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La guerre contre le monde : les machines militaires industrielles font plus pour l’urgence climatique qu’on pourrait le croire

Murtaza Hussain 27/09/2019
Plus d’un siècle avant que nous n’arrivions au bord de la catastrophe écologique, Rabindranath Tagore en avait eu l’intuition.

Tradotto da Nicolas Casaux

Editato da Fausto Giudice

Tagore, écrivain et réformateur culturel indien qui a vécu durant la période du colonialisme britannique, a fait partie des derniers d’une génération capable d’examiner le monde industrialisé de l’extérieur. Il est l’auteur d’une des premières et des plus éloquentes mises en garde contre la précarité d’un monde s’appuyant, comme le nôtre actuellement, sur les deux piliers de la consommation et de la guerre industrielles. Lors d’un voyage en mer en direction du Japon, en 1916, il fut le témoin d’un évènement alors inconcevable qui nous semble aujourd’hui presque banal : une marée noire. À ses yeux, il s’agissait là d’une image choc préfigurant une Terre ravagée par la poursuite incontrôlée du pouvoir devenue l’obsession de cette partie de l’humanité désormais galvanisée par les technologies produites par la science moderne.

« Avant que cette civilisation ne parvienne au pouvoir et n’ouvre sa mâchoire affamée de manière à engloutir les grands continents de la Terre », écrivit-il dans Nationalisme, une collection d’essais parue en 1917 , « nous connaissions des guerres, des pillages, des changements monarchiques et des misères importantes. Mais nous n’avions encore jamais connu une telle voracité, effrayante et désespérée, une pareille dévoration des nations les unes par les autres, d’aussi immenses machines pour faire du hachis de grandes portions de la Terre, de si terribles jalousies s’apprêtant à s’entredévorer les organes becs et ongles. »
L’urgence climatique qui se profile aujourd’hui — la destruction des conditions naturelles qui nous sont vitales — est le produit de notre échec collectif à imposer des limites. Un système économique qui exige une croissance et une consommation infinies a toujours été trop demander pour une planète dont les ressources ne sont pas infinies. Pourtant, ainsi que Tagore l’avait compris, la même avarice et le même mépris qui nous ont amenés à faire la guerre contre la Terre nous ont également menés à d’interminables et catastrophiques guerres entre différentes parties de l’humanité. Au moment où il écrivait, la Première Guerre mondiale battait son plein. Tagore a perçu ce conflit comme la première des guerres modernes. Une guerre qui témoignait du grand pouvoir dont certains disposaient désormais, pouvoir de destruction du monde naturel comme des êtres humains. Les industries militaires créées durant ce conflit préfiguraient un futur encore plus inhumain.
« Ces gigantesques organisations pour attaquer d’autres êtres humains et parer leurs attaques, pour faire de l’argent en écrasant les autres, ne nous aideront pas », écrivit-il. « Au contraire, par leur poids écrasant, leurs immenses coûts, et par leur effet léthifère pour l’humanité vivante, elles s’apprêtent à fortement nuire à notre liberté. »
Jusqu’à sa mort en 1940, Tagore écrivit sur les dangers du militarisme, de la haine raciale et du développement industriel brutal qui commençait à défigurer le monde naturel. L’industrialisation de la guerre en a doté certains du pouvoir de détruire d’autres êtres humains et la terre elle-même sur une échelle qui surpasse ses avertissements. Même ceux qui ont consacré leurs vies au développement du militarisme des USA commencent à reconnaitre la destruction qu’il génère. À l’ère de la catastrophe climatique, la relation entre la destruction environnementale et la destruction de la vie humaine que dénonçait Tagore dans ses écrits devient sans doute l’enjeu majeure de notre temps.
Il n’est guère surprenant que la plus grande armée industrialisée de l’histoire du monde soit également le plus gros pollueur de la planète. Le projet ‘Costs of War’ de l’Université Brown le confirme. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : avec un vaste réseau de bases et de réseaux logistiques, le Département de la Défense (DOD) des USA est l’un des plus gros émetteurs de dioxyde de carbone au monde. « En effet, le DOD est le plus grand utilisateur institutionnel de pétrole et de ce fait, le plus grand producteur de gaz à effet de serre au monde », indique le rapport. Si le Pentagone était un pays, ce serait le 55ème plus important émetteur de dioxyde de carbone au monde. Sa principale activité, en l’occurrence la guerre, est son activité la plus productrice d’émissions de GES. Depuis l’invasion de l’Afghanistan en 2001, l’armée US a émis 1,2 milliard de tonnes de carbone dans l’atmosphère. À titre de comparaison, les émissions de carbone du Royaume-Uni s’élèvent à environ 360 millions de tonnes par an.
Ce fardeau supplémentaire pour la planète pourrait éventuellement se justifier si tout cela se faisait au nom d’intérêts vitaux de sécurité nationale, mais les composantes les plus importantes de l’empreinte carbone de l’armée usaméricaine ont été des guerres et des occupations presque totalement inutiles [euphémisme ou absurdité, ces guerres et occupations ont été largement nuisibles, et pas juste « inutiles », NdT]. Pour le dire plus directement : les USA ont ravagé la planète pour des imbécillités.
Prenons, par exemple, l’occupation de l’Afghanistan, où après 18 ans les USA s’approchent peut-être d’un accord de paix avec les Talibans. Bien que cette guerre fut initialement acceptée comme une réponse nécessaire aux attaques du 11-septembre, les presque deux décennies de combats qui se sont écoulées semblent n’avoir servi à rien du tout. Du point de vue des USA, un meilleur accord de paix aurait pu être signé en 2001, au moment où les Talibans s’étaient quasiment dissous face à une offensive militaire internationalE. Au lieu de conclure un tel accord et de pouvoir considérer cette guerre en Afghanistan comme une victoire, les USA ont décidé de s’embarquer dans un conflit et une occupation interminables, dont les coûts ont été énormes : les Talibans se sont reconstitués, alors qu’ils étaient sur le point de disparaître, 110 000 personnes ont été tuées, au moins, et les dégâts environnementaux ont été massifs.
Outre les émissions de millions de tonnes de dioxyde de carbone pendant la guerre, l’armée US a contribué plus directement à la destruction de l’environnement afghan. La déforestation s’est accélérée au milieu du chaos de la guerre et, par l’incendie d’ordures et d’autres moyens, les forces armées des USA ont libéré dans l’atmosphère différents polluants toxiques qui ont empoisonné des civils afghans et même entraîné des maladies chroniques chez des vétérans.
Les destructions environnementales causées par la guerre en Irak ont été pires encore. La guerre a non seulement entraîné une hausse des émissions de dioxyde de carbone résultant de l’activité militaire des USA, mais elle a également massivement empoisonné l’environnement irakien à cause de l’utilisation de munitions toxiques et des mêmes pratiques des « fosses de brûlage » sur des bases militaires qui étaient déjà utilisées en Afghanistan. 
L’environnement est devenu si toxique en certains endroits que des taux élevés de cancers sont constatés, ainsi que d’horribles anomalies congénitales, de terribles sentences infligées aux futures générations innocentes. Un médecin britannique, co-auteur de deux études sur l’impact environnemental des opérations militaires US à Fallujah explique que la population de la ville souffre « des plus hauts taux de dommages génétiques jamais observés ».
Cela est majoritairement lié à l’utilisation de munitions à l’uranium appauvri par les forces militaires US. Malgré leur affirmation qu’elles souhaitent arrêter d’utiliser de telles munitions, une étude du groupe de surveillance indépendant Airwars and Foreign Policy Magazine montre que l’armée continuait d’utiliser ces munitions toxiques durant ses plus récents bombardements en Syrie.
Le fait que les émissions de combustibles fossiles soient le principal facteur de dérèglement climatique ajoute encore au cynisme de ces guerres. Pendant des décennies, la forte présence militaire des USA au Moyen-Orient a été justifiée par la nécessité de préserver l’accès aux réserves pétrolières de la région. L’extraction industrielle de ces mêmes réserves a été l’un des principaux facteurs d’émissions de dioxyde de carbone dans le monde.
En d’autres termes, le gouvernement des USA a choisi de tuer, détruire, polluer et empoisonner le monde afin de garantir son accès à une ressource qui est la principale responsable du dérèglement climatique auquel nous assistons. Il a fallu cette parfaite symétrie entre la guerre industrielle et l’exploitation industrielle de la Terre pour provoquer l’innommable urgence à laquelle nous sommes maintenant confrontés.
Ces guerres interminables tout comme le changement climatique sont les produits d’un autre facteur : l’indifférence du public. Certes, dans le cas de la guerre contre l’Irak, des millions ont marché pour protester contre l’invasion. Et un mouvement écologiste actif existe aux USA depuis plusieurs décennies.
Mais au fil du temps, ces guerres à l’étranger de même que les récits de catastrophes écologiques lointaines sont devenus un bruit de fond. Aujourd’hui encore, alors que le désastre est flagrant, aucun de ces sujets n’est la principale préoccupation des médias ou des discours politiques. Cela s’explique sans doute en partie par la distribution des souffrances. Les terribles conséquences de la guerre pèsent principalement sur des territoires loin de chez nous. De la même façon, les premières phases du dérèglement climatique touchent en priorité des régions (Brésil, Bangladesh, Maldives et Bahamas) autres que les USA, aux populations basanées. Tant que la crise se tient éloignée des USA continentaux, même les gens émus par ces informations semblent peu désireux de les traiter comme une urgence.
Cependant, tôt ou tard, l’urgence viendra frapper nos côtes. En mars de cette année, le niveau de dioxyde de carbone atmosphérique a atteint un niveau record de 415 parties par million (PPM). Pour vous donner une idée de ce que cela signifie, la dernière fois que l’atmosphère était aussi chargée en carbone, c’était il y a 3 millions d’années ! À l’époque, le pôle Sud était une zone tempérée et boisée, et la température mondiale était supérieure à la nôtre de 3 ou 4 degrés. Le niveau des mers était bien plus haut qu’aujourd’hui — 15 mètres plus haut. Sans une inversion drastique des dynamiques actuelles, si nous ne cessons pas immédiatement d’émettre des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, et si nous ne faisons pas en sorte de réduire la quantité de GES qui s’y trouve déjà, nous nous dirigeons vers un tel état planétaire. Au lieu de quoi, les émissions mondiales nettes continuent de croître.
Le Pentagone est paradoxalement l’un des rares acteurs à ne pas être dans le déni, à ne pas nager dans le ‘climato-scepticisme’ qui se propage au sein de l’Administration US. Ainsi que le formule le colonel Lawrence Wilkerson, ancien chef de cabinet du général Colin Powell : « Le seul département à Washington qui est clairement et complètement convaincu de la réalité du changement climatique est le département de la Défense ». L’armée US se prépare (d’une façon ou d’une autre) à un avenir sombre fait d’instabilités politiques, de pénuries alimentaires, de conflits liés aux ressources et de flux massifs de réfugiés climatiques. Elle comprend d’ailleurs que sa propre dépendance à l’égard des combustibles fossiles constitue une menace stratégique. C’est pourquoi le Pentagone essaie de prendre — alléluia !— des mesures pour diversifier ses sources d’énergie. [Vive les bombardiers et drones à l’énergie solaire et les missiles biodégradables, NdE]
Mais mêmes ces tentatives limitées ont été contrecarrés par l’administration Trump. La U.S. Navy a récemment enterré un groupe de travail mis en place pour étudier les effets du changement climatique, prévoir l’impact de la montée du niveau des océans et de la fonte des calottes glaciaires. Aux dires de l’ancien amiral qui a dirigé les efforts de la marine en matière de lutte contre le changement climatique jusqu’en 2015, « le groupe de travail a été supprimé sans que l’on ait pleinement pris la mesure des conséquences du changement climatique ».
Nous avons tendance à penser le 20ème siècle comme un siècle de progrès matériel. Il faut pourtant réaliser que ce progrès matériel a généré un bain de sang d’une magnitude encore sans précédent. Le pouvoir de la science moderne a été le creuset d’une barbarie inédite. Le coût de ces guerres est difficilement concevable, mais la Seconde Guerre mondiale, à elle seule — avec sa production industrielle démoniaque de tanks, de bombardiers, de gaz toxiques, et d’ armes atomiques — a tué plus de 70 millions d’êtres humains [et des milliards d’êtres non-humains, NdT]. Cette guerre a généré des dégâts environnementaux sans précédent. Les explosions nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki nous ont fourni un premier aperçu de la manière dont la civilisation pourrait s’autodétruire presque instantanément. Nous avons fini par oublier cette catastrophe. Pour désormais nous diriger vers une autre catastrophe, qui pourrait être pire.
La fonte de l’arctique ne fait pas que créer une urgence écologique. Aux yeux des gouvernements, des militaires et des industriels usaméricains, russes et chinois, elle crée aussi un nouveau champ de bataille potentiel, [et d’exploitation potentielle de diverses ressources, NdT]. Face à une planète au bout du rouleau, ils continuent de prévoir plus d’exploitations, plus de violences.
Rabindranath Tagore mourut à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, avant que celle-ci atteigne son terrible pinacle nucléaire. Des décennies auparavant, il avait déjà entrevu où la cupidité, l’expansion militaire et le mépris du monde naturel illimités pourraient mener cette planète — à moins que nous ne parvenions à mettre un terme à cette course folle. Plus d’un siècle plus tard, ses mots sont presque prophétiques. Peut-être assistons-nous à l’avènement d’un véritablement mouvement contre ces guerres sans fin et ce nihilisme écologique qui nous ont menés là où nous sommes. Tagore ne laissait planer aucun doute sur ce qui nous arriverait si nous venions à échouer.
«Si cela persiste indéfiniment, si la guerre continue de se développer en absurdités inimaginables, et si les machines et les grands magasins recouvrent cette belle Terre de leurs déchets, leurs fumées et leurs horreurs », avertissait Tagore, « tout cela finira dans une conflagration suicidaire.»