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Soudan : les principales forces en présence

Mada Masr 07/06/2019
Pour comprendre la longue histoire des relations entre l’armée soudanaise, les groupes paramilitaires et les partis d’opposition.

Dans les heures qui ont précédé la descente des Forces de soutien rapide (FSR) dans le campement de protestation à l’extérieur du QG de l’armée à Khartoum à 5 heures du matin lundi dernier, les médias sociaux sonnaient déjà l’alarme.

Juste après 2 heures du matin, l’Association des professionnels soudanais (SPA) a publié un appel urgent au soutien face à ce qu’elle a appelé « les menaces et la violence » croissantes pour briser le sit-in qui était en place depuis le 6 avril et qui avait été le principal catalyseur pour mettre fin au règne autoritaire de l’ancien président Omar El Béchir, qui durait depuis 30 ans.

L’état d’alerte s’est aggravé au fur et à mesure que de petites escarmouches se sont déroulées au cours des dernières semaines, la première ayant eu lieu lorsque des assaillants vêtus d’uniformes de type FSR ont attaqué le campement de protestation à la mi-mai, le même jour où les forces d’opposition et le conseil militaire de transition qui dirige le pays depuis l’éviction de Béchir ont conclu un accord préliminaire sur un plan de transition.
Cependant, la méfiance s’étend bien au-delà de l’immédiateté de la violence récente et dans les profondeurs de l’appareil sécuritaire et militaire du régime El Béchir. Pour mieux comprendre les différentes dynamiques qui ont atteint leur paroxysme lundi et qui ont fait au moins 107 morts – un chiffre probablement inférieur au nombre réel, compte tenu des agressions généralisées contre des médecins et des corps jetés dans le Nil – Mada Masr a interrogé des sources et des analystes, puisé dans la recherche pour présenter le contexte des différents acteurs des développements sur le terrain au Soudan, en plus des masses protestataires.
Les Forces de soutien rapide 
Les Forces de soutien rapide et leur chef, le général Mohamed Hamdan Dagalo “Hemedti”, sont au cœur de la violence qui a éclaté lundi. Ce sont les troupes de Hemedti, aux côtés de ce qui a été décrit comme la police anti-émeute, qui ont pris d’assaut le campement. Leur implication dans la violence et leurs relations avec le conseil militaire s’inscrivent dans le cadre d’une plus longue histoire de dépendance du gouvernement soudanais à l’égard des groupes paramilitaires et des conséquences de cette dépendance.
L’histoire immédiate des Forces de soutien rapide commence avec leur formation en 2013, lorsque le gouvernement El Béchir a été confronté à de nouvelles attaques des rebelles du Darfour. Cette création a été l’occasion pour le gouvernement de restructurer les milices s’identifiant comme arabes au Darfour, connues sous le nom de Janjawid, qui avaient été déployées pour combattre les tribus non arabes dans le conflit du Darfour en 2003, et pour établir une nouvelle unité paramilitaire distincte de celle de Moussa Hilal. Hilal, un chef tribal, chef des Janjawid et chef des anciens gardes-frontières, avait perdu la faveur du gouvernement El Béchir et allait devenir de plus en plus antagoniste, la FSR entreprenant une campagne de ” désarmement ” au Darfour, qui était en fait une tentative de reconsolidation du pouvoir sur les milices Janjawid
La milice d’Hemedti, qui relevait initialement des Services nationaux de renseignement et de sécurité (NISS), l’organisme de renseignement du Soudan, a ensuite été incorporée aux Forces armées soudanaises en 2017. Mais plutôt que de maintenir la chaîne de commandement normale, El Béchir a publié un décret ordonnant que la FSR relève directement de lui.
Au départ, la FSR était principalement composée de membres de la famille de Hemedti, de la branche Mahariya de la tribu des Rizigat au Darfour. Le recrutement s’est toutefois étendu aux tribus non arabes du Darfour (y compris des rebelles transfuges) et à des régions extérieures au Darfour, comme le Kordofan méridional. Selon des sources militaires qui se sont entretenues avec Mada Masr, plus de 40 000 personnes servent dans les rangs de la FSR, dont 10 000 sont déployées à Khartoum et 15 000 au Yémen, aux côtés de la coalition dirigée par les Saoudiens, où le général Abdel Fattah Al Bourhan, l’actuel chef du Conseil militaire de transition, a coordonné le déploiement des troupes.
Le rôle de Hemedti et de la FSR se manifeste également dans plusieurs autres domaines. Il a déployé des milliers d’hommes à la frontière avec l’Érythrée en janvier 2018, lorsque le gouvernement a affirmé que l’Érythrée se préparait à lancer une attaque imminente, avec le soutien de l’Égypte et des Émirats arabes unis. La FSR a également été déployée dans le nord du Soudan, à la frontière avec la Libye, où elle joue un rôle controversé dans la lutte contre l’afflux de réfugiés africains vers l’Europe par la Libye. Des médias ont affirmé que l’Union européenne a donné une légitimité et de l’argent à la FSR en retour, mais la Commission européenne a nié à plusieurs reprises ces affirmations.
Hemedti lui-même est né au Darfour-Nord en 1975. Il a dû déménager au Darfour-Sud en 1983 en raison de la sécheresse et de la désertification. Il a travaillé comme marchand, conduisant des chameaux, jusqu’à ce que, selon ses propres dires lors d’une interview en 2016, il ait été amené dans le conflit au Darfour en 2003 par un “accord” avec le gouvernement.
Depuis le début du soulèvement au Soudan, Hemedti a pris ses distances avec El Béchir.
En décembre, juste après l’éclatement des manifestations au niveau national, il a prononcé un discours devant ses forces au Darfour-Nord, dénonçant le manque d’argent liquide dans les banques et de produits de première nécessité et critiquant le gouvernement pour ne pas avoir suivi la situation de près.
Et selon des témoins oculaires, des véhicules des Forces de soutien rapide ont encerclé le palais d’El Béchir le matin où il a été arrêté et chassé du pouvoir. Hemedti a ensuite pris ses distances par rapport à la composition initiale du conseil militaire de transition, avant de proposer un plan de transition différent de celui annoncé par le ministre de la Défense Awad Ibn Auf.
Bien que les racines des Forces d’appui rapide se situent dans le conflit du Darfour, elles remontent encore plus loin dans le temps, jusqu’à une politique qui a vu les gouvernements soudanais successifs depuis les années 80, y compris sous le Premier Ministre Sadiq Al Mahdi, se tourner vers les groupes paramilitaires pour mener des campagnes “contre-insurrectionnelles” dans la périphérie du pays.
Dans un rapport pour l’initiative de recherche indépendante Small Arms Survey, Jérôme Tubiana appelle cette politique une sorte de “contre-insurrection du pauvre”. Les milices se sont d’abord satisfaites de la terre et du butin qu’elles ont pris suite aux conflits dans lesquels elles étaient engagées, de sorte que le recours aux milices semblait moins coûteux pour le gouvernement que de dépendre des Forces armées soudanaises. Cependant, avec le temps, les milices sont devenues de plus en plus coûteuses pour le gouvernement, exigeant des récompenses politiques et financières croissantes pour leurs services.
Les groupes paramilitaires ont également rempli une autre fonction, affirme Tubiana.
« Historiquement, la stratégie des milices a toujours été un moyen de contrer l’influence des forces armées soudanaises, y compris pour le mouvement islamique et plus récemment pour le NISS et la présidence », écrit Tubiana.
Les Forces de soutien rapide ont utilisé cette dynamique pour devenir l’un des groupes les plus puissants et les plus riches du pays, en particulier après que Hemedti eut mis Hilal sur la touche en 2017 et pris le contrôle de la riche zone aurifère des monts Amir au Darfour, un des nombreux cas d’expropriation violente de terres qui vont de pair avec les violations des droits humains.
Les Forces armées soudanaises et le Conseil militaire de transitio
Après l’éviction d’El Béchir tôt le matin du 11 avril, les militaires se sont enfermés derrière des portes closes pendant des heures de délibérations. Lorsqu’ils sont finalement apparus, le ministre de la Défense d’El Béchir, Awad Ibn Auf, a annoncé la création d’un conseil militaire de transition qui présiderait le Soudan pendant une période de transition de deux ans jusqu’à ce que des ” élections libres et régulières ” puissent avoir lieu pour élire un gouvernement soudanais démocratique, ainsi que la dissolution de la Constitution du Soudan, du bureau du président, du Cabinet, du Parlement et d’autres organismes d’Etat.
Ibn Auf a démissionné de son poste un jour plus tard et le conseil militaire de transition a été reconstruit. Il n’y avait plus de représentants d’autres organismes de sécurité et de renseignement. Il ne restait plus que Bourhan et les Forces armées soudanaises siégeant au sommet et Hemedti et les Forces de soutien rapide comme second couteau
Jean-Baptiste Gallopin, sociologue qui s’est rendu au Soudan en avril et qui étudie ce qui motive la déloyauté des forces armées lors des soulèvements de masse, qualifie l’alliance entre la FSR et les forces armées soudanaises qui est en place depuis de « précaire ».
Lors d’un entretien avec des sources militaires en avril, Gallopin a appris que de nombreux officiers subalternes des forces armées considèrent les FSR avec mépris, étant donné le pouvoir qu’elles ont pu consolider, malgré leur manque de professionnalisme, leur jeunesse et certaines dynamiques régionales qui séparent les deux groupes.
Alors qu’une grande partie des forces de Hemedti viennent de la région frontalière avec le Tchad, une source militaire, qui a parlé à Mada Masr sous couvert de l’anonymat, affirme que « les officiers supérieurs islamistes de l’armée ont reconstruit les forces armées sur des bases politiques et tribales » pour les associer aux groupes islamiques et arabes privilégiés du Nord, qui sont à part des tribus arabes nomades du Darfour.
De plus, peu après l’éviction d’El Béchir, des tensions au sein de l’armée et avec d’autres organes de sécurité se sont manifestées dans des conflits en coulisses, comme l’a rapporté Mada Masr à l’époque.
Les lignes de fractures de ces conflits s’articulent autour de plusieurs axes, selon les sources. Premièrement, il existe des divisions entre les milices islamistes et les forces armées. Deuxièmement, il y a les officiers subalternes dans un camp et les officiers supérieurs de l’armée dans un autre, Bourhan étant du côté de ces derniers.
Gallopin croit que la réaction des officiers subalternes à la violence qui s’est produite au cours des derniers jours sera cruciale. Cependant, étant donné que les FSR sont déployées dans presque toutes les zones stratégiques de Khartoum – palais présidentiel, ponts, carrefours clés, quartiers généraux du NISS et des forces armées, stations nationales de radio et de télévision – il serait difficile de les faire dégager sans effusion de sang.
La position de Bourhan sur la violence reste floue. Mais aux premières heures du mardi matin, il a annulé l’accord préliminaire conclu avec les forces d’opposition à la mi-mai, déclarant que le conseil militaire de transition formerait immédiatement et unilatéralement un gouvernement de transition pour diriger le pays jusqu’à la tenue des élections, dans un délai de neuf mois.
Une semaine avant la violente dispersion du sit-in, Bourhan et Hemedti ont chacun effectué des visites diplomatiques à l’étranger dans des pays connus pour soutenir une consolidation du pouvoir entre les mains des militaires pendant la période de transition. Bourhan s’est rendu en Égypte, qui a utilisé sa position à la tête de l’Union africaine, pour empêcher un transfert à un gouvernement civil, et Hemedti a visité l’Arabie saoudite, qui, avec les EAU, a versé 3 milliards de dollars d'” aide ” au Soudan, un geste clairement destiné à exercer une influence politique.
L’opposition
Depuis l’éviction d’El Béchir, diverses forces d’opposition ont négocié avec les militaires, exerçant des pressions à divers moments en appelant à des grèves et au maintien des sit-in à travers le pays. Puis, à la mi-mai, les groupes d’opposition et le Conseil militaire de transition ont convenu d’une période de transition de trois ans et de la composition d’un organe législatif de 300 membres, selon ce qu’a annoncé le porte-parole militaire, le général Yasser al-Atta, dans une conférence de presse.
Selon l’accord, le parlement intérimaire aurait été entièrement composé de civils, dont les deux tiers seraient des représentants des groupes de protestation et un tiers des partis d’opposition. La composition du conseil souverain (l’organe dirigeant qui présidera le pays jusqu’à la tenue des élections) est restée un point de friction.
Cet accord n’est plus à l’ordre du jour. Et l’opposition fait face à une nouvelle bataille. Mais qui est exactement l’opposition ?
Association des professionnels soudanais (SPA)
L’Association des professionnels soudanais, qui a été l’un des principaux organes appelant à des grèves et à des protestations tout au long du soulèvement populaire, est le fruit d’une longue histoire d’organisation syndicale.
Lors de la révolution d’octobre 1964 et de l’éviction du président Mohamed Nimeiry en 1985, des grèves générales généralisées menées par le Front national des professionnels et l’Assemblée syndicale pour le salut national (un conglomérat de syndicats des employés des chemins de fer, du textile et des banques) ont respectivement exercé une pression importante sur la structure au pouvoir. Dans les deux cas, les organisations syndicales se sont jointes à d’autres groupes politiques et rebelles existants pour tenter de créer de larges fronts populaires.
Étant donné le rôle important que les syndicats ont joué dans la chute des gouvernements, l’État a travaillé dur pour exercer un contrôle sur ces organisations.
L’Association des professionnels soudanais s’inscrit dans la continuité de cette histoire.
Selon les dirigeants de l’association, une coalition de syndicats comprenant plus de 50 associations de différentes professions, dont des médecins, des avocats, des journalistes, des ingénieurs, des pharmaciens et des banquiers, et plus d’un million de sympathisants, la SPA a été créée en 2013 mais n’a pu s’organiser pour des raisons de sécurité.
Après plusieurs années d’existence marginale, l’association a démarré des activités plus vigoureuses en août 2018, en s’efforçant de réunir ses différentes associations professionnelles dans le but de lutter contre le coût élevé de la vie et les difficultés économiques. Cependant, avec l’éclatement des manifestations à Atbara en décembre, elle a commencé à formuler des revendications politiques explicites, appelant à l’éviction d’El Béchir et organisant en coulisses des manifestations, dont la première fut la marche du 25 décembre à Khartoum.
La SPA a également joué un rôle clé en essayant d’unifier les diverses forces politiques qui composent la Coalition pour la liberté et le changement.
La Coalition pour la liberté et le changement
La Coalition pour la liberté et le changement a été la principale partie à négocier avec le conseil militaire de transition sur la nature de la période de transition. La coalition s’est formée à partir de plusieurs blocs “oppositionnels” en janvier 2019. Ces blocs comprennent :
L’Appel du Soudan, qui est composé du Parti national Oumma (NUP), dirigé par l’ancien Premier Ministre Sadiq al-Mahdi, du Parti du Congrès soudanais (SCP), un parti libéral dirigé par Omer Al Digair, et du Front révolutionnaire soudanais (SRF). Le SRF est lui-même une coalition de groupes rebelles, dont la faction SPLM-N Agar, qui a combattu le gouvernement dans certaines parties des États du Kordofan méridional et du Nil Bleu ; le Mouvement de libération du Soudan, dirigé par Suliman Arcua Minnawi, qui a combattu le gouvernement au Darfour, et le Mouvement pour la justice et l’égalité, qui a également combattu le gouvernement au Darfour.
Les Forces nationales de consensus (FNC), une alliance de gauche qui comprend le Parti communiste soudanais, le Parti Baasiste soudanais et le Parti républicain soudanais.
L’Association des professionnels soudanais (SPA)
Le Parti unioniste démocratique « enregistré », un parti de centre- gauche qui comprend des centaines de jeunes qui ont quitté en 2011 le Parti unioniste démocratique « original », de droite, dirigé par le chef traditionnel du parti, Ahmed al-Mirghani (président du Soudan de 1986 à son renversement par Omar El Béchir en 1989, mort en 2008. Son successeur est Hatim Al Sir), et allié au gouvernement El Béchir depuis 2014.