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Tortionnaires argentins, fascistes italiens, services secrets, maçons et mafieux : la Sicile, ventre fécond de la bête immonde

Antonio Mazzeo 31/07/2019
Son crime ? Elle était intelligente, sensible, politisée, très belle, et croyait en un monde meilleur, au mauvais endroit et au mauvais moment.

Marie-Anne Erize Tisseau avait 24 ans en cette maudite année 1976, marquée par le sanglant coup d’État fasciste en Argentine, qui avait installé au sommet du pays la junte du général Jorge Rafael Videla et un groupe de militaires membres de la loge maçonnique P2 du vénérable Licio Gelli. Adolescente, elle avait embrassé avec succès la profession de mannequin à Buenos Aires. Puis elle s’était inscrite à la faculté d’Anthropologie et, comme tant de gens de son âge à l’époque, elle avait parcouru l’Europe en auto-stop, guitare en bandoulière, rencontrant et fréquentant des artistes, des intellectuels et des musiciens.

Tradotto da Jacques Boutard

Editato da Fausto Giudice

Marie-Anne fit même une tournée aux USA avec le grand guitariste andalou Paco de Lucia. Comme pour beaucoup de gens de son âge, le long voyage qu’elle fit en Amérique du Sud, où elle fut frappée par les contradictions et les injustices sociales et économiques au Brésil et dans les pays andins, fut déterminant. De retour à Buenos Aires, Marie-Anne Erize décida d’abandonner le métier de mannequin pour se consacrer corps et âme au travail bénévole dans les bidonvilles de la capitale argentine aux côtés de Carlos Mugica, l’un des fondateurs du groupe Sacerdotes para el Tercer Mundo [Prêtres pour le tiers monde], qui mourra assassiné par le régime putschiste. En 1973, année de la prise du pouvoir au Chili par le général Pinochet, la jeune femme s’éprend de Daniel Rabanal, un jeune étudiant membre du mouvement péroniste de gauche des Montoneros. C’est pour elle la découverte du militantisme politique et l’occasion de partager une utopie de changement et de transformation d’une société argentine inique, utopie qui sera implacablement brisée par la répression sadique d’une armée à la solde des multinationales, de la CIA et du néolibéralisme. Après le coup d’État, son fiancé Daniel fut arrêté le matin du 15 octobre 1976 à San Juan, où elle avait déménagé, Marie-Anne fut enlevée dans la rue par un groupe d’hommes et disparut pour toujours. 42 ans ont passé et personne n’a voulu rendre le corps de la jeune femme à ses parents.

L’autorité judiciaire a établi qu’après l’enlèvement, elle avait été emmenée dans un centre de détention clandestin pour prisonniers politiques, situé dans un complexe sportif à San Juan (La Marquesita), tenu par le Régiment d’infanterie de montagne (22 RIM) de l’armée. Là-bas, elle sera torturée, violée et assassinée. Six jours après sa mort, la police perquisitionna le domicile de ses parents à Buenos Aires. Après avoir saisi les livres et les effets personnels de la jeune femme, les policiers disparurent en « invitant » ses parents à quitter le pays. « Inutile de la chercher, de toute façon votre fille est morte », précisèrent les policiers. Depuis lors, Marie-Anne reste une personne disparue comme tant d’autres victimes innocentes de la furie criminelle d’une classe politico-militaire dirigeante qui a joui et jouit encore d’une totale impunité.
Le 7 novembre 2011, les militaires responsables de la mort de Marie-Anne Erize furent condamnés à la réclusion à perpétuité par le Tribunal fédéral de San Juan, mais certains d’entre eux échappèrent à la prison grâce une providentielle fuite à l’étranger. L’été précédent, après la délivrance d’un mandat d’arrêt contre lui, l’ancien lieutenant-colonel Carlos Luis Malatto, l’un des officiers responsables de la prise du Palais du gouvernement lors du coup d’État de mars 1976 et responsable du personnel du 22e RIM au moment de la disparition de la jeune montonera, avait également quitté l’Argentine. A la fin de la dictature, Malatto avait démissionné des forces armées et s’était lancé dans des activités commerciales à Mendoza. Grâce à la possession d’un passeport italien (ses parents étaient originaires de Ligurie), l’ancien militaire s’était enfui au Chili, puis en Italie, évitant le procès au cours duquel ses camarades seront condamnés à San Juan. 
Après avoir été l’hôte à L’Aquila de la Confrérie de la Miséricorde puis à Gênes de la paroisse de l’Apôtre Jacques, Carlos Juan Malatto avait réussi à effacer ses traces. Durant l’été 2017, il était en Sicile : l’ancien militaire avait trouvé un logement dans un appartement de la Via Santa Chiara à Calascibetta (Enna). Identifié par un magazine espagnol, Malatto avait quitté la petite localité pour s’installer dans une résidence à Portorosa-Furnari, comme l’avaient fait ces dernières années certains plus grands chefs mafieux. Début juin, les journalistes de Repubblica.it Emanuele Lauria et Giorgio Ruta, ont tourné une vidéo où on le voyait sur le balcon d’une petite villa de la Via S 1 à Portorosa. « Repos, lecture, mer, quelques virées hors de la ville à bord de sa Mercedes bleue, Malatto envisageait de se marier avec une citoyenne argentine et s’est rendu à la mairie pour se renseigner sur les démarches à effectuer, » racontent les journalistes. La dolce vita luxueuse d’un criminel en cavale contre lequel plusieurs mandats d’arrêt pour de multiples meurtres aggravés, enlèvements à des fins d’extorsion, viols et association de malfaiteurs ont été émis, en vain.

En particulier, selon la plainte déposée par l’ONG 24 mars devant les magistrats chargés du procès Condor à Rome, outre l’assassinat de l’ancien modèle, Juan Carlos Malatto est accusé de la disparition forcée de Jorge Alberto Bonil, un jeune conscrit du 22e RIM qui, selon certains témoins, aurait déclaré à une soirée que les officiers commandant le Régiment de San Juan se « disputaient » Maria-Anne Ezeze aux cartes (Bonil est porté disparu depuis le 28 février 1977) ; l’assassinat de Juan Carlos Cámpora, frère de l’ancien Président de la République Héctor José Cámpora et recteur de l’Université Nationale de San Juan (enlevé le 25 février 1977) ; le décès de José Alberto Carbajal, militant de la Jeunesse péroniste, enlevé le 29 juillet 1977 et retrouvé mort dans une cellule le 18 août (ce décès a été qualifié de suicide dans un rapport médical bidon, l’enquête pour « déterminer » les causes de la mort ayant été dirigée par Malatto lui-même). L’ancien lieutenant-colonel doit également répondre de “privation illégitime de liberté, pressions illégales, harcèlement, etc.” contre de nombreux prisonniers politiques, tels que l’ancien gouverneur de San Juan, José Luis Gioja ; l’ancien sénateur national Cesar Gioja ; le journaliste Daniel Illanes ; et le juge José Abel Soria Vega.

En septembre 2011, les autorités argentines ont présenté à l’Italie une demande d’extradition concernant Carlos Luis Malatto, demande rejetée parce qu’elle « ne répondait pas aux exigences minimales prescrites par la Convention en vigueur entre les États, signée à Rome le 9 décembre 1987 ». Une nouvelle plainte a été déposée l’année suivante et enfin, le 4 avril 2013, la Cour d’appel de L’Aquila a déclaré remplies les conditions requises pour l’extradition, qualifiant de « crimes contre l’humanité, donc imprescriptibles » les crimes qui lui sont reprochés. Contre toute attente, par décision du 17 juillet 2014, la Cour de cassation a annulé sans recours possible l’arrêt du tribunal des Abruzzes, empêchant ainsi l’ouverture effective du procès contre Malatto en Argentine . Ce n’est que grâce à la mobilisation internationale qu’en novembre 2016, le ministre de la Justice de l’époque, Andrea Orlando, a signé, sur la base de l’article 8 du Code pénal, l’autorisation de juger l’ancien militaire en Italie, mais la procédure pénale n’a pas encore commencé.

Carlos Luis Malatto est défendu par les avocats Augusto Sinagra et Franco Sabatini, principaux associés du célèbre cabinet d’avocats Sinagra de Rome. Augusto Sinagra, originaire de Catane et ancien officier de l’armée de l’air, après avoir occupé le poste de magistrat, a été nommé en 1980 conseiller juridique au ministère des Affaires étrangères. Par la suite, il est devenu professeur de droit aux universités de Rome, Trieste, Gênes, Chieti et Palerme. Son nom se retrouve dans le fichier de la loge maçonnique P2 (carte n ° 946). Le même Sinagra était le défenseur du vénérable Licio Gelli. 

Plus récemment, l’avocat a occupé le poste de “représentant permanent en Italie de la République turque de Chypre du Nord” (territoire chypriote illégalement occupé par la Turquie) et a représenté le gouvernement d’Ankara en Italie dans la demande d’extradition du dirigeant du PKK Abdullah Ocalan. Lors des récentes élections générales nationales et européennes, Augusto Sinagra a également été candidat pour l’organisation néofasciste CasaPound, sa campagne électorale étant surtout marquée par des interventions contre l’accueil des réfugiés et des migrants en Italie. Selon l’ancien magistrat Carlo Palermo, autrefois actif aux Parquets de Trente et de Trapani dans les enquêtes complexes sur le trafic international d’armes et les liens entre les services secrets et la mafia, Augusto Sinagra a participé « comme représentant de Licio Gelli » au soi-disant Centre d’étude Salvatore Scontrino de Trapani, qui abritait plusieurs loges maçonniques dont certains de membres étaient des personnages liés au crime organisé, aux services secrets et à la structure paramilitaire Gladio. Lors du procès sur les activités du Centre d’études, son responsable Giovanni Grimaudo (ancien prêtre devenir professeur de philosophie) a reconnu avoir rencontré Sinagra.
Ce dernier est également connu pour ses campagnes de révisionnisme historique sur la résistance antifasciste en Yougoslavie et les massacres des « foibe »*. Sinagra prétend avoir donné le coup d’envoi à l’enquête romaine sur les foibe du procureur Giuseppe Pititto, qui a été classée. Le « conseiller » de l’avocat qui représentait à cette occasion les parents de certaines victimes des foibe était l’historien autoproclamé Marco Pirina (décédé en 2011), ancien président du FUAN [Front universitaire d’action nationale] de Rome, puis du Fronte Delta, un groupe d’extrême droite impliqué dans la tentative de coup d’État du « Prince Noir » Julio Valerio Borghese ,[l’opération Tora Tora de décembre 1970], puis fondateur à Pordenone du Centre d’études Silentes Loquimurd’inspiration clairement néofasciste.
Deux professeurs de l’Université Kore d’Enna (UKE), Paolo Bargiacchi et Anna Lucia Valvo, sont également « associés » du cabinet Sinagra de Rome. L’avocate Anna Lucia Valvo, ancienne doyenne de la Faculté des sciences économiques et juridiques et actuelle titulaire de la chaire de droit de l’Union européenne à l’Université Kore, est également « maître de conférences » pour les cours de mise à niveau de l’École Interforces de la Police d’État, ainsi que « consultante » pour l’ambassade de la République de Turquie en Italie. Dans son cursus académique apparaît également la publication d’une “note légale” en faveur des motifs invoqués dans son arrêt par la Cour de cassation en date du 17 juillet 2014, qui a dans les faits empêché l’extradition vers l’Argentine de Carlos Luis Malatto. Anna Lucia Valvo représente aussi avec Augusto Sinagra la Fondazione-Fondo Proserpina dans la procédure engagée contre le MIUR [Ministère de l’Éducation, de l’Université et de la Recherche] à propos de la non-reconnaissance par celui-ci de la « Faculté de Médecine d’Enna » établie conjointement par la Fondation avec l’Université Dunarea de Jos à Galati en Roumanie. L’administrateur de la Fondation est l’ancien sénateur du Parti Démocrate Vladimiro Crisafulli, qui a confirmé avoir vu plusieurs fois Malatto à Enna en compagnie de l’avocat Sinagra. Suite à l’enquête judiciaire sur l’université « fantôme » (selon le quotidien Il Fatto), Sinagra et Crisafulli ont été jugés pour diffamation contre l’ancien procureur d’Enna, Calogero Ferrotti.
Augusto Sinagra a défendu d’autres militaires putschistes argentins, dont le tortionnaire Jorge Antonio Olivera, actif au 22e RIM de San Juan (il dirigeait le groupe de renseignement), condamné à la prison à vie en juillet 2013 par le Tribunal pénal fédéral pour plus de 50 crimes commis sous la dictature. Le partage des stratégies criminelles entre les deux officiers était si étroit que les prisonniers politiques leur donnaient le même surnom, Malavera, produit de la fusion des noms de famille de Carlos Luis Malatto et Jorge Antonio Olivera. Olivera a également trouvé refuge en Italie après que les juges argentins ont délivré un mandat d’arrêt contre lui (parmi les crimes qui lui sont reprochés figure le meurtre de Marie-Anne Erize : d’anciens prisonniers du centre La Marquesita ont témoigné qu’Olivera se vantait publiquement de l’enlèvement et de la torture de la jeune femme, baptisée « butin de guerre »). Immédiatement après son arrestation à Rome en août 2000, l’ancien officier a été libéré de prison par les juges à la suite de la présentation par ses avocats d’un certificat de décès de Marie-Anne Erize, qui s’est avéré totalement faux. Après avoir obtenu le refus d’extradition vers l’Argentine, Jorge Antonio Olivera a embrassé la carrière d’avocat , défendant en justice le bourreau des Fosses ardéatines [exécution de 335 civils italiens le 24 mars 1944] Erich Priebke. Après une condamnation symbolique à 15 ans de prison (ramenée à 5 ans), l’ancien officier nazi a même purgé une partie de sa peine dans un appartement romain appartenant à l’Argentin.
Un autre collaborateur de l’avocat Sinagra dans la défense d’Olivera était – jusqu’à sa mort en janvier 2010 – l’avocat Marcantonio Bezicheri, ancien candidat à la mairie de Trieste et de Bologne pour l’organisation d’extrême droite MSI-Fiamma Tricolore [Mouvement social – Flamme tricolore] et défenseur devant la justice de nombreux néofascistes accusés de meurtres de masse : le plus connu d’entre eux est Franco Freda, mais il y a aussi Marco Maria Maggi (acquitté pour le massacre de la Piazza Fontana à Milan, 12 décembre 1969, 17 morts et 88 blessés), Massimiliano Fachini et Sergio Picciafuoco (acquittés pour la tuerie de la gare de Bologna, 85 morts, 2 août 1980). Au début des années 80, Bezicheri a été arrêté (et acquitté deux ans après) pour complicité morale dans l’assassinat de Mario Mannucci, le néofasciste de Pise qui avait contribué à la capture de Mario Tuti, fondateur du « Front national révolutionnaire », et responsable de multiples meurtres et condamné à la prison à perpétuité pour l’attentat à la bombe contre le train Italicus le 3 août 1974 qui avait fait 12 morts et 44 blessés (la sentence fut annulée par la Cour de Cassation présidée par Corrado Carnevale). 
Parmi les clients de poids défendus par le tortionnaire et repris de justice multirécidiviste Jorge Antonio Olivera se détache un nom qui nous renvoie au cercle maçonnique et subversif international parrainé par le Vénérable Licio Gelli, celui du général putschiste Guillermo Suarez Mason, surnommé le « boucher d’ El Olimpo », un ancien garage devenu l’ un des centres les plus célèbres de détention et de torture du régime fasciste argentin. Également membre de la P2 (carte P2 n° 609), Mason est décédé en juin 2005 à la prison de Villa Devoto, à Buenos Aires. Les historiens se le rappellent comme l’un des militaires les plus actifs dans l’exécution du Plan Condor, l’opération de « secours mutuel » et de répression globale contre toute forme d’opposition, planifieé par tous les régimes dictatoriaux d’Amérique latine sous la direction des États-Unis d’Amérique. Aujourd’hui, ce Condor aux serres sanglantes semble vouloir nicher en Sicile, grâce à la protection de néo-fascistes, de francs-maçons dévoyés, de services secrets et de divers appareils d’État.
Et s’il veut demeurer serein et impuni dans sa petite villa avec vue sur les splendides couchers de soleil sur la mer Tyrrhénienne, le Condor devra négocier, s’il ne l’a déjà fait, avec les capi du clan mafieux de Barcellona Pozzo di Gotto, le même qui a fourni l’artificier pour l’attentat à la bombe de Capaci [qui a tué le juge anti-mafia Giovanni Falcone et quatre autres personnes le 23 mai 1992] et, tout de suite après, les interlocuteurs privilégiés dans les tractations avec l’État, ainsi que les repaires des fugitifs Bernardo Provenzano, Benedetto Nitto Santapaola et compagnie.
Enquête publiée dans le magazine Le Siciliane -Casablanca, n° 59, mai-juin 2019
Note de Tlaxcala
* Les massacres des foibe sont des exécutions de masse d’italophones et d’autres minoritaires commises par les partisans communistes yougoslaves entre 1943 et 1947 en utilisant des grottes naturelles (les foibe, pluriel de foiba, terme frioulan dérivé du latin fovea, fosse, cavité), dans des régions italiennes (Trieste) ou autrefois italiennes [Fiume/Rijeka) aujourd’hui en Slovénie et en Croatie. Ils ont été au centre de controverses et de polémiques entre historiens et groupes politiques. Une Journée du Souvenir (Giornata del ricordo), « en mémoire des victimes des foibe et de l’exode des Istriens, des habitants de Fiume et des Dalmates », pour commémorer ces massacres, a été instituée en Italie en 2004 par une loi sur le projet du gouvernement de Silvio Berlusconi — sous la pression notamment de l’Alliance nationale (néofascistes). Elle est célébrée le 10 février, date du traité de Paris de 1947 qui mit fin aux massacres et donna l’essentiel de l’Istrie à la Yougoslavie. La première commémoration a eu lieu le 10 février 2005.