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Trump, la Palestine et les peuples arabes : la politique de l’humiliation

Ramzy Baroud 08/06/2019
L’Accord du siècle a inspiré de nombreuses discussions sur le dernier gambit politique de Washington sur l’échiquier du Moyen-Orient. Mais la dimension de son impact sur tous les peuples arabes est largement exclue du débat.

La « politique de l’humiliation » est un discours plutôt nouveau, associé au sentiment de défaite collective et d’émasculation généré par la politique étrangère US violente et condescendante dans la région, surtout dans la réponse extrêmement sanglante aux attentats du 11 septembre 2001.
La politique antimusulmane et pro-israélienne de l’administration Donald Trump a renforcé le sentiment d’humiliation généralisée ressenti par les collectifs arabes, d’autant plus que les dirigeants arabes participent eux-mêmes aux projets régionaux de Trump, le tout dans le but de normaliser les relations arabo-israéliennes, au détriment des Palestiniens et de leurs droits.
Mais le Moyen-Orient n’est pas entièrement façonné par les intérêts US. Depuis les premières décennies du XXe siècle, la Palestine a servi de point de rencontre pour tous les Arabes, de cause juste pour leur lutte collective et de cri de ralliement contre le colonialisme occidental et son rejeton direct, le mouvement sioniste.
Conscients de la profondeur du sens que la Palestine symbolise pour les masses arabes, les dirigeants arabes ont utilisé et galvaudé la lutte palestinienne pour parvenir à un certain degré de validation politique, d’autant que leurs régimes ont souvent manqué de légitimité démocratique. Ainsi, depuis l’établissement d’Israël sur les ruines de la patrie palestinienne en 1948, la libération de la Palestine est devenue un mantra arabe officiel commun, même lorsque les régimes arabes conspiraient avec les puissances coloniales, et souvent avec Israël lui-même contre les Palestiniens.
Alors qu’Israël a occasionnellement tonné contre les « appels au meurtre » arabes, utilisant le discours arabe officiel pour illustrer davantage son sa condition supposée de victime perpétuelle de l’hostilité arabe, Tel Aviv et Washington ont continué à bénéficier du statu quo. Tant qu’Israël pouvait escalader sans entrave son occupation militaire par la construction de nouvelles colonies juives illégales, les Arabes pouvaient poursuivre leurs tirades inoffensives et leurs proclamations de solidarité avec les Palestiniens. Les dirigeants arabes gagnaient au change
Les révoltes arabes de 2011 ont créé un nouveau paradigme dans la région. Tout en dressant les populations arabes retrouvant une certaine autonomie contre leurs gouvernements corrompus et antidémocratiques, elles ont laissé la porte grande ouverte à de nouvelles interventions étrangères. Les gouvernements occidentaux dirigés par les USA, désespérés de maintenir le statu quo centenaire, se sont battus pour garder les positions, faisant tout leur possible pour soutenir des systèmes politiques pourris, en particulier dans les pays riches en pétrole.
Alors que les gains des révoltes arabes ont été annulés par les forces contre-révolutionnaires – ce qui a plongé toute la région dans un bourbier apparemment perpétuel – les faucons politiques de l’administration Trump ont découvert dans le chaos de la région une occasion de régler de vieux comptes avec l’Iran, de promouvoir les intérêts israéliens et d’exploiter davantage la richesse arabe.
Comme si l’humiliation de la défaite militaire et du chancellement de l’élan révolutionnaire chancelant ne suffisaient pas, l’Accord du siècle, défendu par le gendre de Trump, Jared Kushner, arrive avec l’intention d’associer la misère collective arabe à un document réel, un nouveau Sykes-Picot yankee qui divise à nouveau les Arabes afin de les affaiblir encore plus pour qu’ Israël puisse régner en maître un peu plus longtemps.
Mais la vérité est que l’Accord du siècle n’est pas seulement un document officiel rédigé par Kushner, l’envoyé des USA au Moyen-Orient, Jason Greenblatt ou tout autre fonctionnaire yankee pro-israélien. C’est le mariage des intérêts entre les gouvernements arabes corrompus et ceux d’Israël et de ses bienfaiteurs. Ni les droits des Palestiniens ni les aspirations arabes pour lesquelles des générations d’Arabes se sont battues n’entrent en ligne de compte dans cet arrangement.
Ce n’est donc pas l’Accord du siècle, dans ses détails techniques, qui importe, mais son timing et ses implications alors que le monde arabe continue de tituber avec ses révolutions ratées, des interventions étrangères, des guerres civiles et régionales. L’initiative US est l’équivalent politique de Shock and awe (Choc et effroi), la campagne de bombardements violents sans précédent déclenchée contre l’Irak dans les premiers jours de la guerre et de l’invasion subséquente en mars 2003.
L’idée est que pendant que les pays arabes tentent désespérément de surmonter la tempête des bouleversements régionaux, les USA et Israël se voient offrir l’occasion idéale de modifier la réalité même de la régionale, de mettre au rencard les droits des Palestiniens et de faire de Téhéran – et non plus Tel Aviv – le nouvel ennemi commun.
Tout cela est susceptible de contribuer au sentiment croissant de colère et de trahison que les nations arabes ressentent envers leurs gouvernements égoïstes, qui font le jeu des Yankees et des Israéliens pour garantir leur propre survie. Cependant, les peuples arabes ne devraient pas être si facilement rejetés et ignorés, car l’humiliation peut avoir de nombreuses conséquences imprévues.
La montée du discours de l’ « humiliation » a mis en lumière la façon dont les émotions – celles du désespoir et de l’humiliation – conduisent souvent au terrorisme comme moyen d’expliquer la capacité des groupes militants à faire des nouvelles recrues. Cette conclusion – bien qu’elle contienne beaucoup de vérité – répond aux intérêts de recherche des institutions universitaires occidentales, toujours soucieuses de déconstruire et de combattre le terrorisme plutôt que de mettre fin à l’hégémonie occidentale et de contester les relations destructives entre USA et Israël. Mais l’humiliation collective ressentie par les masses arabes au fil des ans mérite d’être étudiée d’un point de vue arabocentré.
En effet, l’humiliation conduit à un sentiment d’émasculation collective, qui sape complètement le sentiment d’appartenance nationale, entraînant marasme économique et migrations massives. La violence n’est qu’une composante de la politique de l’humiliation. Et même dans ce cas, on ne devrait pas lui coller aussi sec l’étiquette infamante de “terrorisme. Dans son introduction aux Damnés de la Terre de Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre parle de « cette violence irrépressible [qui] n’est pas une absurde tempête ni la résurrection d’instincts sauvages ni même un effet du ressentiment : c’est l’homme lui-même se recomposant ».
En raison des restrictions actuelles imposées aux médias, aux manifestations publiques et à l’opinion publique en général, il n’est pas toujours possible de démontrer le rôle central de la Palestine dans le discours populaire arabe. Cependant, les Arabes ordinaires profitent de chaque occasion pour manifester leur solidarité avec leurs frères palestiniens. Qui pourrait oublier qu’en février 2016, 80 000 supporters algériens ont applaudi l’équipe nationale palestinienne contre leur propre équipe, simplement parce que leur amour pour la Palestine l’emportait sur leur amour pour le sport ? Le même schéma se répète souvent, notamment au Maroc.
En fait, pour diverses nations arabes, la solidarité avec la Palestine semblait être une priorité des plus urgentes après la chute des régimes corrompus. Outre le fait que les drapeaux palestiniens accompagnaient les drapeaux des nations arabes rebelles en Tunisie, en Algérie, en Égypte, au Yémen et ailleurs, des délégations de jeunes Arabes de certains de ces pays ont tenté de briser le siège de Gaza peu après le déclenchement de leurs révoltes populaires. Rien qu’en Tunisie, plusieurs caravanes de militants représentant de nombreuses organisations de la société civile ont tenté de briser le siège de Gaza, certaines ont réussi et d’autres ont été repoussées à la frontière de Rafah.
Les Égyptiens, qui n’étaient pas autorisés à faire preuve d’une telle solidarité, ont transformé leur colère contre Israël en protestations contre l’ambassade d’Israël au Caire. Bien sûr, ils ont été confrontés à la violence, mais ils sont restés attachés à l’exigence que leur gouvernement rompe les liens diplomatiques avec Israël.
L’exemple le plus significatif de toute cette solidarité est le fait que des dizaines de milliers de Yéménites continuent de manifester leur solidarité avec la Palestine malgré le fait que leur pays lutte contre une guerre menée par les Saoudiens, l’effondrement économique et la famine de masse. Le fait que les Yéménites, dans les conditions les plus dures, considèrent toujours la Palestine comme une priorité nationale, en dit long sur l’importance de la Palestine pour la nation arabe dans son ensemble.
Alors que des fuites et des déclarations occasionnelles montrent comment l’Accord du siècle vise à marginaliser la Palestine et les aspirations du peuple palestinien, des dizaines de milliers de Jordaniens ont lancé de nombreuses manifestations dans tout le pays ces dernières semaines. Les manifestants ont chanté pour Jérusalem et la mosquée Al-Aqsa, et ont juré de combattre le complot usaméricano-israélien qui vise, comme l’a affirmé Trump lui-même, à “enlever Jérusalem de la table”.
Mais Jérusalem ne peut être retirée de la table, pas plus que le peuple palestinien et ses droits historiques consacrés par le droit international. Ce que l’Accord du siècle est susceptible de réaliser, cependant, c’est d’élargir le fossé entre les peuples arabes humiliés et leurs dirigeants antidémocratiques qui s’intéressent principalement à la survie, même si cela implique la destruction même des valeurs collectives auxquelles adhèrent tous les Arabes.
Tradotto da Fausto Giudice