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Samedis des Gilets Jaunes et samedis des Parapluies de Hong Kong : cherchez la différence

Franco Cardini 07/09/2019
Maintenant, quand je peux, je vis à Paris. Pendant l’année universitaire, bien que je sois retraité (en langage académique, on dit élégamment : « émérite »), je dispose d’une sorte de Buen Retiro près de Florence, doté d’un certain confort : livres, une cave petite mais fournie, filles, petits-enfants, chat. 

Cependant, pour se tenir au courant, aller aux expositions et au théâtre, et, finalement, travailler – au peu que j’arrive encore à faire, peut-être par ma faute : trop d’obligations, des amis me le reprochent, et je me le reproche aussi -, Paris, c’est incommensurablement mieux, même si c’est un peu cher (pas tellement plus que Florence, toutefois). Vous savez qu’à Paris, les librairies, ça existe encore ? Quand je raconte cela à Florence, on ne veut pas y croire : ils sont tellement fiers de leurs hyperlibrairies – il y en a bien deux –Feltrinelli …

Me trouvant ici, je me délecte depuis plusieurs semaines de l’affaire des Gilets Jaunes : et j’ai l’idée que, s’ils étaient capables d’exposer leurs raisons de façon ordonnée et sereine, je serais en grande partie d’accord avec eux. Le fait est que, par exemple, la foule qui, depuis quelques mois, s’auto-mobilise à Hong Kong, arrive à s’exprimer bien plus clairement qu’eux. Ce que pourtant je ne parviens pas à comprendre, c’est comment les médias et l’opinion publique qui, d’ordinaire, n’hésitent pas à dénoncer les violences des manifestants de Paris, passant sur les ripostes policières qui relèvent d’une violence selon toute apparence pas toujours nécessaire ou justifiable, sont par contre aussi certains qu’à Hong Kong tout se passe de façon bien différente, et que la police, tout en faisant plus ou moins les mêmes choses qu’elle fait ici, met là-bas régulièrement en péril les droits humains. J’ai essayé, pour mon compte, de tirer un peu les choses au clair, après avoir assisté, samedi 31 juin, dans la rue et à la télévision, à deux situations parallèles et avoir confronté les jugements divers généralement exprimés sur elles. Qu’est-ce qui ne va pas, dans mon système d’évaluation artisanal ?
Cela semble maintenant devenu une habitude, pour ne pas dire une rengaine. Dans une société qui ne montre plus la capacité de produire des forces politiques dotées d’une capacité organique de programmation politique – chez nous, les vieux partis, peu ou prou, y parvenaient -, se multiplient les manifestations de foules, souvent massives, qui protestent à coups de slogans, voire d’actes de violence contre choses et personnes, et qui, plutôt que la systématicité des propositions, choisissent la périodicité de leurs shows. Ainsi, après le Samedi au Village, le Samedi Anglais et le Samedi Fasciste, voici le samedi des Gilets Jaunes, dont le but proclamé, la « fin de la société capitaliste », pourrait bien être partagé, s’il était, avouons-le, un peu moins générique. Depuis plusieurs mois, à Hong Kong, une foule, il faut le dire, immense, semble avoir adopté le symbole du parapluie multicolore (du reste nécessaire, en période de mousson), pour ses Samedis des Parapluies.
Que veut-elle, cette foule qui défie les intempéries estivales et les rigueurs d’une police pas vraiment respectueuse des droits civils, à laquelle elle répond du reste du tac au tac, et parfois en faisant de la surenchère ? Pour apporter une réponse adéquate, il faut commencer par écarter le rideau d’une ancienne et pesante désinformation italienne : celle qui concerne l’histoire de la colonisation du monde, qui n’a pas vraiment été une promenade de plaisir, et encore moins une entreprise humanitaire de suffragettes et de missionnaires.
En 1840, lors de ce massacre sans nom déchaîné par sa volonté de contraindre l’Empire chinois à ouvrir ses frontières à l’opium indien importé par l’East Indian Company, et pudiquement appelé « Guerre de l’Opium », Sa Majesté Britannique s’empare, entre autres, du comptoir de Hong Kong, qu’elle conserva, au titre fictif de « location perpétuelle », donc pratiquement en tant que colonie, grâce à un accord signé en 1898 qui lui donnait le droit de maintenir son gouvernorat pendant 99 ans. A part la brève occupation japonaise, entre 41 et 45, cette situation resta inchangée par la suite également ; mais à partir des années 80 du siècle dernier, s’engagèrent des négociations pour la normalisation de ce qui, pour nous Occidentaux, apparaissait comme un « Etat libre » encastré au milieu de l’immense dispositif rouge. En 1984, après des négociations exténuantes, la Première ministre Margaret Thatcher et le Président Deng Xiaoping signèrent un accord selon lequel la Grande-Bretagne acceptait de restituer le territoire à la Chine le 1er juillet 1997, en échange de la promesse de la Chine de concéder à Hong Kong un « haut degré d’autonomie » pendant 50 ans, jusqu’en 2047. Hong Kong devint une « région à administration spéciale » de la République Populaire de Chine (RASHK) ; mais son statut prévoit, pour le prochain demi-siècle, le maintien du « précédent système capitaliste » avec les « styles de vie » qui lui sont associés, selon une norme connue sous le nom d’ « un pays, deux systèmes ».
Or, le problème, c’est que nombre de citoyens de la RASHK sont mécontents des mesures législatives prises par les organes dirigeants de la RASHK qui, selon eux, affaibliraient jusqu’à les réduire à néant les prérogatives dont ils devraient jouir et, en pratique, jusqu’à les assujettir avant le temps prescrit à la législation chinoise. Ce qui a, en particulier, déchaîné la protestation qui dure maintenant depuis le printemps, c’est un nouveau projet de loi sur l’extradition proposé par le gouvernement de la RASHK qui, s’il était approuvé par son Parlement, réduirait de beaucoup la liberté personnelle des citoyens. La police de la RASHK, et en particulier les formations anti-émeutes, auraient, selon de nombreux témoignages, répondu aux manifestants par une escalade de violence (des projectiles en caoutchouc aux gaz toxiques), tandis que d’autres sources dénoncent au contraire des attaques contre les forces de l’ordre, des érections de barricades, des grèves en chaîne, des blocages de la circulation, la détention d’armes offensives et de nombreux actes de vandalisme. Au-delà de ces échanges d’accusations par ailleurs habituels, les manifestants demandent le retrait du projet de loi sur l’extradition, une enquête indépendante sur les brutalités policières, la libération des manifestants arrêtés, l’annulation de la qualification officielle des protestations en tant que « révoltes », et des élections directes pour choisir les membres du Conseil législatif et le chef de l’exécutif. En conséquence de cette situation, de nombreux vols en provenance et à destination de Hong Kong ont été annulés.
De cyclique et périodique, la manifestation semble désormais être devenue permanente : et on a vu de nombreuses adhésions globales à ce qu’on peut définir comme un mouvement, appuyé jusqu’à maintenant par des fonctionnaires, des enseignants, des agents des secteurs administratif et financier, des personnels des hôpitaux.
Le samedi 31 août, treizième week-end de protestation et cinquième anniversaire du jour où, en 2014, la République chinoise avait annoncé un projet de limitation des libertés civiles, a vu des milliers de manifestants affluer de nouveau dans les rues : cependant, les dénonciations n’ont pas manqué, concernant la présence d’agents provocateurs, et même de tendances opposées, d’un côté des Chinois désireux de faire dégénérer les protestations (que les autorités qualifient d’ « émeutes ») de façon à rendre nécessaire une action répressive dure, et de l’autre, des émissaires de puissances étrangères à la République Populaire, décidés à développer ce qui pourrait devenir une révolte radicale.
Le gouvernement de la RASHK insiste sur la légitimité des lois proposées, qui restent, selon lui, dans le cadre de « l’État de droit », et dénonce des ingérences étrangères, tandis que, dit-on, certains observateurs dignes de foi ont parlé ouvertement des USA et de l’Union Européenne. C’est sur cette ligne que se situe officiellement la réponse du gouvernement chinois aux observations faites le 30 août (à la veille d’une nouvelle journée de tension) par la responsable de la « politique extérieure » de l’UE, Federica Mogherini, qui avait qualifié de « préoccupante » la mesure de police du gouvernement consistant en l’arrestation de trois manifestants : le gouvernement chinois réplique en réaffirmant la légitimité de cette mesure et en estimant qu’il y a, de la part de la représentante de l’UE, une ingérence indue dans les affaires internes de la Chine.
« Le problème actuel à Hong Kong ne concerne nullement ce qu’on appelle les droits humains, la liberté ou la démocratie, mais la défense de l’État de droit et la lutte contre la criminalité en conformité avec la loi », a déclaré à ce sujet le porte-parole du gouvernement chinois.
Nous restons en attente des développements de la situation, qui mûriront peut-être en sortant des limites des heurts désormais rituels (bien que d’intensité croissante) du samedi. Il va de soi, et nous le savons bien, que la fin du statut transitoire de la situation qui faisait de Hong Kong « une Suisse extrême-orientale » gêne la sensibilité et les intérêts de beaucoup ; et on peut comprendre que, en particulier pour les jeunes et les étudiants, passer du statut de citoyen d’une démocratie à l’occidentale à un statut de plus en plus semblable à celui des habitants de la République Populaire ne soit pas agréable.
Mais, quant au reste – et en s’en tenant exactement au document produit par Madame Mogherini -, moi qui désormais habite pour la plus grande partie du temps à Paris, je me demande si notre Haute-Commissaire s’est jamais promenée dans les rues de la Ville Lumière lors d’un « samedi des Gilets Jaunes ». Elle aurait assisté à des violences de la part des manifestants intolérables dans un pays civilisé et dans un « Etat de droit », mais aussi à des réponses des organes chargés de l’ordre public montrant que, en fait de gaz lacrymogènes, de projectiles en plastique, de tabassages et arrestations (avec de nombreux blessés graves), la police démocratique française n’agit pas différemment de ce que nous savons jusqu’à présent des agents de la RASHK. Et donc, « Vive la différence ! », d’accord ; mais en quoi consiste-t-elle ? Dans le fait qu’ici la police défendrait la loi, l’ordre et les bons citoyens contre une poignée de criminels, tandis que là, les sbires de la tyrannie communiste tout juste maquillés en agents d’un gouvernement fantoche brutaliseraient les paladins des libertés de telle sorte qu’à peu de chose près nous serions encore sur la Place Tian’anmen ?
Madame Mogherini, il y a là quelque chose que je n’ai pas compris – ce qui n’est pas grave. Mais peut-être y a-t-il aussi quelque chose qui ne va pas quand, devant des situations essentiellement égales, on réagit par une telle inégalité de jugements. Signalez-le à Monsieur Macron. Au fond, la Chine est peut-être proche, mais nous, nous sommes toutefois en Europe.