General

L’hispanicide de masse d’ El Paso et la viralité* du mal

Andrew Marantz 06/08/2019
Peu après 10 heures du matin, samedi, un document non signé a été posté sur 8chan, un site qui se qualifie lui-même comme “le plus sombre des sites Internet”.

Tradotto da Fausto Giudice
Son auteur semblait être un homme blanc âgé de vingt et un ans, originaire des environs de Dallas, au Texas, qui venait d’arriver en voiture à El Paso, la ville frontalière, après neuf heures de route. Selon le document, le jeune homme a été inspiré par la fusillade de masse à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en mars dernier. Au Texas, son but était d’assassiner autant de civils hispaniques que possible. Portant un fusil d’assaut de type AK-47, il a tué vingt personnes et en a blessé vingt-six autres. Apparemment, il avait l’intention de déclencher une guerre raciale – ou plutôt, d’accélérer une guerre raciale qu’il croyait déjà en cours. “Faites votre part et diffusez ça, frères !” a-t-il écrit sur 8chan. “Continuez le bon combat.”
Le terrorisme suprémaciste blanc n’est rien de nouveau, mais sa pratique révoltante spécifique – tireur isolé, fusil d’assaut, manifeste en ligne, lien vers une diffusion en direct – semble contagieuse. Treize heures après le massacre d’El Paso, un tireur a ouvert le feu devant un bar à Dayton, Ohio. Son mobile n’est pas encore clair, mais des témoins l’ont décrit comme un homme blanc d’une vingtaine d’années. Samedi, les utilisateurs de 8chan ont fait circuler une feuille de calcul Google énumérant certaines de ces fusillades : date, lieu, nombre de morts. Anders Breivik et Dylann Roof, communément appelés ” martyrs ” sur 8chan, étaient en tête de liste. Le tireur d’El Paso était au fond. Il est difficile d’imaginer que cette liste ne va pas continuer à s’allonger.
La conversation nationale va maintenant porter, comme il se doit, sur le contrôle des armes à feu, la maladie mentale et la pratique du Président consistant à exacerber les tensions raciales, qui a été l’une de ses préoccupations pendant des décennies et qui semble maintenant être sa principale stratégie de réélection. Mais il y a aussi une question plus spécifique : que peut-on faire face au fait que tant de ces terroristes – à Pittsburgh, à Poway, à Christchurch, à El Paso – semblent trouver leur inspiration dans les mêmes espaces en ligne ? Chaque tueur, dans le moment présent, a peut-être agi seul, mais ils semblent tous avoir été des convertis zélés à la même idéologie – un mélange paranoïaque de colère brute, de nationalisme radical, de nihilisme débridé et de peur du “génocide blanc”- qui est encore qualifiée de “marginale”, même si c’est un phénomène qui s’approche dangereusement du courant dominant. Sur de nombreux réseaux sociaux qui se présentent comme des remparts de la ” liberté d’expression “, dont Gab, 4chan et 8chan, cette façon de penser est si dominante qu’elle est souvent considérée comme acquise. En avril, l’Anti-Defamation League a écrit que de telles plateformes “servent de rassemblements de suprémacistes blancs 24 heures sur 24”.
Ces plateformes peuvent-elles être simplement fermées ? La réponse est compliquée, mais fondamentalement binaire : il y a beaucoup de choses que les entreprises privées peuvent faire pour censurer la parole, mais beaucoup moins que le gouvernement peut faire. Les USA possèdent l’une des protections les plus étendues au monde en matière de liberté d’expression. Il y a des exceptions, comme l’incitation à la violence, mais la barre pour prouver l’incitation est assez haute. Dans les années soixante, un chef du Ku Klux Klan a été arrêté en vertu d’une loi de l’Ohio qui interdisait de préconiser ” le crime, le sabotage, la violence ou des méthodes terroristes illégales “. Mais la Cour suprême – à l’époque, sans doute la Cour la plus libérale de l’histoire usaméricaine – a statué à l’unanimité que les droits du chef du Klan, le Premier amendement, avaient été violés. Cette affaire, Brandenburg contre Ohio, a établi la norme qui s’applique toujours : le gouvernement ne peut censurer un discours que s’il est “dirigé vers l’incitation ou la production imminente d’une action anarchique” et “susceptible d’inciter ou de produire une telle action”. Certains des récents manifestes des suprémacistes blancs pourraient répondre à cette norme, et pourtant, même si un ou plusieurs d’entre eux pouvaient être interdits, cela ne s’appliquerait pas nécessairement aux plateformes sur lesquelles les manifestes sont affichés.
Selon l’article 230 de la loi sur la décence des communications, “aucun fournisseur ou utilisateur d’un service informatique interactif ne doit être traité comme l’éditeur ou le locuteur de toute information fournie par un autre fournisseur de contenu informatif”. En d’autres termes, le propriétaire d’un site n’est pas responsable du contenu de ce site. En mars, le Washington Postrapportait que le propriétaire de 8chan, Jim Watkins, un USAméricain vivant aux Philippines, avait ” construit une forteresse technique pour protéger 8chan d’éventuels démantèlements”. Le fondateur du site, Fredrick Brennan, qui ne travaille plus dans l’entreprise, a déclaré au Post que Watkins était “content de perdre de l’argent” sur le site : “8chan est comme un bateau pour Jim.” Un bateau peut être plein de serpents ou d’explosifs, mais cela ne garantit pas que le gouvernement sera en mesure de le saisir.
Malgré tout, même en l’absence d’intervention gouvernementale, il y a d’autres pressions qui peuvent être exercées. En août 2017, quelques jours après les manifestations de suprémacistes blancs à Charlottesville, en Virginie, une entreprise de sécurité ouèbe appelée Cloudflare a rompu sa relation avec un site de propagande néonazi appelé le Daily Stormer. Sans la protection de Cloudflare, le Daily Stormer serait vulnérable aux attaques par déni de service, ce qui permettrait aux justiciers en ligne de crasher le site plus ou moins à volonté. “Nos conditions de service nous réservent le droit de mettre fin à l’utilisation de notre réseau à notre seule discrétion “, a écrit Matthew Prince, PDG de Cloudflare, sur le blog de l’entreprise. “Maintenant que j’ai pris cette décision, laissez-moi vous expliquer pourquoi c’est si dangereux. . . Sans un cadre clair comme guide pour la réglementation du contenu, un petit nombre d’entreprises détermineront en grande partie ce qui peut et ne peut pas être en ligne.”
Cloudflare offre toujours ses services de protection à 8chan. “Nous sommes la Fedex de l’Internet, nous transmettons des messages, nous ne regardons pas à l’intérieur des boîtes “, a déclaré le responsable de la politique de Cloudflare à Forbes en mars. Mais, après que Cloudflare avait fait une exception à cette règle en interdisant le Daily Stormer, ce n’était plus entièrement vrai. “C’est fort de pouvoir dire qu’on n’a jamais rien fait “, écrit Prince dans son billet de blog. “Et après aujourd’hui, ne vous y trompez pas, il sera un peu plus difficile pour nous de nous opposer à un gouvernement qui nous pousse à détruire un site qu’il n’aime pas.”
*NdT
Viralité : diffusion rapide et imprévisible d’un contenu (textes, photos, vidéos, liens, etc.) sur internet grâce à des relais très souvent gratuits, le plus souvent les médias sociaux1 mais aussi les médias traditionnels ou la publicité. Le taux de viralité s’obtient en prenant en compte le nombre de recommandations effectuées par des personnes ou bien la proportion d’individus touchés par un contenu à partir d’une recommandation.