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Entre fierté et persécution : grandeur et décadence des Hijras, la plus ancienne communauté transgenre du monde

Joe Wallen 02/08/2019
Autrefois vénérées – et occupant une place presque mythique dans la culture sud-asiatique – les Hijras sont maintenant confrontées à l’oppression en marge de la société. Joe Wallen rapporte du Bangladesh. Photos de Jack Taylor.

Tradotto da Fausto Giudice
C’est le début de l’après-midi dans une maison délabrée de deux chambres à coucher dans la vieille ville de Dhaka, la capitale du Bangladesh. De la musique bengalie crépite d’un vieux haut-parleur tandis que les membres de la famille pratiquent leurs mouvements de danse dans la rue étroite.
D’autres membres du groupe rient bruyamment en échangeant des ragots, les sons et les odeurs de la cuisine flottant dans l’air.
Shanta applique méticuleusement un fond de teint blanc craie sur ses joues et retouche l’eyeliner noir qui borde ses yeux sombres.
C’est une scène de vie domestique quotidienne, mais Shanta et ses amies ne sont pas des jeunes femmes ordinaires – ce sont des Hijras, nées comme des hommes mais appartenant maintenant au troisième sexe.
Il y a des membres de ce groupe dans toute l’Asie du Sud, mais rien qu’au Bangladesh, on estime qu’elles sont entre deux et trois millions.
Il s’agit de la plus ancienne communauté transgenre du monde, dont l’existence remonte aux deux anciens textes hindous du Kama Sutra et du Mahabharata, publiés vers 400 av. J-C.
Les Hijras, nés de sexe masculin mais appartenant à un troisième sexe, étaient autrefois tenues en haute estime ; leur existence est aujourd’hui menacée.
Historiquement, le groupe était vénéré et occupait une place presque mythique dans la société sud-asiatique. Les Hijras appartenaient à leur propre caste sacrée et jouaient une large gamme de rôles cérémoniels divers et importants.
L’Empire moghol qui régna sur la plus grande partie de l’Inde au XVIIe siècle – et construisit le Taj Mahal – devait une grande partie de son pouvoir à ses redoutables gardes du corps hijras.
« Au XIXe siècle, le travail des Hijras consistait notamment à collecter des badhai (cadeaux de félicitations) et à se produire, en particulier dans les foyers après la naissance et à l’occasion des mariages, ainsi qu’en public », explique Jessica Hinchy, spécialiste de la communauté à la Nanyang Technological University de Singapour.
Le gouvernement colonial a classé les Hijras dans la catégorie des “eunuques” et elles ont pu travailler dans divers domaines, notamment comme travailleuses agricoles et domestiques.
Mais ces dernières années, les Hijras ont perdu leur statut et vivent en marge de la société.
L’une des raisons en est la ligne toujours plus dure du gouvernement du Bangladesh, dirigé par la Première ministre Sheikh Hasina.
Afin de se plier à la montée de l’intégrisme islamique et de préserver une fragile coalition au pouvoir qui comprend des partis islamistes, Hasina a fermé les yeux sur le sectarisme et la violence envers les Hijras.
« L’une des raisons pour lesquelles la situation des Hijras au Bangladesh s’est détériorée si rapidement ces dernières années est en partie due au fait que le gouvernement n’a pas pris au sérieux les incidents de violence et de discrimination », explique Kyle Knight, chercheur au programme sur les droits des LGBT à Human Rights Watch, qui surveille la discrimination et les abus contre less Hijra.
« Il n’y a pas eu d’enquête adéquate sur les incidents et les survivants n’ont pas été protégés contre d’autres abus. Cela indique clairement que ceux qui maltraitent les Hijras pourront le faire en toute impunité », dit-il.
Ananya Banik a longtemps été le visage de la communauté Hijra, dirigeant ses événements Pride et produisant le premier magazine LGBT du Bangladesh, Rainbow (Arc-en-ciel), avec son ami proche Xulhaz Mannan.
Mais en 2016, Xulhaz a été poignardé à mort et huit militants appartenant au groupe islamique radical Ansar al-Islam, qui a des liens avec Al-Qaïda, ont récemment été accusés de son meurtre.
Ansar al-Islam publie régulièrement des listes d’ « ennemis de l’islam » à abattre, dont beaucoup ont été assassinés depuis.
Ananya figurait sur l’une de ces listes.
« C’est mon droit, c’est mon choix et mon corps », dit-elle, « mais quand je parle de mon droit, tout le monde veut me tuer… les insultes et les coups sont très courants ».
Elle a commencé à recevoir des menaces de mort peu après le meurtre de Xulhaz.
Ses craintes se sont concrétisées lorsque quatre islamistes présumés sont arrivés à son bureau – heureusement qu’elle n’était pas là.
« Ils ont dit à mes employés de me dire de corriger mon comportement, sinon ils me hacheraient à mort », dit Ananya, « rien de ce qui est en dehors du binaire n’est accepté ».
Bien qu’elle ait signalé l’incident aux autorités, les suspects sont toujours en liberté et elle a reçu davantage de menaces de mort.
« La religion tient toujours une machette », dit-elle.
Pour des raisons de sécurité, les Hijras vivent généralement dans des communautés de seules Hijras dirigées par un gourou, une cheffe communautaire hijra qui a des contacts dans la police locale.
Lorsqu’elles rejoignent la communauté, elles prennent un nouveau prénom féminin et adoptent le nom de famille Hijra.
En échange d’une protection, elles donnent au gourou une part de leurs maigres revenus.
Shanta vit dans un de ces foyers à Noya Bazar avec une dizaine d’autres.
Aucune des Hijras n’a pu obtenir un emploi régulier et elles sont obligées de subvenir aux besoins de leur foyer par la mendicité et le commerce du sexe.
Chaque matin, vers 11 heures, une membre de la famille, Oporupa, se rend dans les commerces et les boutiques du quartier pour demander de l’argent.
C’est un travail ingrat et peu de gens reconnaissent qu’Oporupa essaie de survivre.
Joya Sikder a quitté l’école à l’âge de 12 ans après que ses professeurs l’eurent battue pour avoir affiché des caractéristiques féminines.
« Les gens me crient dessus pour que je trouve un vrai travail, mais il n’y a pas d’opportunités pour des Hijras comme nous » , dit-elle.
Les Hijras sont férocement tribales – alors que Oporupa dit qu’il n’y a jamais de rivalité au sein de sa propre famille, la violence peut éclater si elles essaient de collecter de l’argent dans une zone qui est considérée comme relevant de la’juridiction’ d’un autre gourou.
Pour les Hijras qui travaille dans l’industrie du sexe le soir, comme Shanta, la sécurité est une préoccupation constante.
Shanta travaillait dans un garage mais a perdu son emploi après que son identité eut été révélée.
On lui a refusé un emploi de femme de ménage et cela l’a forcée à se prostituer la nuit dans la vieille ville délabrée et anarchique de Dhaka. 
Elle gagne environ 1 700 taka par semaine en vendant son corps – environ 14 £ [= 15€].
« Mon problème de sécurité est énorme, j’ai été poursuivie par des flics ou des drogués avec des lames et des seringues infectées à plusieurs reprises », dit-elle.
« J’ai été batte plusieurs fois par la police ».
Ironie du sort, la police constitue également une base essentielle de sa clientèle, tout comme les membres du Parlement bangladais et de l’armée.
Elle déteste ce travail mais dit qu’elle ne peut pas trouver d’autre emploi en raison de la stigmatisation dont elle fait l’objet parce qu’elle est Hijra.
« J’ai été forcée de faire beaucoup de choses que je n’aurais jamais faites de plein gré », dit-elle.
« J’ai été abusée sexuellement par un policier dans un van. Il a demandé une fellation et je lui ai demandé d’utiliser un préservatif, mais il a refusé ».
« Il m’a forcée et m’a dit que si je sortais du véhicule, il ferait en sorte que je ne puisse plus travailler dans cette zone ».
Alors que le gouvernement bangladais a récemment fait plusieurs concessions aux Hijras – par exemple en leur permettant de s’inscrire comme troisième genre aux élections nationales – les membres de la communauté disent que ces concessions sont arbitraires et n’ont en rien amélioré leurs conditions de vie.
Les Hijras a été retirées des bénéficiaires d’un prochain projet de loi visant à protéger certains groupes contre la discrimination, les qualifiant de “handicapés sexuels”.
Les militant·es estiment que ce type de langage encourage la violence contre les Hijras de la part des groupes religieux et conservateurs du Bangladesh.
Joya Sikder, présidente de Somporker Noya Setu, une ONG qui milite pour les droits des Hijras au Bangladesh, estime qu’elles sont environ 100 000 à travailler dans l’industrie du sexe au Bangladesh, un record historique.
Nombre d’entre elles y sont contraintes parce qu’elles ne peuvent obtenir un emploi régulier.
La discrimination commence dès le plus jeune âge – de nombreuses Hijras sont incapables de terminer leurs études car elles signalent des abus physiques et verbaux de la part de leurs camarades de classe et de leurs enseignants.
Joya a quitté l’école alors qu’elle n’avait que 12 ans après que ses professeurs l’eurent battue pour avoir montré des caractéristiques féminines.
Et à l’âge de 14 ans, elle a quitté la maison familiale à Chittagong pour s’installer à Dhaka.
Elle a d’abord trouvé un emploi dans une usine de confection, mais a perdu son emploi après que son patron eut découvert son identité d’Hijra.
Sans le sou et dans les rues de Dhaka, elle s’est tournée vers la vente de sexe aux clients des quartiers plus riches de la ville, comme Gulshan.
« C’est un travail très risqué car vous pouvez être harcelée par des policiers ou être agressée ou violée par des hommes », dit-elle.
Après trois ans, elle a quitté l’industrie du sexe pour trouver un emploi dans une ONG qui soutient les Hijras.
Le gouvernement bangladais a fait plusieurs concessions récentes, mais les Hijras disent que celles-ci sont arbitraires et n’ont en rien amélioré leurs conditions de vie.
Pourtant, son rôle public dans la promotion des droits de la communauté l’a placée dans une situation encore plus dangereuse.
Joya dit qu’elle reçoit régulièrement des menaces de mort écrites par la poste et qu’on lui envoie même parfois des linceuls qui servent à couvrir les cadavres comme avertissement pour son activisme.
Dans le vieux Dhaka, la pluie de mousson commence à tomber.
Shanta Hijra se prépare pour une autre soirée périlleuse dans la rue.
Elle vend peut-être son corps à des politiciens bangladais, mais il est peu probable qu’ils l’aident un jour à se retirer de ce travail.
« J’aimerais que le gouvernement m’aide à obtenir un emploi que je puisse faire, comme celui d’assistante dans un bureau », dit-elle.
« J’espère beaucoup de choses, mais je sais au fond de moi que je vais devoir passer ma vie à faire ça ».