernement indien révoquait ma citoyenneté indienne d’outre-mer (Overseas Citizenship of India, OCI).

Tradotto da Fausto Giudice
L’Inde ne reconnaît pas la double nationalité et l’OCI – un visa permanent pour les personnes d’origine indienne – est l’équivalent le plus proche de la double nationalité et est accordé à des millions d’Indiens dans le monde. J’avais 21 jours pour répondre et contester leurs déclarations ; 20 jours s’étaient écoulé quand j’ai reçu la lettre. 
Si je ne répondais pas, on présumerait que je n’avais rien à dire à ce sujet et mon OCI serait annulée. J’ai immédiatement répondu par courriel pour contester leurs déclarations, par courrier avec accusé de réception au consul général d’Inde à New York, et une copie papier envoyée au ministère de l’Intérieur. 
Puis, le 7 novembre, après que The Print eut annoncé que mon statut était en cours d’examen, le gouvernement a annoncé sur Twitter que mon statut d’OCI avait été retiré. C’est la première fois que j’en ai entendu parler.
En mai 2019, au plus fort des élections générales en Inde, j’avais écrit un article pour TIME qui critiquait le Premier ministre Narendra Modi. Cet article, l’un des deux faisant la couverture de l’édition internationale de TIME, examine son bilan en Inde et l’atmosphère du nationalisme hindou. Le timing, le titre (“India’s Divider in Chief”, le diviseur en chef de l’Inde) et l’image de Modi ont rendu ses supporters furieux. Dans les jours et les semaines qui ont suivi, ils ont mis de faux contenus sur ma page Wikipédia, m’accusant de travailler comme “agent de relations publiques” pour le parti d’opposition du Congrès ; ils ont lancé des pétitions en ligne pour me dénoncer ; ils ont couru un amok sur les médias sociaux, proférant plusieurs menaces de mort et faisant circuler de nombreux memes de moi avec un cache-œil pakistanais. Soudain je me suis retrouvé dépeint comme un agent d’intérêts occidentaux obscurs déterminés à exercer une influence indue sur les élections indiennes.
Je suis occidentalisé ; je suis anglophone ; je fais partie de l’élite méprisée dont le pouvoir retranché avait contribué à alimenter l’essor de Modi. Mais il y avait un autre aspect de mon identité qui me rendait particulièrement vulnérable aux attaques : mon père était né en Inde britannique d’une mère britannique et d’un père qui est devenu pakistanais lorsque ce pays a été créé. Et, dans les vingt-quatre heures qui ont suivi la publication de mon article, le porte-parole du BJP, Sambit Patra, s’en est emparé pour me délégitimer. Lors d’une conférence de presse, Patra a déclaré que l’histoire de TIME avait été écrite par un Pakistanais et « qu’on ne pouvait rien attendre de mieux du Pakistan ». Il s’agissait d’une fausse représentation délibérée et dangereuse, à laquelle le Premier ministre Modi s’est rapidement raccroché. « Time Magazine est étranger, a-t-il dit, l’écrivain a aussi dit qu’il venait d’une famille politique pakistanaise. C’est suffisant pour sa crédibilité ». Non seulement je n’étais pas pakistanais, mais ma relation avec mon père – qui était gouverneur du Pendjab au Pakistan lorsqu’il a été assassiné en 2011 – avait été compliquée.
Né hors mariage, je n’ai pas été en contact avec mon père avant mes 21 ans. Je suis né en Grande-Bretagne et j’ai la citoyenneté britannique, mais depuis l’âge de deux ans, j’ai vécu et grandi en Inde, avec ma mère indienne, qui est une journaliste bien connue. Elle m’avait élevé toute seule à Delhi et a toujours été mon seul tuteur légal, et le seul parent que j’ai connu pendant presque toute ma vie. C’était la raison pour laquelle j’avais toujours été considéré comme un Indien en Inde et pour laquelle on m’avait accordé un statut d’ OCI. L’histoire de la relation brève et passionnée de mes parents avait en partie fait l’objet de mon premier livre, Stranger to History (Étranger à mon histoire), publié en 2009 et largement coimmenté en Inde. Je vivais en Inde à l’époque, et à aucun moment mon statut juridique n’a été remis en question ou contesté par le gouvernement avant septembre dernier.
Je m’attendais à des représailles, mais pas à une couperet. Bien que le gouvernement n’ait pas d’abord révélé les motivations qui les ont poussés à agir de la sorte, ils ont maintenant expliqué les raisons pour lesquelles ils m’ont démis de mon statut : « Il a caché le fait que son défunt père était d’origine pakistanaise ». Mais il est difficile de ne pas avoir l’impression, vu le timing, que j’étais puni pour ce que j’avais écrit.
J’ai lu la lettre qui, dans un langage bureaucratique insipide, m’informait que le pays où j’ai été élevé et où j’ai vécu pendant la plus grande partie de ma vie adulte n’était plus le mien : « après examen des faits et des circonstances de l’affaire », peut-on y lre, « le gouvernement central est provisoirement d’avis que l’enregistrement en tant que titulaire d’une carte OCI accordée à Aatish Ali Taseer peut être annulé en vertu de l’article 7D(a) de la Loi de 1955 sur la citoyenneté, pour avoir obtenu une carte OCI au moyen de fausses déclarations et en dissimulant des faits importants ».
Le gouvernement disposait de moyens limités lui permettant de m’enlever légalement ma citoyenneté d’outre-mer. Pourtant, ils ont maintenant mis en œuvre ces moyens. Pendant 39 ans, je n’avais même pas besoin d’un visa pour l’Inde et maintenant le gouvernement m’accusait de me présenter sous un faux jour, de frauder.
Maintenant, je ne suis peut-être même pas en mesure d’obtenir un visa touristique standard pour l’Inde, m’a informé le consul général à New York par téléphone en septembre, car j’ai été accusé d’escroquerie envers le gouvernement. « […] L’enregistrement d’une telle personne », peut-on lire sur le site web du ministère de l’Intérieur, « sera non seulement annulé immédiatement, mais il/elle sera également mis(e) sur une liste noire empêchant son entrée future en Inde ». Avec ma grand-mère qui aura 90 ans l’année prochaine – et ma mère 70 ans – le gouvernement m’a coupé de mon pays et de ma famille.
L’Inde est mon pays. La relation est si instinctive que, comme une constitution non écrite, je n’avais jamais ressenti auparavant le besoin de l’articuler. Je pourrais dire que j’étais indien parce que j’avais grandi là-bas, parce que je connaissais ses fêtes et ses langues, et parce que mes cinq livres étaient tous imprégnés de ses préoccupations et de ses angoisses. Bien que je sois citoyen britannique de naissance, l’OCI, en tant que substitut de la double nationalité, avait rendu ce lien encore plus réel, comme il l’avait fait pour tant de personnes d’origine indienne dans le monde. Même si le mariage m’avait emmené aux USA, je suis souvent retourné en Inde pour écrire sur elle et pour rendre visite à la seule famille que j’aie jamais connue. Mais en dire autant, c’était déjà exprimer un degré d’éloignement qui semblait faux. C’était comme expliquer pourquoi on porte le nom qu’on porte. J’étais indien parce que je l’étais, simplement. C’était fondamental et un a priori. Cela venait avant les raisons pour lesquelles il en était ainsi. Maintenant que cela a été remis en question dans cette lettre du ministère de l’Intérieur, j’ai ressenti un étrange sentiment de pitié – pas pour moi, mais pour ma famille en Inde. J’ai pensé à ma grand-mère qui m’avait élevé. J’ai pensé à la façon dont elle avait accueilli le caractère non-conventionnel de la situation de ma mère – une femme célibataire avec un enfant de l’amour – avec un amour indiscutable. Cet amour m’avait donné un sentiment d’appartenance. J’ai pensé à quel point elle serait outrée d’apprendre que ces liens d’affection par lesquels elle m’avait lié à mon lieu de vie étaient remis en question.
Je devais prendre l’avion pour l’Inde en provenance de Grèce quelques jours plus tard pour terminer le tournage d’un documentaire, mais un avocat m’a dit que si je le faisais, je pourrais m’exposer à une arrestation. En tant que journaliste, j’ai été dans de nombreux endroits de ma vie où j’ai eu peur – des interrogatoires en Iran aux interrogatoires par les moukhabarat dans la Syrie d’Assad – mais c’était la première fois que je pensais à l’Inde de cette façon. Au lieu de cela, j’ai quitté la Grèce et je suis retourné aux USA.
Il est facile de voir ma situation comme individuelle ou unique. Mais elle est symptomatique d’un mouvement beaucoup plus large. Le gouvernement qui m’a dépouillé de ma citoyenneté étrangère venait de dépouiller l’État du Jammu-et-Cachemire de son statut d’État, de son autonomie et de ses libertés humaines fondamentales. Dans l’État d’Assam, au nord-est du pays, il s’emploie à dépouiller 1,9 million de personnes – en grande majorité musulmanes – de leur citoyenneté, les rendant ainsi apatrides. Plus tôt ce mois-ci, certains des intellectuels les plus estimés du pays, comme l’historien Ram Guha et les cinéastes Adoor Gopalkrishnan et Mani Ratnam, ont été accusés de sédition pour avoir écrit une lettre ouverte à Modi le suppliant de faire plus pour combattre le spectacle public des lynchages de foule qui sont devenus un phénomène fréquent sous son gouvernement (les accusations ont par la suite été abandonnées).
Par habitude, je m’étais accroché à l’idée que l’Inde est une démocratie libérale, la plus grande du monde. Mais en entrant aux USA en septembre, j’ai compris pour la première fois que je n’étais plus seulement un immigrant, quelqu’un qui se déplaçait entre son pays d’origine et un pays d’adoption. J’étais un exilé.