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6 novembre 1975 : la Marche Verte Les jours où l’Espagne a trahi le Sahara Occidental

Pau Ceba 05/11/2019
Il y a 44 ans, le territoire était livré au Maroc et à la Mauritanie. Cet article, publié il y a quatre ans, garde toute son actualité.

Tradotto da Rosa Llorens

Editato da Fausto Giudice
Le 19 janvier 1976, à environ six heures et demie de l’après-midi, des centaines de Saharaouis tenaient une grande assemblée dans un camp de réfugiés qui s’était formé près de la localité de Tifariti, dans l’Est du Sahara Occidental. Un bruit altéra peu à peu la paix du désert, et à l’horizon apparurent les silhouettes de deux chasseurs-bombardiers marocains F-5, de fabrication usaméricaine. En quelques secondes, la réunion se transforma en un chaos de gens qui fuyaient et de corps qui tombaient, abattus par la puissance de feu qui sortait des mitrailleuses des réacteurs.
Cet épisode ne fut pas le pire. Des camps comme ceux de Guelta Zemmour, Oum Dreyga ou Amgala, qui avaient accueilli des milliers de Saharaouis fuyant l’occupation et la répression marocaines reçurent aussi ce jour-là la visite des bombardiers, mais là, ils étaient armés de napalm et de bombes à fragmentation et de phosphore blanc. Viendrait ensuite une longue guerre entre le Front Polisario, Organisation de Libération Nationale Saharaoui, et les armées de la Mauritanie et du Maroc, celle-ci beaucoup plus puissante. Les conséquences du conflit furent l’occupation de la plus grande partie du territoire du Sahara Occidental par le Maroc, l’exil dans les camps de réfugiés de Tindouf (dans le Sud de l’Algérie) de plus de 150 000 Saharaouis, la partition de l’ex-colonie en deux zones séparées par un mur militaire érigé par le Maroc, et la congélation d’un conflit qui se prolonge depuis déjà 40 ans. Quel fut le rôle du Gouvernement espagnol dans cette histoire ?
Pour l’ONU, l’Espagne est aujourd’hui encore, sur le plan juridique, la puissance administratrice du territoire.
« L’Espagne donna l’ordre d’abandonner le Sahara, le territoire et ses habitants, à toute vitesse », explique le professeur d’Histoire Contemporaine de l’Université Rey Juan Carlos, José Luis Rodriguez, qui vient de publier Agonie, trahison, fuite. La fin du Sahara espagnol. « Ceux qui ont donné cet ordre ont pris une responsabilité », une décision qui « affectait le peuple saharaoui, qui était et est, en droit, le détenteur de la souveraineté sur le Sahara atlantique ».
Adieu à une province
Jusqu’en 1975, le Sahara était une province espagnole. Elle possédait ce statut depuis 1958, date à laquelle fut achevée la remise au royaume alaouite du Protectorat Espagnol au Maroc. Comme l’explique l’historien, le gouvernement allait modifier le statut politique du Sahara qui, de colonie, devenait une province, pour « montrer au Maroc et aux Nations-Unies que ces territoires relevaient d’un type différent, et qu’ils étaient habités par une population différente et désireuse de rester liée à l’Espagne ». Ainsi donc, jusqu’en 1975, tant que Franco fut capable de gouverner, l’Espagne n’avait aucune intention d’abandonner le Sahara, où se trouvaient des richesses telles que la pêche et la mine de phosphates de Boucraa.
Les habitants du territoire avaient une carte d’identité et un passeport espagnols, comme n’importe quel autre citoyen de l’État. Pourtant, le 14 novembre 1975, les gouvernements espagnol, marocain et mauritanien signaient les Accords de Madrid, par lesquels le premier remettait le territoire, mais non la souveraineté, à une administration constituée par les trois gouvernements, ce qui entraîna de facto son transfert aux deux derniers. Les dernières troupes espagnoles allaient abandonner le terrain le 26 février 1976, date à laquelle était proclamée dans le désert la République Arabe Saharaouie Démocratique (RASD), tandis que le Maroc et la Mauritanie se mettaient d’accord pour se partager le territoire : les deux tiers au Nord pour le Maroc, le reste pour la Mauritanie.
Comment expliquer qu’un Etat abandonne à son sort une de ses provinces ? Rodriguez parle d’irresponsabilité et d’incompétence, dans un contexte politique difficile. « D’un côté, on n’a pas assumé la responsabilité qu’on avait à l’égard du territoire, qui n’existe pas seulement vis-à-vis des Saharaouis, mais aussi vis-à-vis des Nations Unies et des Espagnols, à qui le gouvernement a menti en disant que le Sahara s’engageait dans un processus d’autodétermination. En outre, le moment historique est extrêmement complexe. « Il y avait une situation d’intérim au sommet de l’État ». Le 15 octobre, Franco subissait son premier infarctus, et, à partir du 21, il ne devait plus participer aux décisions. « Les franquistes sont focalisés sur leur propre avenir, Franco est sur le point de mourir, Carrero [Carrero Blanco, l’ex-dauphin de Franco] a été tué en 1973, il y a un gouvernement qui prend les décisions sans que Juan Carlos soit encore chef de l’Éat – il ne le sera que le 1er novembre. Dans un régime où tout dépend tellement du dictateur, il y a un vide du pouvoir, qui fait que, ou on prend mal les décisions, ou certains en profitent pour prendre des décisions qui n’étaient pas prévues. ».
L’histoire du retrait de l’Espagne du Sahara a l’air tirée d’un roman d’espionnage.
Négociations secrètes, jeux diplomatiques à trois bandes, trahisons, accords tacites, conspirations et mouvements de troupes y jouent leur rôle. Le coup magistral qui permit finalement de gagner la partie, ce fut la Marche Verte, une invention du roi alaouite, Hassan II, pour mener à bien son projet de Grand Maroc et s’emparer du territoire. Le 16 octobre 1975, le Tribunal International de La Haye avait infligé un revers au royaume maghrébin, en décidant qu’il n’y avait aucun lien de souveraineté territoriale entre les tribus du Sahara et les États mauritanien et marocain. C’est ce qui poussa Hassan II à annoncer la Marche, l’envoi de 300 000 civils « volontaires », beaucoup d’entre eux forcés, pour entrer au Sahara et le coloniser. L’objectif était de faire pression sur l’Espagne, pendant que les Forces Armées Royales (FAR) prendraient position derrière, constituant l’arrière-garde marocaine. « Ce fut un coup brillant, mais nous le considérons ainsi parce que la réponse espagnole fut très pauvre », souligne l’historien. « Hassan II aurait pu avoir énormément de problèmes, si l’Espagne avait répondu autrement, ce n’était pas un roi bien établi, et il y avait déjà eu deux tentatives de militaires marocains pour l’assassiner ».
Pactes secrets et mensonges
Un bruit altéra la paix du désert, et à l’horizon apparurent les silhouettes de deux chasseurs marocains F-5. Les jours précédant l’entrée de la Marche en territoire saharaoui connurent une intense activité diplomatique. La négociation avec les Marocains sera toujours la plus importante, précise Rodriguez, mais le gouvernement continuait encore à considérer toutes les possibilités. Le 21 octobre, le ministre Secrétaire général du Mouvement [phalangiste], José Solis, assurait à Hassan II : « Nous voulons nous mettre d’accord pour que le Sahara revienne au Maroc ». Mais, le jour suivant, le général gouverneur du Sahara, Federico Gomez de Salazar, continuait à négocier avec le Front Polisario – à qui il avait promis un référendum d’autodétermination – et même avec l’Algérie, alliée des Saharaouis et évoluant dans l’orbite soviétique, à laquelle fut même demandée une collaboration militaire. Pourtant, bien que, début novembre, les diplomates espagnols à l’ONU aient continué à affirmer que l’Espagne défendrait le territoire « y compris par l’usage de la force », le 28 octobre, la situation était clarifiée. « Les 25 et 26, il y eut des meetings du Polisario à El Aïoun, mais, le 28, l’état de siège est déclaré, la Légion déployée et les quartiers musulmans sont entourés de barbelés. Ce fut un retournement complet », commente Rodriguez. En outre, le combustible fut rationné, on désarma le personnel autochtone de la Police Territoriale et des Troupes Nomades, et l’Armée abandonna les places de Tifariti, Hausa, Echdéria et Mahbès, au Nord-Est du territoire. « La seule explication possible, c’est que l’Espagne et le Maroc s’étaient mis d’accord pour que les installations et les forts qui s’y trouvaient soient occupées par les FAR pour empêcher que le Polisario le fasse, et qu’il reçoive le soutien algérien à travers cette zone ». Ce fut là la zone des premiers combats entre la guérilla et le Maroc. Le retrait espagnol commençait, et les Saharaouis l’apprenaient enfin.
Les événements allaient se précipiter le 6 novembre, date à laquelle la Marche Verte pénétra dans le Sahara sur quelques kilomètres, jusqu’à se positionner face à l’Armée espagnole, que cette manœuvre mit dans une situation difficile. La « marabunta », comme l’appelaient les militaires espagnols, resta là pendant trois jours, jusqu’à ce que, le 10, Hassan II ordonne de se retirer. Entre ces deux dates, eurent lieu les dernières négociations, qui culmineront avec les Accords de Madrid, établis entre le 12 et le 14 novembre.
Territoire sans décolonisation
L’Espagne livra le territoire, sans avoir envisagé des mesures qui, en revanche, ont été prises dans une autre de ses ex-colonies, la Guinée Equatoriale. « Là, on a mis en place les phases d’une décolonisation : un gouvernement autonome, une conférence constitutionnelle pour un nouveau pays, un référendum pour cette constitution… Il n’y eut rien de tout cela au Sahara », rappelle Rodriguez. Et bien que le Polisario ait vaincu la Mauritanie, qui renonça en 1979 à ses prétentions au Sahara, le Maroc, grâce à sa supériorité militaire, et appuyé par les USA et la France, garda tout le gâteau.
Aujourd’hui, le Sahara Occidental constitue à l’ONU l’un des 17 territoires non autonomes sous supervision de son Comité Spécial de Décolonisation. Depuis le cessez-le-feu entre le Maroc et le Polisario, en 1991, la Mission des Nations-Unies pour le référendum au Sahara Occidental (Minurso) tente de faire organiser ce référendum d’autodétermination qui, « pour le moment, n’est pas sur la table », estime Rodriguez, et encore moins dans des conditions favorables aux Saharaouis, qui voient de plus en plus de colons marocains occuper leur territoire. Il y a des dizaines d’années que le Maroc torpille le processus pour la consultation, avec l’accord de ses alliés au Conseil de Sécurité. Son mur militaire, achevé en 1987, fruit de ses conquêtes, mesure 2027 kilomètres et isole les principales agglomérations saharaouies du reste de son territoire, aujourd’hui contrôlé par la RASD. C’est ainsi que se poursuit le conflit, 40 ans après l’Accord de Madrid, déclaration qui « ne transféra pas la souveraineté sur le Territoire, ni ne conféra à aucun des signataires le statut de Puissance administratrice, statut que l’Espagne, par elle-même, ne pouvait pas « transférer unilatéralement », comme le dit la Résolution S/2002/161 du Département Juridique de l’ONU. Le document, daté de 2002, rappelle que, à tous effets juridiques, l’Espagne est, aujourd’hui encore, la puissance administratrice du territoire.
Occupation sans transfert de souveraineté
Hassan II a essayé : « Le Maroc réclamait à l’Espagne un transfert de la souveraineté pour lui faciliter les choses, essentiellement aux Nations-Unies », explique le chercheur José Luis Rodriguez. Sur ce point, le gouvernement espagnol n’a pas cédé et le mot « souveraineté » n’apparaît pas dans les Accords de Madrid, ce qui fait que le Sahara n’a pas été décolonisé, mais occupé. « Par ailleurs, si on se place dans la sphère du droit, il y a un autre argument : l’Espagne ne pourrait jamais céder la souveraineté sur le Sahara Occidental, parce qu’elle relève uniquement des habitants du territoire », rappelle le professeur d’Histoire de l’Université Rey Juan Carlos.