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Italie : le racisme d’État, le risque de culbute dans l’extrême et l’impuissance de la gauche

Annamaria Rivera 22/07/2019
Nous sommes contraintes de répéter ce que nous avons écrit mille fois, dans des livres, des essais et des articles (…) : une chose décourageante, qui renforce la tentation d’abandonner le travail intellectuel pour se consacrer à des activités plus légères et plus gratifiantes (…). Si les idées et les concepts réaffirmés mille fois ne laissent aucune trace même parmi ceux que nous croyons politiquement plus proches, nous devons prendre acte qu’il existe des noyaux d’idéologie, d’imaginaire et de sens commun qui résistent à toute tentative de les égratigner par le raisonnement .

Tradotto da Fausto Giudice
Cette autocitation tirée d’un article du 22 mai 2006 semble aujourd’hui plus pertinente que jamais.
De fait, face à la gravité de la phase politique actuelle, ce qui reste de la gauche ne semble pas être à la hauteur de la situation. Pourtant, comme je l’ai déjà écrit et comme Roberto Esposito l’a bien fait valoir avant moi, la situation actuelle présente des analogies alarmantes avec les dernières années de la République de Weimar, avant la montée au pouvoir du national-socialisme, même si les contextes interne et international sont incomparables.
L’un des nombreux indicateurs, seulement en apparence secondaire, de l’inadéquation de la gauche (même “mouvementiste”) est le lexique qui, transposé en slogans et bannières, révèle la pauvreté actuelle des catégories politiques. Aujourd’hui, alors que la dialectique perverse entre racisme institutionnel et racisme “populaire”, souvent fomenté par des groupes néo-fascistes et/ou par la Ligue elle-même, semble avoir atteint son apogée, on continue paresseusement à parler de “guerre entre pauvres”. Sans parler de la tendance à ramener un phénomène complexe comme le racisme à la “haine” ou à la “peur” et de la répétition de slogans impolitiques et moralisateurs comme l’obsessionnel “Restons humains” : autant anthropocentriques qu’impolitique, comme je l’ai écrit plus d’une fois.
Pour donner un autre exemple : dans un appel récent, “Le pays vieillit, Salvini condamne l’Italie au suicide”, hébergé par il manifesto, on déplore, certes, les fameuses politiques salviniennes sur l’immigration et l’asile, mais au nom d’une raison utilitariste : l’accueil des migrants et des réfugiés permettrait de contrer le déclin démographique, donc “le déclin irrépressible de l’Italie” et de sauver « des secteurs fondamentaux de notre économie » qui reposent sur « le travail, souvent serviled’ouvriers extracommunautaires » (sic). Ces arguments – qui, apparemment réalistes, se voudraient convaincants à l’égard de ceux qui craignent “l’invasion” – risquent en réalité, même si c’est involontaire, de confirmer le statu quo de l’exploitation extrême et d’évoquer le stéréotype des femmes immigranées et réfugiées comme « incubatrices pour la patrie » d’autrui.
Sans parler du fait que même parmi les chercheurs de gauche, pleins de mérites à bien des égards, il y a ceux qui prétendent que ce qui caractérise Salvini est la xénophobe (littéralement : “peur de l’étranger”), pas le racisme, car il cible tous les immigrés et réfugiés, et pas seulement les “Noirs”. Curieusement, il y a près d’une décennie, Gianfranco Fini, président de la Chambre des députés, affirmait quelque chose de similaire lors de la présentation du Dossier Caritas-Migrantes : « Si par racisme on entend la supériorité déclarée d’une race sur une autre, ce n’est pas le cas en Italie. Mais il y a, malheureusement, tellement de xénophobie ».
C’est là une démonstration d’ignorance de l’absence totale de fondement de la catégorie de race, bien prouvée par les anthropologues et biologistes depuis près de quatre-vingts ans ; et, par conséquent, un fait évident, analysé par les chercheurs, dont moi-même, depuis au moins trente ans : tout individu ou groupe humain peut être racisé (traité et considéré comme appartenant à différentes “races”), et ce indépendamment du phénotype visible et même des particularités culturelles, sociales et nationales. L’antisémitisme en est la preuve : c’est ce qui a conduit Etienne Balibar, dès 1991 (dans un article pour Problemi del Socialismo), à soutenir que le racisme actuel « peut être considéré, d’un point de vue formel, comme un antisémitisme généralisé ».
Entre la pauvreté de l’analyse et des catégories politiques, d’une part, et la (in)capacité de mobilisation, d’autre part, il me semble qu’il existe une relation dialectique. Même face à des actes aussi graves que hautement symboliques, comme l’arrestation de la courageuse capitaine du Sea-Watch 3 et le massacre de réfugiés dans le camp de concentration libyen de Tajoura par l’aviation du général Haftar, tout ce qu’on a réussi à réaliser, à Rome comme ailleurs, ce sont quelques sit-in locaux répétés, convoqués seulement par une partie du mouvement antiraciste pourtant potentiellement large.
Et, du moins pour le moment, il ne semble pas y avoir de projet commun de manifestation nationale promu par un large éventail d’associations, de syndicats, de groupes politiques : pas même face à la perspective effrayante que le fameux décret sécurité -bis soit converti en loi. Cela sanctionnerait définitivement le durcissement décisif de la criminalisation du sauvetage en mer, un financement beaucoup plus substantiel des rapatriements, une réforme anticonstitutionnelle du code pénal et l’extension des pouvoirs des forces de police. Aujourd’hui déjà, encouragés par les paroles et les actes du ministre de l’Intérieur, celles-ci se livrent déjà à des persécutions à l’encontre des immigrés.
Les raisons d’une telle impasse politique résident, bien sûr, dans la tendance à la fragmentation et à l’égolâtrie de groupe (qu’il s’agisse d’associations ou de petits “réseaux”) ; mais aussi, me semble-t-il, dans la conscience insuffisante de la gravité de la situation politique actuelle.
Pour revenir, avec la prudence historique appropriée, aux analogies avec les années du déclin de la République de Weimar, il suffirait de réfléchir à la ressemblance de l’utilisation salvinienne de la propagande – renforcée par la “pornographie des circuits et réseaux” -, pour reprendre l’expression presque prophétique de Jean Baudrillard (L’Autre par lui-même, 1987) – avec ses insultes, ses vulgarités et ses hyperboles grossières, avec celle du national-socialisme, devenant à la fois un instrument de gouvernement et de manipulation des masses.
Comme Siegmund Ginzberg (Sndrome 1933, Feltrinelli 2019) le rappelle, entre autres, aussi à cause des effets de la Grande Dépression, depuis les élections de 1930 beaucoup de travailleurs, chômeurs, employés ont quitté la gauche, votant en masse pour les national-socialistes. Aujourd’hui, nous assistons à un phénomène similaire : la fuite massive de votes du centre-gauche vers la Ligue. Par exemple, selon Ipsos, près de 40% des membres de la CGIL soutiennent les partis de la coalition facho-étoilée. Lors des dernières élections européennes, les votes pour le char à boeufs auraient atteint 18,5%. Et Salvini bénéficierait de la sympathie de 44% des membres du syndicat.
Si la comparaison, encore que prudente, que j’ai suggérée ne semble pas fondée, il vaudrait mieux méditer sur les paroles mêmes de Salvini. Parmi les plus exemplaires, celles prononcées le 6 juillet dernier à Rome, dans un fesseboucage en direct : « Ce ne sont pas des opérations de sauvetage, ce sont des opérations planifiées d’invasion du continent européen parrainées par des milliardaires non philanthropes, par des spéculateurs milliardaires à la Soros, qui veulent effacer des peuples, racines, cultures et traditions et veulent de nouveaux esclaves ».
C’est une déclaration qui résume bien l’inspiration nationale-socialiste du ministre factotum (maintenant presque autocrate). Présent dans l’héritage idéologique liguiste depuis les débuts de la Ligue du Nord, cela est aujourd’hui renforcé par le fait que de nombreux militants de la subversion noire (Forza Nuova, CasaPound…) ont rejoint la Ligue. Dans cette déclaration de Salvini, en effet, certains thèmes typiques du nazisme historique sont condensés : le leitmotiv obsessionnel de l’invasion, à cette époque surtout de Juifs pauvres, l’association entre juifs (riches) et prêteurs d’argent, la dénonciation du “judaïsme de la finance internationale” comme principe de dissolution de la nation, autrement dit, traduit en salvinien, d’effacement “des peuples, racines, cultures et traditions ».
Cette continuité avec le fascisme et le nazisme est également démontrée par des actes et des paroles apparemment secondaires, qui ont néanmoins des effets immédiats sur le comportement collectif. Un bon exemple est celui, que j’ai déjà mentionné ailleurs, du tir à boulets noirs contre les “boutiques ethniques” : « (…) qui deviennent le soir un lieu de rencontre pour les soûlards, les dealers, les fouteurs de merde (…) les gens qui boivent de la bière jusqu’à trois heures du matin (…) pissent, chient, foutent le bordel ». Prononcée par le ministre factotum (désormais autocrate) le 11 octobre 2018 depuis la terrasse du Viminale et filmée en vidéo pour un fesseboucage live, elle rappelle les campagnes fascistes et nazies pour le boycott des commerces juifs.
Je sais que, suite à la vulgaire performance salvinienne, une connaissance reçu une lettre d’expulsion de sa boutique “ethnique” : l’expulsion était motivée, non par un non- paiement de redevance, mais par les mêmes accusations de Salvini – ” pissent, chient, foutent le bordel ” – reproduites presque littéralement, noir sur blanc, mais dans un langage moins grossier. Et puis, après avoir loué un nouveau local, il a subi de lourdes descentes de police, justifiées par la seule suspicion que, précisément, ils ” pissent, chient, foutent le bordel “.
Nous savons bien, et nous l’avons écrit plus d’une fois, que la dérive actuelle est aussi le résultat de la rhétorique, des politiques, des mesures législatives mises en œuvre au fil du temps, y compris par les gouvernements de centre-gauche. Aujourd’hui, cependant, nous sommes en train de culbuter dans l’extrême. Il serait urgent et impératif d’essayer d’enrayer cette culbute par un maximum de mobilisation possible.