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De Dutroux et Outreau* à Epstein : flash-back sur la pédocriminalité, arme suprême de biopouvoir Un entretien avec Frédéric Lavachery

Fausto Giudice 27/08/2019
S’il existe une conspiration autour de l’affaire Jeffrey Epstein, c’est bien celle de l’aplatissement : l’ensemble des grands médias et des faiseur·ses d’opinion du monde démocratique ont présenté à ce sujet un parfait encéphalogramme plat.

Autant l’affaire Weinstein avait remué ciel et terre, autant l’affaire Epstein ne remue rien du tout. On s’est contenté de rapporter des faits supposés, allégués ou établis, et surtout d’en minimiser la portée.

Dans le monde francophone, la palme du voilage de face et du refus de creuser revient sans conteste à Arnaud Leparmentier, correspondant du Monde à New York, dont le dialogue en ligne avec les lecteurs est une très riche anthologie de perles médiamensongères et de réductions ad minimum (lire ici).

Comment est-il possible que le dossier Epstein n’ait pas mobilisé le ban et l’arrière-ban du journalisme d’investigation à l’exception notable du Miami Herald ? Pourquoi cette absence d’appels, de hashtags, de metoo ? L’hypothèse la plus vraisemblable tient sans doute au profil des victimes et des bourreaux : d’une part des très jeunes filles anonymes, d’autre part des hommes puissants comme « clients ». L’implication de services de renseignements – CIA et Mossad principalement – est sans doute l’autre facteur de refroidissement des ardeurs.

Comment briser l’omertà ? Eh bien, en commençant par réfléchir à partir de l’expérience historique du dernier quart de siècle en matière de lutte contre la pédocriminalité. J’ai donc posé quelques questions à un vieil ami, Frédéric Lavachery. Avant de se découvrir fils naturel de Haroun Tazieff et de se lancer dans la volcanologie dans les monts d’Auvergne, Frédéric, exilé en Belgique après Mai 1968, a été actif dans le mouvement qui a fait suite à l’explosion de ce qu’on a appelé l’affaire Dutroux. Il nous livre ici une sorte de bilan d’expérience, propre à alimenter la réflexion nécessaire. -FG


Fausto Giudice : Frédéric, tu as été un investigateur militant sur des centaines de dossiers qui vous sont parvenus, tes collègues et toi, dans le sillage de l’affaire Dutroux, qui a éclaté en 1996 en Belgique. Tu as entre autres suivi attentivement l’affaire d’Outreau en France. Un quart de siècle après le déclenchement de l’affaire Dutroux, des affaires dites de pédophilie ont éclaté un peu partout dans le monde, mettant en cause des grandes institutions, notamment l’Église catholique – aux USA, en Irlande, en France -, mais aussi et surtout le monde politique. Jeffrey Epstein, l’organisateur du « Lolita Express », vient de se suicider en prison. Peut-on croire à ce suicide, à ton avis ?


Frédéric Lavachery : Croire au suicide de ce type ou ne pas y croire revient au même. Nous avons l’opinion qui conforte nos opinions. Le monde se divise en quatre : ceux qui n’ont pas entendu parler de l’affaire, ceux qui s’en foutent, ceux qui croient au suicide et ceux qui n’y croient pas. Comment la réalité pourra-t-elle advenir dans nos consciences si nos pensées et nos réflexions sont contraintes par le moule de nos choix antérieurs au point que nos imaginations épousent les mêmes bornes ?

Pourquoi nous posons-nous des questions sur ce suicide ? Pour le sort des victimes d’Epstein ? Pour le sort en général des victimes de tels personnages ? Pour le sort des complices d’Epstein ? Pour le sort de nos gouvernements ? Pour le sort des victimes de nos gouvernements ? Pour conforter nos choix antérieurs devant de tels événements ? Les enfants victimes du spectacle institutionnel et médiatique de l’affaire d’Outreau sont victimes de nos débats qui n’arrivent pas à faire émerger la réalité, ni dans la conscience collective ni dans la conduite des institutions. Des centaines ou peut-être des milliers d’articles ont été écrits sur Outreau. Le sujet revient régulièrement dans les débats télévisés, deux dizaines de livres et deux films ont épluché le sujet chacun à leur manière, et la réalité n’a toujours pas été dévoilée. J’y reviendrai plus loin.

Sur ce suicide : je ne connais pas le dossier, donc je ne sais rien. J’ai appris par la télévision que l’association “Innocence en danger” travaillait avec les autorités des États-Unis et avait demandé l’ouverture d’une enquête par le Parquet de Paris. Innocence en danger doute fortement du suicide parce que, dit-elle, selon son avocat, Epstein s’était engagé à livrer des noms. Innocence en dangern’est pas suspecte à mes yeux de parti-pris. J’ai pu constater, depuis 2001, que cette association fournit un travail sérieux sur les documents et témoignages. J’ai aussi pu constater qu’en ce qui concerne la Belgique et la France, elle ne veut pas aller au-delà de la limite qui ruinerait sa crédibilité institutionnelle, quelle que soit la qualité de ses investigations. Elle n’est pas la seule à ralentir puis reculer aux abords de cette limite, c’est le sort que l’impératif de la crédibilité institutionnelle fait à tous les professionnels de la protection de l’enfance ou de l’investigation.

La plupart des investigateurs amateurs subissent la même contrainte, même ceux dont les motivations sont impeccables au regard de l’éthique. Quelle éthique ? Celle de la dignité de la personne vulnérable lorsqu’elle dépend de nos choix quotidiens. Crédibilité : on est dans le registre de la croyance. Institutionnelle : on est dans le registre de la puissance du pouvoir. Le sort de l’enfant soumis à la torture est tout entier inscrit dans la combinaison de ces deux registres. D’où, de qui pourra-t-il alors voir venir l’espoir d’être sauvé ? On connaît la chanson, “le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté”. La vérité… Qu’est-ce que la vérité, d’où l’Humanité a-t-elle tiré ce concept aussi trivial qu’ardu ? Probablement des impératifs de survie et d’adaptation d’une part (principe de réalité), de gestion des groupes d’humains d’autre part (foi à accorder aux systèmes de savoirs ou de croyances). Il reste que c’est un concept éminemment subjectif, intimement lié aux conditions dans lesquelles chacun forge ses convictions. Et c’est toujours un individu-sujet social qui, l’énonçant, exprime un rapport social à enjeux.

L’autopsie d’Epstein, vient de confirmer le suicide par pendaison dans sa cellule. Cela rappelle de célèbres pendaisons belges liées à des affaires d’État comportant un volet prostitutionnel ou pédocriminel de criminalité institutionnelle, pendaisons réussies par Paul Latinus en 1984 puis par Patrick Haemers en 1993, mais comparaison n’est pas raison. La raison, cependant, commande de comparer.


Jean-Paul Van der Elst

FG : Revenons en arrière : pourrais-tu nous résumer les enseignements principaux que tu as tirés de l’affaire Dutroux et de ses retombées, en Belgique et au-delà ?

FL : Les affaires criminelles deviennent des affaires d’État par la criminalité institutionnelle. Il y a une limite au-delà de laquelle le ticket pour la réalité n’est plus valable, l’histoire et les débats qui la font doivent impérativement s’inscrire dans une enceinte, une forteresse de croyances que l’on nomme vérité. Ce fut, cela reste le cas pour l’affaire Dutroux comme pour l’affaire de Broglie, pour l’affaire Boulin comme pour l’affaire Cools, pour l’affaire Lumumba comme pour l’affaire Benalla, etc, etc… L’affaire d’Outreau est un modèle du genre, dont le volet belge n’a été que timidement –mais remarquablement et c’est une première – abordé dans un livre récent, Outreau, Angles morts, de Jacques Delivré et Jacques Cuvillier, publié en juin dernier aux éditions du Pétiole, avec PUMBO.fr. C’est le quatrième ouvrage sérieux sur l’affaire d’Outreau, le premier – fondateur dans la recherche des réalités subies par les enfants victimes – étant celui de Marie-Christine Gryson-Dejehansart, Outreau, la Vérité abusée, 12 enfants reconnus victimes, paru aux éditions Hugo en 2009, édition numérique revue et augmentée en 2015, à lire avant de commenter quoi que ce soit au sujet d’Outreau.

Il y a ensuite le livre que Cherif Delay a écrit en 2011 avec l’aide du journaliste Serge Garde, Je suis debout, aux éditions Le Cherche-Midi, puis le livre de Jacques Thomet, Retour à Outreau, contre-enquête sur une manipulation pédocriminelle, sorti en 2012 par le seul éditeur qui en ait accepté le manuscrit, les éditions Kontre-kulture. Au moins dix-huit autres bouquins traitent de l’affaire d’Outreau, sans compter les innombrables panégyriques de Maître Dupont-Moretti, qui tous ignorent ou travestissent les faits. Ce que j’affirme là n’est pas de l’idéologie, c’est une donnée rigoureusement établie par les auteurs de ces quatre ouvrages sur la base du volumineux dossier judiciaire, de nombreux témoignages recoupés, de leurs expériences respectives, de la masse considérable des articles de presse et des livres parus sur l’affaire. Autant j’ai un immense respect pour le travail des quatre auteurs primordiaux que sont Chérif Delay, Marie-Christine Gryson-Dejehansart, et les trois Jacques, Thomet, Cuvillier et Delivré, autant j’ai une critique fondamentale à leur adresser – mais elle peut m’être adressée également pour n’avoir pas fait le boulot :
l’enjeu, la toile de fond des angles morts d’Outreau, pour reprendre le titre du livre de Cuvillier et Delivré, c’est le sort que chacun fait à l’enfant, sort réel – celui des enfants victimes d’Outreau et de tous les Outreau – et sort potentiel : le crime contre l’Humanité qui menace l’enfant, partout, comme il menace la femme ou le vieux si facilement placé sous tutelle criminelle.

À ce sujet, lire, de Valérie Labrousse, Les dépossédés, Enquête sur la mafia des tutelles, paru en 2014 aux Éditions du Moment. Extrait de la présentation :


900 000 majeurs sous protection juridique en France. Autant de proies potentielles pour les réseaux spécialisés dans les abus tutélaires. Valérie Labrousse a recueilli de nombreux témoignages et enquêté pendant dix ans sur cette véritable mafia où l’omerta est de rigueur. Professionnels de l’immobilier, de la brocante, assureurs, pompes funèbres, banquiers, maisons de retraites, établissements de santé, services à la personne, associations d’utilité publique, municipalités, les prédateurs sont partout, s’immisçant dans toutes les failles d’un système qui roule sans contrôle. Au prétexte de la gestion des vieux, de la menace d’Alzheimer, les connivences s’étendent jusqu’aux rouages de l’État et des institutions, experts, notaires, avocats, médecins, affaires sociales, magistrats. Un système pervers où la maltraitance fait rage. Détournements de patrimoines, mais aussi menaces, violences : le protégé est devenu une victime, les familles sont brisées.

Pour le débat sur cette enquête : https://bit.ly/2Lbh2Zy et https://bit.ly/2MBAz8N

Pour cerner la réalité, il est indispensable de tirer la logique de tous les faits dont nous pouvons avoir connaissance. Y a-t-il des données du dossier qui puissent se comprendre, s’analyser indépendamment des autres ? Si oui, lesquelles et pourquoi ? Si non, alors il faut tirer la logique jusqu’au point de l’impuissance. Personne encore ne l’a fait à fond pour Outreau et c’est ce à quoi je m’étais essayé pour les victimes de Dutroux, Nihoul et consorts. Trier les données par choix idéologique, voire pédagogique mais cela reste idéologique, fait rater la cible.

L’époque de l’affaire Dutroux est celle de la naissance de cette tarte à la crème journalistico-politico-sociologique de la “théorie du complot”. Les tours de Manhattan y sont pour beaucoup et les deux sont entrés en résonnance en Belgique par ce bouquin au titre affreux imposé par l’éditeur, Dossier pédophilie, le scandale de l’affaire Dutroux, que j’ai commis avec Jean Nicolas, journaliste d’investigation douteux mais talentueux fouille-merde. Le livre est sorti en septembre 2001 aux éditions Flammarion. Il a fait la une de la presse belge pendant plusieurs jours alors que les tours venaient de s’effondrer à New-York. Pas un seul journaliste ne l’avait lu mais tous l’ont démoli. Plusieurs journalistes d’investigation qui ont traité de cette affaire se sont aussi employés dans l’affaire d’Outreau exactement comme le professeur Claude Allègre a fait une brillante carrière scientifique en travestissant les données, notamment sur le climat. Qui paie ? La question ne relève pas de “la théorie du complot” mais de la logique élémentaire à l’observation des faits. Pour Allègre, on sait que ce sont les industriels américains du pétrole. Et pour les journalistes de l’investigation façon Allègre ?

Je ne nie pas la parano complotiste qui fleurit grâce aux réseaux que l’on dit sociaux. J’ai des amis, gens sincères et incorruptibles, qui croient que les traînées d’avion, ou certaines d’entre elles, sont la trace d’une contamination délibérée de l’atmosphère par des agents chimiques dans des buts d’État inavouables. Les mêmes sont convaincus que l’homme n’a jamais foulé le sol lunaire. Combien sommes-nous à croire que la Terre est plate ou que le monde a été créé en 6000 ans ? À l’autre bout de la toile idéologique, le viol d’enfants en réseau existe mais pas le trafic d’organes. Chacun, aujourd’hui, a la possibilité de faire entendre sa voix s’il a accès à internet et tous les pouvoirs en sont bouleversés. Les conditions d’émergence de la réalité de ces affaires ont radicalement changé avec le déploiement d’internet. L’exercice du pouvoir en est affecté et le traitement des affaires d’État par les populations, par les journalistes ou par les autorités, a commencé à intégrer cette nouvelle donne avec l’affaire Dutroux. L’affaire d’Outreau qui a connu son dernier procès en 2015, a consacré ce nouveau paradigme. Il suffit de dresser une comparaison chronologique sommaire des deux affaires pour constater un nombre de coïncidences qui défient le hasard, mais personne à ma connaissance n’a encore pensé ou osé s’y coller publiquement, cette opacité a résisté au lessivage permanent des écrans par les réseaux sociaux :


– 1996 : l’année blanche en Belgique. La conjoncture Dutroux fait vaciller l’État. La Marche blanche du 20 octobre a rassemblé d’après mon estimation plus de 600 000 personnes. 615 000 selon les chiffres non publiés des services de l’État, information qui m’a été fournie par le juge d’instruction Jean-Claude Leys, qui fut candidat au poste de directeur de la Sûreté de l’État. Tout le monde donne le chiffre de 350 000 claironné par la presse et repris sans estimation ni vérification y compris par les parents des victimes de Dutroux et tous leurs partisans.

– 1996 toujours : mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur la manière dont l’enquête dans ses volets policiers et judiciaires a été menée dans l’affaire Dutroux-Nihoul et consorts.

– 1996-1977 : plus d’un million et demi de personnes se sont mobilisées en Belgique en soutien aux parents des victimes de Dutroux qui posaient un énorme “point d’interrogation sur l’État de droit”, pour reprendre l’expression de Carine Russo lors des obsèques de la petite Loubna Benaïssa à la Grande Mosquée de Bruxelles. À l’échelle de la France, cela aurait mis neuf millions de personnes dans les rues face à l’État, pendant près de deux ans. On comprend la nécessité d’une commission d’enquête parlementaire et la pugnacité qui l’a animée si l’on sait que les élections législatives étaient programmées pour 1999.

– 1997 : extrait du verbatim des auditions de la commission Valini, (https://bit.ly/2ZuuRax )
“En 1997, des assistantes sociales se rendent compte qu’il y a, chez deux enfants du couple Delay-Badaoui, des problèmes de nature sexuelle. (Audition de Me Pascale POUILLE-DELDICQUE, avocate de Myriam Badaoui, cf rapport p 425) “

– 1997 : lors d’une marche blanche organisée par le comité blanc de la ville côtière belge de La Panne, pas loin de Dunkerque, une petite délégation est venue d’Outreau dans l’espoir de trouver du soutien pour obtenir du Procureur de la République l’ouverture d’une enquête sur un réseau pédocriminel comprenant des notables. Ils ont dû rentrer bredouilles.

– Fin 1998, ” le service social de l’UTAS (Unité territoriale d’action sociale) d’Outreau me transmit un rapport dans lequel il était fait état d’une révélation de Jean, concernant une agression dans une cage [cave?] d’immeuble… dans le cadre de cette enquête, Pierre a été entendu, mais courant 1999, une information du Parquet nous a appris que l’affaire avait été classée sans suite.(Audition de Claire BEUGNET- ASE [Aide sociale à l’enfance]) ” (…) ” il y a un signalement de la collègue du service social local pour agression de Jean dans la cave ; Pierre est entendu à ce sujet. L’affaire sera classée sans suite. (Audition de Sabine JOLY – UTAS) Le Parquet m’informa qu’une enquête avait été confiée à la brigade des mineurs, qui a dû entendre l’enfant [Jean] début 1999. Au cours du premier semestre 1999, j’ai été informée du classement sans suite -mais je ne sais plus par quel biais. (Audition de Claire BEUGNET- ASE) “, (extraits du verbatim de la commission).

– 1999 : une cellule des Renseignements Généraux français opère clandestinement en Belgique pour “voir comment les Belges s’y prennent pour démasquer les réseaux de pédophiles afin de s’en inspirer”, selon ce que m’a dit l’un de ses membres chargé de contacter des militants du mouvement blanc. Lorsque je lui ai rétorqué qu’ils étaient là pour éviter à l’État français de voir une bombe à la Dutroux exploser sous ses fesses, il m’a dit “oui”.

– 2001 : saisine du juge Fabrice Burgaud et ouverture de l’affaire judiciaro-politico-médiatique d’Outreau, sabotage de la commission rogatoire du juge Burgaud par la police belge, pressions invraisemblables sur Flammarion pour empêcher la sortie de notre livre, procès à Flammarion intenté à Paris par le Roi de Belges et son gouvernement pour censurer notre livre.

– 2002 : bouquin du journaliste belge d’investigation René-Philippe Dawant, “Dutroux, l’enquête manipulée”.

– 2004 : procès Outreau à Saint-Omer alors que celui de Dutroux est en cours à Arlon.

– 2005 : parution en octobre du bouquin des journalistes belges d’investigation, René-Philippe Dawant et Georges Huercano-Hidalgo, Contre-enquête à Outreau ; sexe, mensonges et vérité, aux éditions Luc Pire – Voix Du Jour.

– 2005 toujours : en novembre et décembre procès Outreau en appel, à Paris.

– 2006 : commission d’enquête parlementaire française chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement.

Le volet belge de l’affaire d’Outreau n’a pas plus été exploré que le volet français de l’affaire Dutroux. J’ai assez enquêté depuis 1997 pour savoir que ce double angle mort ne rend aveugle ni les réseaux de trafiquants ni les services occultes des deux États, journalistes corrompus compris.

Criminalité institutionnelle et crédibilité institutionnelle sont deux concepts majeurs d’une part pour la philosophie du droit, le droit constitutionnel, le droit public et le droit pénal, d’autre part pour la sociologie politique. Mais, depuis plus de vingt ans, je n’ai jamais trouvé d’étude de ces concepts, universitaire ou autre. Ils ont été révélés au tournant du siècle dans la conjoncture combinée des affaires Dutroux et Outreau. À ma connaissance personne encore n’a ouvert ses neurones sur ces concepts comme analyseurs de la réalité Outreau. L’enfant torturé gît dans cet angle mort de la conscience citoyenne.


FG : Une plaque apposée en face de la maison de Marc Dutroux à Marcinelle proclame : « En mémoire de tous les enfants victimes de pédophilie ». Personnellement, cette phrase me gêne : on peut être victimes de la rougeole, de la grippe, du choléra, mais de la pédophilie ? Ne faudrait-il pas plutôt parler de pédocriminalité ? Que penser de la notion même de « pédophilie » ?

FL : Cette question souligne la condition subalterne de l’enfant dans l’imaginaire de notre civilisation. La défense par l’Église catholique des prêtres qui abusent sexuellement les enfants ou celle de certains autres pédocriminels, évoquent souvent que l’enfant peut être tentateur, tout comme les violeurs de femmes évoquent la provocation de la femme qui expose ses jambes, son décolleté ou ses cheveux. Qui est choqué par l’expression “je me suis fait violer, agresser, voler… ” ? On est violé, agressé, volé mais la syntaxe admise par tout le monde rend la victime complice de l’agresseur et exprime la culpabilité de la victime.

Dans la pédocriminalité, terme que l’on doit, je pense, aux parents de Mélissa Russo, du moins est-ce par eux que je l’ai entendu pour la première fois, il faut distinguer l’individu criminel du système criminel dans lequel il s’inscrit éventuellement. Un voleur comme un violeur peut être isolé, socialement ou dans son activité criminelle, comme il peut faire partie d’un système. Mais une criminalité organisée pérenne ne peut qu’avoir tissé sa toile au sein des institutions. Il y a donc une pédocriminalité institutionnelle. La fonction des procès Dutroux et Outreau ne fut-elle pas d’éteindre le feu qui menaçait la pédocriminalité organisée dans ses dimensions institutionnelles ?

Pourquoi le signalement en 2015 d’Epstein et de Jean-Luc Brunel pour des faits commis sur des Françaises ou en France ne met en route une procédure judiciaire qu’en cette fin août 2019 ? La commission parlementaire belge a reculé sur la question clairement posée des ” protections “, en évoquant des dysfonctionnements au sein des institutions publiques et un “estompement de la norme ” de la part de certains fonctionnaires, alors qu’elle était allée très loin dans ses investigations avant de s’attaquer au volet ” protections “.

La commission parlementaire française fut une sinistre pitrerie, instruite qu’elle était des risques encourus par le régime belge du fait des audaces de sa commission. Chacune des commissions fut une entreprise de déminage en fonction de la conjoncture respective des deux pays. Or, la chronologie des deux affaires implique une contamination réciproque de la gestion de crise tant par la presse que par le politique de chaque pays. La commission belge est intervenue en début de conjoncture, la française en fin de conjoncture. Il y a donc une présomption très forte que la commission Valini ait été conduite en connaissance des risques pris en Belgique dans la conduite de la commission Verwilghen.


FG : On assiste à un mouvement d’opinion manipulé, surtout dans les pays de tradition catholique, qui voit à l’œuvre un complot visant à la dissolution des identités collectives et individuelles au nom de la « théorie du genre », de l’homoparentalité, du transgenre. Ce complot passerait par une infiltration de l’ONU et des États nationaux par de « puissants lobbies » visant la destruction de la famille et l’amélioration de la libre circulation des corps réduits à l’état de marchandises. Bref, une critique réactionnaire et conservatrice de l’exercice du biopouvoir, qui, lui, est une réalité indéniable. Quelle vision progressiste ou révolutionnaire peut-on opposer à ces gens qui organisent des « marches pour la vie » (des fœtus), des congrès mondiaux des familles et vitupèrent ce qu’ils appellent « l’homosexualisme » ? En d’autres termes, quelle visée émancipatrice peut-on tirer de l’analyse des mécanismes pédocriminels ?

FL : La revendication d’un “droit à l’enfant” illustre bien une tendance à la dérive perverse de l’idéologie, aussi bien commune qu’institutionnelle, du droit d’une part, d’autre part du rapport à l’enfant dans la société que je connais, celle de l’Europe francophone branchée sur la mondialisation des pouvoirs centraux, économiques et financiers avec leurs instruments institutionnels. L’enfant est sujet de droits et non l’objet d’un droit de vie ou de mort dont les parents seraient les titulaires en vertu de la loi. La revendication d’un droit surgit de sa négation. On ne songe pas à un droit d’enfanter pas plus qu’à un droit de respirer, sauf si on nous interdit d’enfanter ou de respirer. Si je suis incapable de respirer, suis-je en droit d’exiger de la médecine qu’elle me permette de respirer ? Si je suis incapable d’enfanter, suis-je en droit d’exiger de la médecine de me permettre d’enfanter ? Cette analogie est fallacieuse, dans le premier cas il s’agit de moi, dans le second aussi mais par le truchement d’un enfant instrumentalisé pour la satisfaction de mes désirs quels qu’ils soient. La PMA, vue sous cet angle, serait déjà limite. La GPA serait, elle, une forme de pédocriminalité institutionnelle. (PMA : Procréation médicalement assistée sans père ; GPA : gestation pour autrui [mères porteuses])

Je comprends les adversaires de l’avortement, c’est une question de croyance. On croit à l’âme humaine ou l’on n’y croit pas. Âme, esprit, conscience sont-ils synonymes ? Ne sont-ils que l’expression idéologique de nos interrogations angoissantes ou primordiales ? La neurobiologie du cerveau pense approcher la découverte du siège matériel de la conscience. Y parviendra-t-elle ? À supposer qu’elle y arrive, pourra-t-elle établir que la conscience embryonnaire n’existe pas dans l’embryon ? Avorter est un échec, souvent un drame, toujours selon Simone Veil. L’idéologie commune évoluant peut-être aujourd’hui arrive-t-il qu’avorter ne soit plus vécu comme un drame par les femmes qui y ont recours, mais je ne sais rien de ce que peuvent vivre les femmes qui avortent aujourd’hui. Avorter est-il un crime, quel que soit son statut en droit pénal ? Un crime contre l’Humanité pour atteinte volontaire à la vie humaine ? Une forme de génocide par la dimension institutionnelle de cette atteinte à la vie ? Le problème éthique est-il le même pour le droit de mourir dans la dignité exercé par le recours à l’euthanasie ?

Tout criminel a chez nous aujourd’hui le droit d’être jugé pour ses motivations et pas uniquement pour le scandale du fait qu’il a commis, par lequel il met en péril l’ordre civil, l’ordre idéologique. Les conditions de l’avortement – psychologiques, sociales, matérielles, médicales – exigent que l’Etat légifère, pas les églises. La loi Giscard-Veil est une mesure de sauvegarde parfaitement justifiée par l’éthique. Au droit à l’enfant j’associerais le droit à la connaissance de ses origines, le droit de savoir qui sont ses géniteurs. Ils font aujourd’hui partie de la même conjoncture mais procèdent des deux bouts opposés de la procréation. Le télescopage promet de jolis débats. Je ne comprends pas pourquoi un bon nombre de ceux qui veulent des enfants sans pouvoir en faire exigent la GPA au lieu d’adopter. Ça me paraît hautement suspect de nombrilisme, comme peut l’être le fait de concevoir des enfants de façon naturelle. Le vocabulaire usuel l’indique, qui parle de reproduction : on ne se reproduit pas, on procrée. Que le fétichisme de soi puisse être consacré par la loi est étrange, sans parler du marché technologique, médical, industriel et financier de l’enfant qui en sera la conséquence s’il n’en est pas à la source. Ce n’est pas l’aspect le moins effrayant de la dynamique du couple PMA-GPA. Transhumanisme ou post-humanisme se profilent derrière les prouesses du génie génétique. La GPA serait-elle un cheval de Troie de ces folies qui prétendent éradiquer la douleur, viser l’immortalité et permettre au mâle humain d’accoucher ?

Tu me demandes quelle visée émancipatrice on peut tirer de l’analyse des mécanismes pédocriminels. L’émancipation est toujours une affaire de dignité, de respect de soi au regard de ce que l’on considère comme le bien. Qu’est-ce que le bien, sinon le droit à la vie comme déploiement de la personnalité sans altération de l’identité du sujet ? Tout cela se lit dans le regard de chacun, de la naissance à la mort. Si je perds ma dignité du fait d’autrui, autrui est indigne. Ma liberté ne commence pas où s’arrête celle des autres, celle d’autrui est la condition de la mienne et je ne puis être libre si je dépends de l’assujettissement ou de l’aliénation d’autrui. La seule visée émancipatrice, progressiste ou révolutionnaire que je voie tient en deux perspectives combinées, la première est culturelle avant que de pouvoir devenir constitutionnelle, la seconde est d’emblée d’ordre constitutionnel. Il faudra :


– que la parole de la victime d’un fait institutionnel ou d’une politique structurelle soit admise comme légitime à priori, entendue à tous les niveaux de la structure publique à sa demande ou à la demande des citoyens et que sa crédibilité soit présumée ;

– que tout élu soit tenu de pouvoir justifier qu’il a pensé chacun de ses actes en fonction de ses incidences possibles, mêmes lointaines, sur la condition faite à la personne la plus vulnérable de la Planète. Il pourra se tromper mais aura l’obligation d’avoir réfléchi et devra pouvoir le prouver.

Corollaire : dans les traités, adoption de la clause de la nation la plus favorisée en matière de droits de l’homme et du citoyen. La clause de la nation la plus favorisée est un principe libéral remontant au 13ième siècle pour régler les échanges commerciaux entre États.

Ma conclusion : le respect de l’enfant est la clé de la résistance à la loi du plus fort.

Je te remercie, Fausto, de m’avoir donné l’occasion d’attirer l’attention sur ces quatre ouvrages indispensables, nécessaires mais pas suffisants pour que la réalité des tortures d’enfants dans le ou les réseaux d’Outreau ne soient pas ensevelie sous la vérité judiciaire.

C’est moi qui te remercie. Les commentaires sont bienvenus. On peut les adresser à Tlaxcala, qui les publiera ci-dessous au fur et à mesure.


Quelques précisions sur l’affaire Epstein

La veille de l’arrestation d’Epstein

La date du 5 juillet est importante. Le lendemain, Jeffrey Epstein, qui venait de passer trois semaines en France, où il possédait un appartement avenue Foch, était arrêté à son retour de Paris à la descente de son jet privé, sur le tarmac de l’aéroport de Teterboro, dans le New Jersey. Inculpé pour « trafic de mineures », le millionnaire s’est suicidé dans sa cellule le 10 août.

Aux USA, sa mort a mis un terme aux poursuites pénales contre lui, mais pas civiles. Surtout, le ministère américain de la Justice a juré que ses éventuels complices seraient poursuivis. En France, de nombreuses voix ont réclamé l’ouverture d’une enquête sur les liens du financier avec l’Hexagone. En plus de son appartement, Epstein avait listé dans son carnet d’adresses – publié par Gawker en 2015 – une vingtaine de noms dans la section « Massage Paris ». Selon les procureurs américains, « massage » était un nom de code pour « acte sexuel ».

« Dans le cadre des vérifications liées à l’affaire Epstein, les échanges avec les autorités américaines compétentes se poursuivent cette semaine et une décision d’orientation sera prise à l’issue par le parquet de Paris », précise à 20 Minutes une source judiciaire. Pour l’instant, on ne sait pas si les vérifications visent strictement Jeffrey Epstein ou également d’éventuels contacts français.

Des accusations qui suivent Brunel depuis plus de trente ans

Virginia Roberts Giuffre, une victime présumée d’Epstein, affirme avoir été « forcée » à avoir une relation sexuelle avec Jean-Luc Brunel. Dans sa première plainte, en 2015, elle avait accusé l’agent français d’avoir « livré des dizaines de jeunes filles » mineures à Epstein. Contacté par 20 Minutes, l’avocat américain du septuagénaire, qui le représentait encore en avril dernier, n’a pas donné suite. En 2015, le scout avait nié tout comportement inapproprié lié « directement ou indirectement » aux crimes de Jeffrey Epstein, dénonçant des « fausses histoires ».

Les accusations contre le Français, qui se vantait en 2008 dans l’émission Paris Dernière d’avoir repéré ou lancé les carrières de Sharon Stone, Milla Jovovich et Christy Turlington, ne datent pas d’hier. En 1988, dans le reportage American girls in Paris de l’émission 60 Minutes, un mannequin accusait Brunel de l’avoir droguée et violée. La semaine dernière, trois autres ex-tops, dont la Néerlandaise Thysia Huisman, l’ont accusé de faits similaires à la même période.

Une lettre de crédit de Jeffrey Epstein

Ces accusations ne l’ont pas empêché de continuer sa carrière. Les circonstances de sa rencontre avec Jeffrey Epstein ne sont pas connues mais dès le début des années 2000, Jean-Luc Brunel voyage régulièrement à bord du jet privé du millionnaire américain. Le 21 juin 2002, il est à bord avec Jeffrey Epstein, Virginia Roberts Giuffre et la Franco-Britannique Ghislaine Maxwell, accusée par plusieurs victimes présumées d’avoir joué les « rabatteuses » pour Epstein pendant des années. Fondateur de Karin Models, Brunel ouvre ensuite l’agence MC2 à Miami en 2005, avec une lettre de crédit de Jeffrey Epstein. Et quand le financier déchu purge une peine de treize mois de prison pour « sollicitation de prostituée mineure », en 2008, il lui rend visite en prison à 67 reprises, selon des archives consultées par le Guardian.


* Notes

L’affaire Dutroux

Six disparitions d’enfants et de jeunes filles ont secoué l’opinion belge en 1995 et 1996. Un réseau de trafic d’enfants et de jeunes filles est mis au jour le 13 août 1996. Une série de témoignages sur des réseaux de même nature impliquant des personnalités du régime depuis des dizaines d’années arrive aux enquêteurs. Une commission parlementaire d’enquête ne parviendra pas à purger le scandale.

L’affaire d’Outreau

En 1995, des travailleurs sociaux signalent des maltraitances d’enfants près de Boulogne-sur-Mer, en France, dans la commune d’Outreau. La justice classe l’affaire. Les signalements se poursuivent et un juge d’instruction sera saisi en 2001. Il mettra au jour un réseau de tortures sexuelles d’enfants impliquant des personnalités.

Les deux affaires deviendront des affaires d’Etat. Elles ne sont pas closes, elles sont verrouillées.