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Le Brésil, un Chili silencieux

Mário Maestri 15/09/2019
En janvier 1971, à l’âge de 23 ans, je suis arrivé au Chili pour échapper à la répression militaire dans le Rio Grande do Sul, quelques semaines après la prise de fonction de Salvador Allende.

Tradotto da Fausto Giudice
Je me suis inscrit en histoire à l’Institut pédagogique de l’Université du Chili, l’un des centres universitaires les plus combatifs du pays. À Santiago, je me suis retrouvé dans un panorama incroyable pour quelqu’un venant du Brésil, où la gauche subissait une deuxième défaite au début des années 1970, après celle de 1964. Au Chili, le monde du travail, extrêmement organisé et conscient, était au centre de la vie sociale et politique du pays. La classe ouvrière avait une Centrale unique des travailleurs véritablement unitaire et deux grands partis politiques, le communiste, réformiste et le socialiste, avec une importante aile classiste et révolutionnaire.
La classe ouvrière chilienne s’est formée dans le contexte de l’extraction du salpêtre et du cuivre et a été renforcée par un processus d’industrialisation de substitution des importations, très similaire à celui du Brésil. À la différence du Brésil et de l’Argentine, les travailleurs chiliens n’ont jamais été otages du populisme bourgeois. Les milliers de réfugiés du Brésil et d’Amérique latine ont été accueillis à bras ouverts par la population de gauche chilienne, qui prenait au sérieux les vers de leur hymne national qui promettait que le pays serait “el asilo contra la oppresión”. Très vite, j’ai eu l’impression d’être dans mon pays, où je voulais faire racine pour toujours.
Le programme de l’Unité populaire était extrêmement avancé. Entre autres initiatives, il a proposé la nationalisation du cuivre et du système bancaire, et l’expansion de la réforme agraire. En réaction au sabotage de la production et aux activités putschistes, les ouvriers ont promu une vaste occupation d’entreprises, d’usines et de fermes. Dans le Sud, les paysans mapuches ont reconquis des terres perdues au cours des siècles et décennies passés. Les sans-toit occupaient des terrains urbains pour construire leurs maisons. Bientôt, il y eut des embryons de conseils ouvriers rassemblés au niveau territorial dans les usines occupées [les cordones industriales]. Le gouvernement de l’Unité Populaire s’est limité à légaliser et à essayer d’entraver les occupations qui ont mis une grande partie de l’économie du pays sous contrôle populaire.
Le 9 octobre 1972, l’impérialisme yankee finance une vaste et longue grève des camionneurs, qui doit précéder la chute du gouvernement. Les patrons grévistes ont dû arrêter la grève parce que le contrôle du pays par le monde du travail s’est radicalisé, mettant les patrons sur la touche. Avec la tentative de coup d’État du 29 juin 1973, le Tanquetazo [soulèvement des tanks], des milliers d’industries ont été prises en main, des drapeaux rouges flottant sur elles. Soldats, marins, carabiniers se préparent à marcher avec la population. Les putschistes effrayés et certains de la défaite ont cherché refuge dans les ambassades.
Situation révolutionnaire
Une situation révolutionnaire s’ouvrait dans le pays, dans laquelle les ouvriers auraient pu écraser le coup d’État presque sans effusion de sang. Les gens devant le Palais de la Moneda ont demandé à Salvador Allende de fermer le congrès. Il a refusé de le faire, au nom du respect de cette institution, qui était déjà totalement au service du coup d’État. Le pays était littéralement entre les mains des travailleurs. L’impérialisme n’avait aucune possibilité d’intervenir dans le pays, car il était piégé au Vietnam, d’où il se allait se retirer, la queue entre les jambes, avec la libération de Saïgon, le 1er mai 1974. 
Dans le monde social, tout ce qui n’avance pas, recule. Un peu plus de deux mois plus tard, à six heures du matin le 11 septembre, le coup d’État a commencé à Valparaíso. À 6h30 du matin, le Palais de la Moneda, au centre de Santiago, était déjà attaqué par voie terrestre et aérienne. Après s’être enfermé dans le Palais avec sa garde personnelle intrépide et quelques fidèles armés, Salvador Allende a prononcé un dernier discours poétique, en fin de compte une véritable reddition avant le début du combat, appelant la population à ne pas résister.
La population et les travailleurs furent littéralement découragés. Les noyaux prêts à résister au coup d’État ont pris une position défensive, se retrouvant écrasés l’un après l’autre ou se dispersant. À l’Institut Pédagogique, avec des centaines d’étudiants déterminés à participer à la résistance, nous nous sommes retrouvés comme des cons, sans savoir où aller, quoi faire. Entretemps, les troupes résolument putschistes étaient peu nombreuses. Quelques jours auparavant, des centaines de milliers de manifestants avaient occupé les rues de la capitale pour défendre la révolution chilienne. Il y avait beaucoup de bidasses, de sous-officiers et mêmes d’officiers légalistes et allendistes qui auraient répondu à un appel à la lutte. La conjoncture extrêmement propice de juin s’était perdue, mais la possibilité de victoire, après une brève guerre civile, était grande.
Les raisons de la victoire du coup d’État militaire du 11 septembre, il y a 46 ans, ne sont pas difficiles à comprendre. Et elles nous aident à comprendre la réalité que nous vivons au Brésil aujourd’hui. Comme Getúlio Vargas, Salvador Allende était un homme politique qui ne s’était jamais proposé de dépasser les bornes de l’ordre social bourgeois. Un peu comme le plus grand homme d’Etat brésilien, il a préféré le suicide à l’appel aux travailleurs à se soulever, ce qui aurait conduit à la réorganisation du pays par le monde du travail. Pour ne pas l’avoir fait, il a condamné la population chilienne à un enfer qui reste inchangé dans ses structures jusqu’à aujourd’hui.
Comme deux ronds de flan
Altamirano, le principal dirigeant de la gauche socialiste, n’a même pas essayé de s’opposer à l’ordre de capitulation. Le MIR, principal mouvement de la gauche révolutionnaire, fortement implanté dans le pays, ordonne à ses militants de battre en retraite en fin de journée le 11 septembre, enivré par les rêves romantiques guevaristes d’une guerre longue et prolongée après la défaite ! Il a perdu des centaines d’héroïques militants, torturés et exécutés sans jamais être en mesure de les contre-attaquer, à moment d’énorme reflux socia et de pleine mise en œuvre de la contre-révolution.
À vrai dire, la reddition avait eu lieu avant le 11 septembre. Et elle avait été pratiquement soutenue par l’ensemble de la haute direction de l’UP, en particulier par le Parti communiste. Salvador Allende a refusé de réprimer fermement la mobilisation des officiers putschistes contre le général Carlos Pratt, patriote et nationaliste, le remplaçant par Pinochet. Il avait accordé aux militaires le droit d’envahir – allanar (aplatir) – les syndicats, les usines occupées, les sièges des partis, etc. à la recherche d’armes. Tout cela au nom du désarmement du pays.
Dans un comportement frisant la folie, en août, quelques semaines avant le coup d’État, Salvador Allende a annoncé à la radio qu’il avait ordonné l’arrestation de marins et de sous-officiers de la marine pour activités extrémistes, en collaboration avec le MIR. C’étaient, comme il le savait, de solides noyaux de marins avec un vaste soutien sur les navires de guerre, certains d’entre eux contrôlés par eux, qui s’étaient organisés contre les officiers putschistes. Ils étaient surtouts allendistes. La dénonciation a désorganisé la disposition à la résistance antiputschiste dans la Marine, l’Armée de terre, l’Armée de l’air et chez es Carabinieri.
Salvador Allende s’apprêtait à annoncer un plébiscite qui ouvrirait la voie à la remise du pouvoir à la démocratie-chrétienne. Les militaires putschistes avaient anticipé le coup, du 17 au 11, car ils savaient que la classe ouvrière chilienne n’abandonnerait pas ce qu’elle avait conquis. Il n’y aurait pas de retour pacifique au passé de la soumission du travail au capital. La violence de la répression était nécessaire pour écraser l’autonomie, l’organisation et la conscience conquise par les travailleurs et pour mettre fin aux attentes mondiales. Il fallait mettre à bas, pour toujours, l’expérience populaire vécue si intensément pendant l’Unité Populaire, en détruisant littéralement une grande partie de la classe ouvrière chilienne.
Un temps de malheurs infinis
Le coup d’État a tué, torturé, persécuté, contraint à l’exil des dizaines de milliers de travailleurs, syndicalistes, étudiants, salariés, intellectuels. Les usines et les fermes occupées ont été rendues aux propriétaires, dont beaucoup vivaient déjà à l’étranger. Le parc industriel chilien a été littéralement détruit, en particulier l’industrie automobile et l’industrie électronique moderne en voie de constitution. Il fallait faire reculer l’industrialisation et, avec elle, la classe ouvrière, et effacer par le chômage structurel sa mémoire des temps où elle avait été à deux doigts de la dernière ligne droite.
Le Chili a été e premier pays latino-américain à connaître les recettes de la réorganisation néolibérale de la société, développée sous la direction de l’économiste usaméricain Milton Friedman, de l’École de Chicago, une ville rendue célèbre par les gangsters qu’elle a produit. Macri, en Argentine, et Guedes, au Brésil, sont les derniers défenseurs de cette proposition de dévastation nationale et sociale, en faveur du capital et des métropoles impérialistes, qui a déjà montré dans le monde entier ses terribles conséquences.
Le pays s’est ouvert aux importations, détruisant son industrie manufacturière. L’éducation publique a été détruite après avoir été l’une des meilleures d’Amérique latine. Aujourd’hui, les étudiants universitaires finissent leurs études avec des dettes qui les écrasent souvent toute leur vie. La même chose s’est produite avec le service médical public, qui a été fortement privatisé. La réforme pinochétiste du système de retraite des a fait le bonheur du capital bancaire et a plongé des millions de Chiliens âgés dans la misère. C’est le système que Guedes s’efforce d’introduire au Brésil.
Lors de la soi-disant “redémocratisation” du Chili, dans le contexte du tsunami néolibéral de 1989, dans un pays où la classe ouvrière avait perdu sa force et sa centralité, un parti socialiste converti au libéralisme social a conclu les privatisations que les militaires n’avaient pas réalisées. Le chef de l’attaque contre les biens publics était le ministre socialiste des Finances, Carlos Ominami, mon ancien camarade militant du MIR, quand il était étudiant. Les mauvaises langues disent que quand il croise des anciens camarades au Chili, il fait mine de ne pas les reconnaître.
Présenté comme un exemple de réussite libérale, le Chili est l’un des pays du monde où les inégalités sociales sont les plus grandes, après avoir été un exemple de répartition relative de la richesse dans les Amériques. Son économie dépend pathologiquement des exportations de cuivre et… de vins et de fruits. La balance commerciale de ce pays est fortement déficitaire. Le profit du capital progresse joyeusement alors que plus de trente pour cent de la population vit dans la pauvreté et que la classe moyenne est noyée sous les dettes.