General

ZAD, nature, culture et recomposition des mondes : un entretien avec Alessandro Pignocchi

Nicolas Casaux 31/07/2019
Je me suis entretenu avec Alessandro Pignocchi, qui a récemment publié une très bonne bande dessinée intitulée La Recomposition des mondes aux éditions du Seuil, dont sont tirées les images disséminées dans l’interview (à l’exception des trois dernières, qui viennent de son blog). Voici donc. – NC

Entre la première fois où tu as entendu parler de la ZAD et aujourd’hui, la manière dont tu la perçois a-t-elle changé ? Si oui, comment ?
J’ai envisagé pour la première fois d’aller sur la Zad en 2012, lorsqu’un ami m’a proposé de le rejoindre à la manif de réoccupation. À l’époque, je me souviens m’être dit que ça devait ressembler à une grosse fête à la campagne. J’avais décliné l’invitation parce mon travail ne me laissait pas le temps de faire la fête ce week-end là. Aujourd’hui je vois les Zad en général et Notre-Dame-des-Landes en particulier comme notre principal sujet d’espoir, comme les lieux concrets qui permettent d’envisager un avenir un tant soit peu joyeux. Donc oui, entre les deux mon regard a changé.
Avant d’y aller, je ne soupçonnais pas du tout la complexité de l’expérience de la ZAD – la richesse, l’intensité et l’originalité de ce que ça fait d’être sur place. Je devais penser que l’intérêt de cette lutte tenait à sa finalité – principalement l’abandon du projet d’aéroport – et que le parcours vers cet objectif était fait de souffrances et de discussions politiques pénibles. Je n’imaginais pas que la beauté d’une telle lutte tenait avant tout à la lutte elle-même, à la densité de vie qu’elle procure.
Et pourquoi les ZAD sont-elles notre principal sujet d’espoir ? Un Green New Deald’État qui offrirait de développer les industries des énergies « renouvelables », les emplois « verts » et les technologies « vertes », est-ce un autre « sujet d’espoir » ?
Les ZAD s’en prennent à deux piliers fondamentaux de l’Occident moderne, ceux-là même que le Green New Deal vise à maintenir en place : la Nature-objet et l’indépendance de la sphère économique. Deux fondamentaux qui s’étayent l’un l’autre et qui érigent un rapport au monde incompatible avec une sortie de la crise écologique.
La notion de Nature-objet, qui est une autre façon de parler de la distinction entre Nature et Culture, désigne le mode de relation privilégié par l’Occident moderne avec les plantes, les animaux, les écosystèmes et les non-humains en général : la relation de sujet à objet[1]. Les seuls sujets sont les humains, et tous les non-humains sont des objets qui n’acquièrent leur valeur qu’en vertu des services qu’ils rendent aux humains. La notion de service écologique, si importante y compris dans des discours prétendument écologistes, est symptomatique de ce mode de relation.
L’opposé de la relation de sujet à objet est la relation de sujet à sujet, où l’on attribue à l’autre un statut de sujet et donc une forme d’intériorité, où l’on tient compte de ses intérêts, de sa situation, de son point de vue, de son existence en tant que créature vivante. C’est le mode de relation que l’on a généralement avec son animal domestique, que beaucoup de petits éleveurs entretiennent avec leurs bêtes. C’est aussi, ponctuellement, le mode de relation que l’on engage avec son ordinateur portable lorsqu’on l’insulte et qu’on se demande comment se venger de lui. Ce sont deux attitudes psychologiques distinctes, qui ne mobilisent pas les mêmes facultés et entre lesquelles on peut facilement osciller, y compris lorsqu’on est face à un autre humain. Un SDF que l’on enjambe dans le métro est spontanément considéré comme un objet, mais il suffit parfois de croiser son regard pour se sentir d’un coup à sa place et le voir comme un sujet.
Le point important, c’est que dans l’Occident moderne, c’est la relation de sujet à objet qui façonne le rapport au monde dominant, les normes sociales, les institutions, etc. (y compris, d’ailleurs, de plus en plus souvent entre humains, comme l’illustre la notion de « ressources humaines »).
En Amazonie et, j’y reviendrai, sur une ZAD, c’est au contraire la relation de sujet à sujet avec les non-humains qui est la plus spontanée et qui façonne le rapport au monde du groupe et ses normes sociales. Pour les Indiens d’Amazonie et d’Amérique du Nord, plantes et animaux sont réellement vus comme des personnes, dont la vie sociale est régie par des conventions analogues à celles en vigueur chez les humains. La différence entre humains et non-humains ne tient qu’à leurs spécificités corporelles respectives – c’est l’ « animisme », tel que défini par Descola. L’animisme est la forme extrême d’un rapport au monde où les non-humains sont spontanément considérés comme des sujets, mais heureusement ça n’est pas la seule. Il n’est pas nécessaire de voir les non-humains comme des personnes pour leur attribuer un statut de sujet, pour les voir comme autre chose que des marchandises ou des objets utilitaires.
Dans l’Occident moderne, la relation de sujet à objet se décline selon deux variantes : l’exploitation et la protection. La protection des milieux qui, telle qu’elle est pensée chez nous, reste une forme d’utilisation, où sont mis en avant soit les services écologiques, soit des fonctions de récréation, de contemplation esthétique, etc. Tant que ce mode de relation reste la relation par défaut, celle qui structure notre rapport au monde et les normes de notre société, il n’y aura pas d’issue à la crise écologique, et ce pour deux raisons principales : tout d’abord, l’oscillation entre protection et exploitation est biaisée. Ça n’est pas une oscillation mais un phénomène de cliquet, puisque lorsqu’on choisit de protéger une zone on peut toujours changer d’avis et l’exploiter, alors que l’inverse est plus complexe. Tant que l’on reste prisonnier de cette dichotomie on se dirige donc nécessairement vers des lieux protégés de plus en plus réduits, jusqu’à leur disparition totale.
Ensuite et surtout, la relation de sujet à sujet est beaucoup plus riche cognitivement ; elle mobilise les facultés empathiques, le système émotionnel de façon plus complexe et, globalement, elle permet des interactions plus denses et intenses que la relation de sujet à objet (même lorsque cette dernière prend la forme de la contemplation esthétique).
D’accord, mais tout cela n’est-il pas un peu trop vague ou trop intellectuel ?
On pourrait croire en effet que cette distinction entre le statut d’objet et celui de sujet attribués aux non-humains n’est qu’une façon inutilement complexe et intellectualisante de reformuler ce que beaucoup de monde dit : il faut révolutionner notre rapport au vivant, changer nos consciences, blablabla, sans que l’on sache ni ce que ça veut dire concrètement ni comment s’y prendre. Mais la distinction sujet/objet permet au contraire de proposer de façon précise une méthode et d’identifier nos ennemis.
Le statut d’objet attribué aux non-humains est maintenu en place par l’autre pilier fondateur de l’Occident moderne : le mythe de l’indépendance des faits économiques. Comme le décrit Karl Polanyi dans La grande transformation, au cours du 19e siècle l’utopie libérale a œuvré à détacher l’économie du reste de la vie sociale et à la positionner en surplomb par rapport à elle, à faire de l’activité économique une fin en soi. Là aussi, cette propriété cosmologique est propre à l’Occident moderne : dans les sociétés traditionnelles il n’y a pas de faits économiques. Tout échange, même médié par une forme de monnaie, est toujours plus qu’un simple échange d’objets : il renforce ou déplace les solidarités, les rivalités et s’inscrit globalement dans l’ensemble du tissu social. Chez les Jivaros, par exemple, si je te donne un objet et que tu me rends immédiatement un objet de valeur similaire, il s’agit presque d’une déclaration de guerre : cela signifie que tu ne veux pas être lié à moi.