General

Le contrôle des armes à feu, la paranoïa blanche et la mort de Martin Luther King, Jr.

Rich Benjamin 06/08/2019
Cet article écrit pour le 50ème anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King Jr. en avril 1968 n’a rien perdu de son actualité, au lendemain des deux dernières tueries de masse aux USA, à El Paso et Dayton.

Tradotto da Fausto Giudice
Moins de quarante-huit heures après l’assassinat de Martin Luther King, Jr. le 4 avril 1968, vingt-huit mille membres de la National Rifle Association ont débarqué à Boston pour leur congrès annuel. Dans le Boston Sheraton, les vendeurs colportaient le “Kennedy Special”, le fusil que Lee Harvey Oswald avait acheté par correspondance pour dix-neuf dollars et quatre-vingt-quinze cents dans une publicité du magazine de la N.R.A. American Rifleman et utilisé pour assassiner le président, cinq ans auparavant. Lors de la réunion, les dirigeants de la N.R.A. ont averti les neuf cent soixante mille membres du groupe – une fraction des quelque cinq millions de membres qu’elle compte aujourd’hui – qu’un projet de loi sur le contrôle des armes à feu proposé par le sénateur Thomas J. Dodd, du Connecticut, quelques jours après le transfert du corps de King de Memphis à Atlanta, mettrait fin “au droit de propriété privée sur les armes”.
Dodd et d’autres partisans du contrôle des armes à feu espéraient que la mort de King pourrait mener à l’adoption d’une loi qui avait été bloquée à plusieurs reprises au Congrès depuis l’assassinat de John F. Kennedy. « J’espère que ce meurtre brutal et insensé va choquer le Congrès et l’amener à me soutenir dans cette lutte pour arracher les armes des mains des assassins et des meurtriers », a dit M. Dodd. Son collègue au Sénat Daniel Brewster, du Maryland, ajouta que l’assassinat de King « a dramatisé brutalement la nécessité de contrôler les ventes d’armes qui mènent à la violence ». Pour sa part, The Nation a insisté sur le fait que « le monument commémoratif le plus pratique pour le Dr King – et pour Kennedy – serait un projet de loi sur le contrôle serré des armes à feu, adopté immédiatement ».
Mais les efforts déployés dans les années 1960 pour promulguer des lois rigoureuses sur le contrôle des armes à feu ont rapidement révélé les lignes de fracture raciale aux USA. Après l’assassinat de King, les émeutes de Baltimore à Trenton en passant par Louisville alimentaient une peur très particulière et dramatique de la violence noire, qui pourrait se répandre dans les banlieues blanches. Cette paranoïa a fait naître chez de nombreux Blancs la conviction qu’ils devaient s’armer eux-mêmes et, inversement, qu’un contrôle efficace des armes à feu devait empêcher les Noirs USaméricains de se procurer des armes à feu. « L’Amérique blanche, dans l’ensemble, ne pleurait pas le Dr King, mais elle était plutôt effrayée par la violence qui a suivi l’assassinat, et elle estimait que les politiciens étaient trop permissifs », a observé le journaliste David Halberstam en voyageant avec Robert F. Kennedy à Terre Haute, Indiana, immédiatement après l’assassinat de King.
Le projet de loi proposé par Dodd, la Loi de 1968 sur le contrôle des armes à feu, a été affaibli par deux hommes puissants de la Commission judiciaire du Sénat : James Eastland, du Mississippi, et Strom Thurmond, de Caroline du Sud. Eastland et Thurmond, deux ségrégationnistes convaincus, venaient d’États où les armes à feu ont joué un rôle indispensable dans le renforcement de la suprématie blanche après la Reconstruction (période ayant suivi la Guerre civile].
Ce deux poids deux mesures – restreindre l’accès des Noirs aux armes, armer les Blancs – n’était pas le seul apanage du Sud. Un an avant l’assassinat de King, l’État relativement libéral de Californie adopta la Mulford Act de 1967, interdisant l’exhibition d’armes à feu chargées. La nouvelle loi visait implicitement les “militants” noirs, comme les Panthères noires d’Oakland, qui sont ensuite descendues au palais de l’État, à Sacramento, en portant de manière visible leurs fusils en signe de protestation spectaculaire contre la loi. La N.R.A. était en faveur de cette loi sur les armes à feu, et le gouverneur Ronald Reagan l’a signée. (Il y a deux semaines, à Sacramento, la police a tiré sur Stephon Clark, un homme noir de vingt-deux ans non armé, huit balles, la plupart dans le dos, dans le jardin de sa grand-mère, tuant Clark et soulevant à nouveau des questions sur les personnes qui ont le droit de se protéger).
Après l’assassinat de King, en 1968, le sénateur Robert Kennedy s’est rendu dans la communauté rurale et forestière de Roseburg, en Oregon, pour plaider à fond en faveur du projet de loi sur la réforme des armes à feu. Il a été accueilli par des huées et des pancartes disant : “Protégez vos droits de garder et de porter des armes.” L’opposition n’était pas surprenante, étant donné l’histoire de l’Oregon. L’État a été fondé comme une utopie blanche, a récemment observé l’écrivain Matt Novak, où, comme l’a dit un colon “pionnier”, “son peuple croyait qu’il ne devait encourager que les meilleurs éléments à venir à nous, et décourager les autres”. Devenu un État en 1859, « l’Oregon est le seul État de l’Union à avoir obtenu le statut d’État avec une constitution interdisant aux Noirs d’y vivre, d’y travailler ou d’y posséder des biens », écrit Novak. « Il était illégal pour les Noirs de s’installer dans l’État jusqu’en 1926. »
Onze jours après avoir été chahuté par la foule en Oregon, Kennedy a été assassiné, en Californie, par un homme armé. Cet automne-là, l’horreur qui a suivi l’assassinat de King et Kennedy a finalement donné au Congrès l’élan nécessaire pour adopter le projet de loi de Dodd. La peur de la violence noire a contribué à susciter l’appui du public. L’opposition des membres du Congrès soutenus par la N.R.A.A. a également entraîné la suppression de l’une des mesures les plus puissantes du projet de loi : l’appel à enregistrer toutes les armes à feu aux USA.
Lors d’une cérémonie de signature de la loi le 22 octobre 1968, le président Lyndon B. Johnson a déploré le fait que le lobby des armes à feu avait réussi à diluer la mesure. « Nous n’avons tout simplement pas réussi à obtenir du Congrès qu’il donne suite aux demandes que nous lui avons adressées. J’ai demandé l’enregistrement national de toutes les armes à feu et l’octroi de permis à ceux qui portent ces armes. Car le fait est qu’il y a plus de cent soixante millions d’armes à feu dans ce pays – plus d’armes à feu que de familles », a dit Johnson. « Les voix qui ont bloqué ces sauvegardes n’étaient pas celles d’une nation excitée. C’étaient les voix d’un puissant lobby, d’un lobby des armes à feu, qui a eu le dessus pour l’instant en cette année électorale ».
Le journal de la ville natale des Kennedy, le Boston Globe, espérait que la N.R.A. obtiendrait “sa première véritable sanction” dans le sillage du meurtre du révérend. Mais la N.R.A. n’a fait que gagner en force politique depuis lors. Elle a affaibli des éléments de la loi de 1968 sur le contrôle des armes à feu et a généralement bloqué l’adoption d’importantes lois sur le contrôle des armes à feu pendant des décennies. Au cours des cinquante années qui ont suivi, le nombre de civils tués par balle aux USA a dépassé le nombre d’USAméricains tués en uniforme pendant toutes les guerres de l’histoire du pays. En 2017, le Journal of the American Medical Association a écrit que la violence armée était une “crise sanitaire”. Pendant ce temps, les dons à la N.R.A. ont triplé après la fusillade de l’école de Parkland [Floride, 14 février 2018].
Tout au long d’une décennie de recherches, j’ai découvert que la culture des armes à feu de la N.R.A. contribue à informer la culture nationaliste blanche des USA. Des miliciens blancs anti-immigrants avec lesquels j’ai parlé dans le sud de l’Utah aux flics retraités de la police de Los Angeles avec lesquels j’ai joué au golf à Coeur d’Alene, dans l’Idaho, un battement de tambour de droite continue d’alerter les USAméricains blancs que le gouvernement doit s’attaquer au crime “endémique”, que les immigrants vont les déplacer et qu’ils doivent se préparer. Cette ferveur pro-armes à feu et anti-gouvernementale renforce le ressentiment à l’égard de ce qui est perçu comme des problèmes : l’obamacare [loi étendant la couverture santé à 32 millions de citoyens n’en disposant pas], l’immigration, la sécurité personnelle, le déclin de la “grandeur” – autant de questions qui indiquent que la race est un substitut de ce qui est “mal”. Une bonne dose de paranoïa blanche imprègne la défense à cœur et à cri du Second Amendement. L’enthousiasme pour les armes à feu imprègne l’imaginaire des survivalistes blancs.