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La mémoire courte des partisans de gauche du gouvernement jaune-rose italien

Annamaria Rivera 14/09/2019
Ce qui m’a le plus choquée dans le débat qui a précédé la formation du gouvernement PD-5 Étoiles-Libres et Égaux, c’est le soutien plutôt acritique apporté à un tel bastringue politique, aussi par certains intellectuels de gauche, et cela même après le soutien explicite de Trump à ” Giuseppi “.

Tradotto da Fausto Giudice
L’argument central et courant est qu’un tel gouvernement serait la seule digue capable de freiner l’avancée du liguisme sous la forme d’un salvinisme subversif et d’un racisme débridé. Le gouvernement une fois constitué, il s’est trouvé des gens, également à gauche, pour écrire sur la possibilité d’un “véritable tournant”, voire de l’ouverture d’une “nouvelle saison politique”.
Admettons que, dans les conditions actuelles, il n’y avait pas d’alternative à ce que j’ai appelé à plusieurs reprises le risque du saut aux extrêmes du projet subversif salvinien. Cependant, cela ne justifie pas le mutisme de ces intellectuels sur le rôle que non seulement les cinqétoilés, évidemment, mais aussi les représentants du PD (et, même avant, du PDS-DS) ont joué dans la légitimation de la Ligue, favorisant ainsi l’augmentation du racisme, du sexisme, de l’homophobie, voire des pulsions subversives.
À cet égard, il suffit de rappeler deux citations aussi célèbres qu’elles sont aujourd’hui oubliées par la plupart. Le 31 octobre 1995, interrogé par Valentino Parlato pour il manifeste, Massimo D’Alema répondit ainsi :
« La Ligue du Nord a beaucoup à voir avec la gauche, ce n’est pas un blasphème. Il existe une forte contiguïté sociale entre la Ligue et la gauche. Le plus grand parti ouvrier du Nord est la Ligue, que cela plaise ou non. C’est une de nos côtes, c’est le symptôme le plus évident et le plus robuste de la crise de notre système politique et elle s’exprime à travers un anti-étatisme, démocratique et aussi antifasciste, qui n’a rien à voir avec un bloc organique de la droite ».
Ne pensez pas qu’il ne s’agissait que d’un boutade opportuniste isolée, liée à cette phase politique contingente (le Carroccio [le Char à bœufs liguiste] avait réussi à faire tomber le premier gouvernement de droite de la Deuxième République). Car, bien plus tard, le 15 février 2011, c’est Pierluigi Bersani, en tant que secrétaire du PD, qui a fait un acte d’allégeance tout aussi honteux et instrumental (il s’agissait de donner un coup de boutoir au 4ème gouvernement Berlusconi vacillant), donnant une interview “exclusive” en une de La Padania, organe central du Char à beaufs :
« Je m’engage et avec moi mon parti à mener de l’avant le processus fédéraliste en concertation avec la Ligue ( …). Bien qu’avec des positions différentes et même alternatives, il y a deux véritables forces autonomistes dans notre pays : le PD et la Ligue (…). Je sais que la Ligue n’est pas raciste ».
Je me souviens que juste un mois plus tôt était paru Svastica verde. Il lato oscuro del va’ pensiero leghista [La svastika verte. Le côté obscur de la pensée liguiste], de Walter Peruzzi et Gianluca Paciucci (avec une postface de la soussignée), qui documentait et analysait en détail l’inspiration fasciste, voire national-socialiste, du Carroccio à travers ses propres documents officiels, ainsi que diverses déclarations et textes. Avant d’être interviewé, le secrétaire du PD aurait au moins pu jeter un coup d’œil à ce livre…[Réponse putative de Bersani : « pas le temps de lire, camarade », NdT]
En ce qui concerne les politiques d’immigration et le respect des droits des immigrés et des réfugiés, le PDS-DS-PD, avec ses gouvernements dits de centre-gauche, a souvent suivi une ligne qui ne peut être définie comme diamétralement opposée à celle des liguistes. C’est sous le premier gouvernement Prodi qu’a eu lieu, le 28 mars 1997, l’hécatombe d’une centaine de réfugiés albanais fuyant la guerre civile, principalement des femmes et des enfants. Le Katër i Radës, une petite vedette, a été éperonné dans le canal d’Otrante par la corvette Sibilla de la Marine militaire italienne qui, sur ordres supérieurs (notamment de Giorgio Napolitano, ministre de l’Intérieur), devait en empêcher l’accostage. De fait, le gouvernement avait décrété, en accord avec l’Albanie, un blocus naval consistant en une barrière de navires de guerre, qui avait été sévèrement critiqué par le HCR comme étant illégal.
Et c’est sous le même gouvernement Prodi qu’a été approuvée la loi dite Turco-Napolitano, n°40 du 6 mars 1998, qui, entre autres choses, a établi pour la première fois des installations d’internement extra ordinem (destinées aux migrants irréguliers), qui violent ouvertement les principes fondamentaux de l’État de droit et de la Constitution.
Cette orientation prohibitionniste, sécuritaire, voire migranticide, s’est poursuivie au fil du temps, jusqu’aux deux lois exemplaires d’avril 2017 : la 46, dite Minniti-Orlando (” Dispositions urgentes pour l’accélération des procédures de protection internationale, ainsi que pour la lutte contre l’immigration illégale “) et la 48, dite Minniti (” Dispositions urgentes pour la sécurité des villes “). Ce sont ces deux mesures législatives qui ont constitué le modèle des deux lois (encore improprement appelées décrets), qui, fermement souhaitées par Salvini, combinent, et pas par hasard, les thèmes de la sécurité et de l’immigration, exacerbant le caractère répressif-raciste-sécuritaire de celles des DémoGogo (Démocrates de gauche, ex-communistes et actuels Démocrates tout court, NdT], de manière à prendre une tournure résolument anticonstitutionnelle.
Et c’est sous le gouvernement Gentiloni que, surtout par la volonté du ministre de l’Intérieur Minniti, des accords ont été conclus avec les bandes criminelles libyennes et qu’est inaugurée Désert Rouge, une opération militaire au Niger visant à bloquer l’afflux de réfugiés du Sud vers les côtes de Libye. Au cours de cette même législature, le processus de délégitimation et de criminalisation des ONG (les “taxis de la mer”, pour citer Di Maio) s’est intensifié : le Code de conduite adopté par Minniti, avec ses contre-mesures et ses sanctions, a contribué à rendre les opérations de recherche, sauvetage et débarquement de plus en plus difficiles.
Quant au Mouvement cinqétoilé, si nous voulions analyser les marbrures droitières et l’idéologie raciste qui le traversent, nous aurions besoin de quelques volumes. Je me limiterai à citer, comme je l’ai fait d’autres fois, quelques perles de leur maître à penser : le long passage de Mein Kampf contre “les bouffons du parlementarisme”, accompagné d’un portrait du Führer, publié par Beppe Grillo dans son blog le 11 février 2006 ; les invectives contre les “migrations sauvages” et les Roms roumains, définis comme “une bombe à retardement” à désamorcer au plus vite (4 octobre 2007) ; la main tendue à Simone Di Stefano, vice-président de la CasaPound, un groupuscule facho (10 janvier 2013) : l’antifascisme – le rassura Grillo – « est un problème qui n’est pas de mon ressort (…)…). Notre mouvement est un mouvement œcuménique (…).Vous avez plus ou moins des idées qui sont partageables ». Et encore : le 22 avril 2015, au nom de l’ensemble du M5É, il réclamait l’expulsion sommaire de tous les “immigrés arrivés irrégulièrement sur le sol italien”. Le 17 juin suivant, il demandait à Rome « d’organiser des élections le plus tôt possible, avant que la ville ne soit submergée par les rats, les ordures et les clandestins ».
Le fait que sous le premier gouvernement Conte, les grillolâtres, comme le médiocre Premier ministre lui-même, se soient adaptés aux pires scélératesses de Salvini (du blocus des navires des ONG aux deux “décrets de sécurité”, de la fermeture des ports à l’évacuation de suqats…) ne devrait pas surprendre ceux qui se considèrent de gauche et ont le sens critique et une culture politique solide. Aujourd’hui, avec le gouvernement (pour citer Giorgio Cremaschi), il se profile le risque que, notamment au niveau des politiques d’immigration, d’asile, d’accueil, qu’on assiste à une compétition, au niveau gouvernemental, entre le pire du PD et l’encore pire du M5É.
Cette crainte est même exprimée au sein du Parti démocrate. Après que le Viminale, le 8 septembre dernier, eut refusé l’accostage en Italie de l’ Alan Kurdi (le navire de l’ONG allemande Sea Eye, qui sera ensuite accepté par Malte), Matteo Orfini, qui n’est certainement pas un extrémiste, a déclaré : “Le premier acte du nouveau gouvernement est de fermer les ports à l’ Alan Kurdi qui est toujours en mer avec seulement cinq naufrages à bord (…). Je ne pense pas que ce soit génial de chasser Salvini pour garder sa politique ».
Et on ne peut pas non plus être rassuré par le calme apparent de Conte, qui semble souffrir d’une sorte de syndrome bipolaire. Le 1er février, à peine cinq mois avant la crise du gouvernement fachoétoilé, il parlait de la perspective d’une “belle année 2019”. Immédiatement après la crise, il a attaqué Salvini et la Ligue durement. Aujourd’hui, avec sa casquette de Conte-bis, lors de son intervention au Sénat à l’occasion du vote de confiance, il serine à nouveau sur l’humanisme, mais en même temps il dit qu’il faut éviter de « se focaliser obsessionnellement sur le slogan ‘Ports ouverts, ports fermés’ ». Pour le chantre du néo-humanisme, l’alternative dramatique – qui concerne strictement les droits humains fondamentaux – entre accoster dans un port sûr ou se noyer en Méditerranée ou rester presque un mois (comme dans le cas de l’Opens Arms) à la merci des vagues et du cagnard, la nourriture, l’eau et l’espace réduits à un minimum, n’est qu’une affaire de slogans. De plus, son orientation est claire à en juger par la déclaration suivante : « Un État souverain a le droit de réglementer l’accès à ses frontières, en renforçant les rapatriements ».
Il n’est pas certain que l’Union européenne sera en mesure d’endiguer ces orientations. Un exemple plutôt scandaleux suffit. Grâce à une idée de l’actuelle présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, le mandat confié à Margaritis Schinas couvrira non seulement les questions relatives à l’immigration, mais aussi la protection du mode de vie européen. Ignorante de l’histoire et de toute notion d’anthropologie, Von der Leyen a, peut-être inconsciemment, accepté la ligne de Lorenzo Fontana, ancien ministre de la Famille, un liguiste plus qu’orthodoxe : « Avec l’immigration, les identités se diluent et l’homologation [sic : il voulait sans doute dire « homogénéisation », mais c’était un mot trop long, NdT] avance»..
Pour conclure : le seul espoir que nous pouvons cultiver est que les ruisselets épars de la gauche de base puissent se confluer dans une rivière (ou au moins un ruisseau) capable de contrer activement le risque de réémergence du pire du PD et du pire encore du M5É.