Bolivie : Coup d’État et guerre irrésolue entre Bible et Wiphala
Ollantay Itzamná 17/11/2019 |
Les putschistes n’ont pas visé, et ne visent pas non plus, uniquement à renverser le dirigeant autochtone, à punir publiquement les autochtones insoumis par des châtiments corporels publics, et rétablir le système néolibéral en Bolivie.
Tradotto da Fausto Giudice
NON. Ils visent, avant tout, à restaurer le panthéon symbolique de l’État créole républicain et à tourner en dérision la symbologie politique autochtone. Parce que c’est là, dans cette symbologie, que se trouve, selon eux, l’essence même de l’insubordination politique des peuples autochtones.
Le récent coup d’État qui a défenestré le président constitutionnel de l’État plurinational de Bolivie, Evo Morales, est, à première vue, un conflit politique “résolu” par la force, entre Blancs (Camacho et Mesa) et aborigènes (Evo Morales et les mouvements paysans et autochtones). Mais ce n’est pas tout à fait ça.
Quand Camacho et ses supporters, avec tout un rituel médiéval, ont planté la Bible (sur le drapeau créole bolivien) au centre de l’ancien palais du gouvernement, dans la ville de La Paz, ils l’ont fait sous le slogan religieux : « la Bolivie pour le Christ, la Pachamama n’entrera plus dans ce palais ». Et presque simultanément, d’autres habitants de la ville métis ont amené la Wiphala (drapeau aymara quechua) de la façade de ce bâtiment et l’ont brûlé publiquement. Ces actes, entre autres, montrent que la “guerre” non résolue entre q’aras (« blanchoïdes ») et aborigènes est avant tout un affrontement culturel symbolique.
Si, pendant la colonie européenne, la symbologie politico-culturelle des aborigènes avait été “extirpée” presque complètement, par des méthodes inquisitoires inimaginables, ces symboles (Wiphala, Chakana, wuakas, apus*, etc.) subsistaient néanmoins sous les cendres de la douleur coloniale, dans les territoires autochtones non contrôlés par la Couronne.
Pendant la République, ce conflit sur le symbolisme culturel a été résolu par la coexistence tacite entre les deux Bolivies (officielle et clandestine/autochtone). En gros, chacun vivait sous sa propre symbolique. Après tout, certains autochtones étaient boliviens, mais en fait, ils n’étaient PAS citoyens boliviens. Et la grande majorité d’entre eux n’étaient ni des Boliviens nominaux (sans carte d’identité), ni des citoyens boliviens (pas des sujets politiques).
Ainsi, les symboles politiques officiels et clandestins coexistaient sur le même territoire (bolivien) sans se rencontrer ou entrer en conflit les uns avec les autres pendant la République.
Lors de la création de l’État plurinational, il était également nécessaire de parvenir à un consensus sur la symbologie du nouvel État. C’est ainsi que la Wiphala est entrée dans la Constitution politique comme drapeau officiel, à côté du tricolore créole. La même chose s’est produite avec la Chakana, et les rituels constitutifs des spiritualités indigènes.
Processus de changement et symbolique bolivienne
Pendant les 14 années du processus de changement bolivien, sous l’égide d’un État plurinational présent sur presque tout le territoire bolivien, les indigènes et les métis ont coexisté sans “guerre” majeure autour des symboles politiques ou identitaires.
Les autochtones se sentaient représenté·es par la Wiphala qui flottait à côté du drapeau tricolore, et de la même manière les métis·ses par ce dernier. C’est ainsi que l’on a pu parler de “citoyenneté interculturelle” dans la Bolivie plurinationale.
Mais le fatidique 10 novembre n’a pas seulement “restauré” la Bible prépondérante dans le palais, mais aussi le drapeau du département de Santa Cruz, dont l’écu contient une croix chrétienne et une couronne ducale médiévale. Cette arrogance symbolique, plus l’acte d’amener et de brûler la Wiphala, plus les harangues sur “l’expulsion de la Pachamama du palais”, dessinent en traits grossiers l’intention politico-culturelle des putschistes.
Destituer Evo, mais surtout la Wiphala
Les putschistes n’ont pas visé, et ne visent pas non plus, uniquement à renverser le dirigeant autochtone, à punir publiquement les autochtones insoumis par des châtiments corporels publics, et rétablir le système néolibéral en Bolivie. NON. Ils visent, avant tout, à restaurer le panthéon symbolique de l’État créole républicain et à tourner en dérision la symbologie politique autochtone. Parce que c’est là, dans cette symbologie, que se trouve, selon eux, l’essence même de l’insubordination politique des peuples autochtones.
En d’autres termes, ils vont détruire les avancées réalisées dans la construction de l’État plurinational et de la citoyenneté interculturelle. Pour eux, détruire le drapeau autochtone, c’est annuler symboliquement les droits autochtones consacrés par les lois. Et, annuler les droits autochtones, c’est faire retourner l’autochtone à sa condition de NON-citoyen, de non-sujet.
Mais ces prédateurs d’autochtones, dans leurs plans de coup d’État prémédité, n’ont jamais prévu les réactions que pourrait susciter le “sacrilège” contre la Wiphala chez les autochtones.
Quelques heures après ce sacrilège, une armée de ponchos rouges (aymaras), brandissant des centaines de whipalas, est descendue de la ville d’El Alto jusqu’à la ville où se trouve le Palais du Gouvernement, trottant, rugissant à pleins poumons : « Maintenant oui, guerre civile. Maintenant oui, guerre civile ». C’était un scénario d’apothéose qui a fait pleurer de peur et/ou d’émotion de nombreux spectateurs réels et virtuels. Les personnes interrogées ont conclu : « La Whipala, c’est nous », « S’ils brûlent la Wiphala, c’est nous qu’ils brûlent »….
La police nationale, qui jusqu’alors réprimait les manifestants contre le coup d’État, a dû battre en retraite et s’enfuir. Dans la ville où se trouve le palais, les quelques autorités politiques qui restaient du coup d’État ont dû être évacuées. Pendant quelques heures, la « sensation de tout-est-foutu » s’est répandue et emparée des citadin·es de La Paz. Jusqu’à ce que les forces armées du coup d’État, « décrètent un état de siège » et de concert avec la police nationale occupent la ville sous les applaudissements et les clameurs de gratitude des citadins effrayés.
Quelques minutes plus tard, la police nationale putschiste, dans un acte protocolaire improvisé, a remis la Wiphala en place. Elle s’est excusée publiquement auprès des autochtones. Le putschiste Camacho, dans un message improvisé, a tenté de faire valoir son respect pour la « symbolique indigène… »
Personne ne sait avec certitude quel sera l’épilogue du chaos et de l’incertitude politique actuels en Bolivie. La seule chose certaine est que les « adeptes »/commerçants du Dieu inconnu et de sa Bible sont plus craintifs / lâches que celles et ceux dont la peau s’est tannée dans les luttes subalternes sous la Wiphala « sacrée ».
NdT
*La wiphala est un drapeau carré ou rectangulaire aymara aux sept couleurs de l’arc-en-ciel :
rouge : planète terre (Pachamama); orange : société et culture; jaune : énergie et force; blanc : le temps et la dialectique; vert : économie et production; bleu : espace cosmique; violet : politique et idéologie andine
La chakana ou croix andine (Cruz Andina) est un symbole récurrent dans les cultures de l’ancienne Bolivie, et par la suite, des territoires de l’empire inca. Sa forme est celle d’une croix carrée et échelonnée, avec 12 pointes.
Waka’ : terme quechua désignant tous les lieux sacrés et sanctuaires
Apu: terme quechua signifiant “seigneur” et désignant les montagnes tutélaires