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Égypte : le feuilleton Mohamed Ali Secrets a été viral, mais n’a pas fait chuter le Maréchal-Pharaon

Rabha Attaf 24/10/2019
Le 20 septembre dernier, les Égyptiens étaient de nouveau dans la rue, au Caire, à Alexandrie, Al-Gharbiya, Kafr El-Cheikh, Mansoura, Mahalla El-Kubra, Suez, Damiette, et jusqu’à Assouan.

Telle une traînée de poudre, la colère s’est propagée dans une quinzaine de villes du pays. Aux cris de « Sissi dégage ! », les manifestants demandaient la démission du président et la chute du régime. Défiant l’interdiction de manifester en vigueur depuis le coup d’Etat militaire de juillet 2013 qui destitua feu le président Mohamed Morsi, les jeunes contestataires ont tenté de braver, nuit après nuit, les forces de police qui n’hésitèrent pas à tirer à balles réelles, en plus des grenades lacrymogènes.
La mythique place Tahrir a vite été bouclée et au moins 516 manifestants furent arrêtés au Caire et dans d’autres villes du pays, selon la Commission égyptienne pour les droits et les libertés. Cette ONG locale de défense des droits humains a aussitôt diffusé un numéro d’alerte sur les réseaux sociaux en prévention des disparitions forcées.
Le détonateur de cette fronde contestataire a été une série de vidéos virales, postées depuis mi-septembre sur les réseaux sociaux par Mohamed Ali, ex-acteur de séries B devenu entrepreneur de BTP sous-traitant pour le ministère de la Défense… et finalement floué. Depuis la Catalogne, où il s’est réfugié avec sa famille, ce jeune affairiste a mis en ligne sur sa chaîne Youtube, tel un feuilleton à rebondissements, « Les secrets de Mohamed Ali ». Il y accuse le maréchal Al-Sissi de gaspiller l’argent public dans son futur palais et l’armée d’engloutir des milliards de livres égyptiennes dans des projets immobiliers, dont un hôtel de luxe dans une banlieue du Caire. 
Sa société, Amalk Contractors, a effectivement effectué des travaux sur le chantier de la somptueuse résidence présidentielle en construction dans la nouvelle capitale pharaonique, n’a pas été payée. Soit une ardoise de 25 millions de livres égyptiennes (1,4 millions d’euros) qui lui est restée en travers de la gorge ! Sa vengeance n’a pas de limites ! Épisode après épisode, il raconte la vie fastueuse d’Al-Sissi et de son clan, récit illustré par des extraits des tirades du président dans lesquels celui-ci demande aux Égyptiens de se serrer la ceinture, « pour l’édification d’une grande Égypte » !
Est-ce le hasard du calendrier ? Le jour même où Al-Sissi s’envolait pour New-York afin d’assister à l’Assemblée des Nations Unies où il devait prononcer un discours le 25 septembre, Mohamed Ali appelait pour la première fois les Égyptiens à manifester leur colère dans les rues après le match de foot entre les deux grandes équipes de la capitale. Lanceur d’alerte pour les uns, marionnette pour les autres, celui qui se prend désormais pour un leader a mis en ligne une nouvelle vidéo dans laquelle il demande aux Égyptiens de participer à une « marche du million » vendredi 27 septembre, sur toutes les grandes places du pays. « J’étais aussi surpris que vous de voir le nombre de personnes dans les rues (…) cette révolution du peuple. (…) Nous devons nous unir (…) et nous organiser pour descendre sur les grandes places. Nous avons jusqu’à vendredi pour y arriver », lançait-il avant de demander aux autorités de libérer les personnes arrêtées lors de la première manifestation.
Cependant, cette attaque en règle inédite contre le maréchal Al-Sissi et son entourage d’affairistes en galons a laissé les Égyptiens dans l’expectative. La spéculation est allée bon train : les révélations de Mohamed Ali sur les conflits entre généraux pour capter des parts dans les projets lucratifs et les entreprises « privatisées » par l’armée auraient provoqué une colère noire chez les officiers écartés des affaires. L’opposition au régime militaire s’est, quant à elle, empressée de s’engouffrer dans la brèche. De son exil au Liban, le populaire Ayman Nour, président du parti social-libéral « Hezb El Ghad » (Parti de Demain…), a appelé à la mise en place d’une transition démocratique avec la tenue d’élections dans les plus brefs délais. De son lit à l’hôpital militaire de Maadi, Samy Annan, général à la retraite condamné à 10 ans de prison en janvier 2018 pour avoir déposé sa candidature à la présidentielle sans la permission de ses pairs du Conseil Suprême des Forces Armées, a diffusé sur les réseaux sociaux un « appel aux forces vives de l’armée », exhortant « les fils des forces armées à protéger la volonté du peuple. » 
Quoi qu’il en soit, le président ne s’est pas exprimé sur ces manifestations. Au moment de la diffusion des premières vidéos, Al-Sissi s’était contenté d’en faire une réfutation lors de la 8éme Conférence Nationale de la Jeunesse… organisée à la hâte, selon certaines sources, pour lui donner l’occasion de répondre publiquement à son détracteur. « Ce sont des mensonges et ils ont pour but de briser la volonté des Égyptiens et de leur faire perdre tout espoir et toute confiance en eux-mêmes (…) J’ai construit des palais et je continuerai à le faire. Mais pas pour moi ! Pas pour moi, pour la construction de l’État, pour l’Égypte ! (…) Chaque vielle femme dans sa maison est en train de prier pour moi et me croit. », déclama-t-il en prenant à témoin l’assistance triée sur le volet, lors d’un atelier intitulé « L’influence des médias sur le démantèlement de l’État à travers la propagation de mensonges. » Une réponse du loup à la bergère ponctuée du trémolo paternel de mise, sans oublier la rhétorique habituelle concernant « la menace pour la sécurité nationale » et les sacrifices nécessaires à la «construction d’un État» !
Mais dans les coulisses, la colère du petit pharaon s’est déchaînée sur le général-major Abbas Kamel, patron du Service du Renseignement Général (GIS, attaché à la présidence), qui la répercuta sur l’ambassadeur d’Égypte en Espagne, ainsi que sur le patron de la Sûreté nationale, accusé d’avoir laissé s’échapper le sulfureux Mohamed Ali. Bref, le torchon brûle de nouveau entre des deux services de renseignement concurrents, tous deux impliqués dans l’assassinat de Giulio Regeni, jeune doctorant italien dont le corps a été retrouvé salement torturé le 3 février 2016, dans un fossé bordant l’autoroute qui relie Le Caire à Alexandrie…
Les Égyptiens continuent d’être suspendus aux épisodes successifs de ce feuilleton rocambolesque qui s’est aussi joué dans la rue mais pas avec le résultat escompté. Les gesticulations de Mohamed Ali n’ont eu finalement que l’effet d’un pétard mouillé. Cependant, il est certain que la marmite bout depuis un moment en Égypte, même si la société fait face à une répression d’une ampleur sans précédent.