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Le régime militaire thaïlandais s’offre une légitimité de façade

Bruno Philip 6 Juin 2019
Le général Prayuth Chan-o-cha est reconduit à son poste de premier ministre, après avoir obtenu le soutien du Parlement élu le 24 mars.

On prend le même et on recommence : le général Prayuth Chan-o-cha, devenu premier ministre à l’issue du coup d’Etat de 2014 perpétré par ses soins, va se succéder à lui-même à la tête du gouvernement thaïlandais. Mercredi 5 juin dans la nuit, cet ancien chef de l’armée a obtenu une large majorité des votes requis au Parlement : 500 voix contre 244 à l’opposition.
Le chef de la junte, âgé de 65 ans, qui va diriger une Thaïlande à nouveau « démocratique », mais sous contrôle étroit des élites monarchistes et militaires, a obtenu sans difficulté la majorité en raison d’une Constitution sur mesure adoptée en 2017 : les 250 sénateurs, dont la moitié était naguère élus, sont désormais nommés par un comité contrôlé par l’armée. Ils ont voté d’un seul bloc pour Prayuth Chan-o-cha, permettant à ce dernier de passer la barre des 375 sièges requis au Parlement – Sénat et Chambre basse – pour être nommé à ce poste.
A la Chambre des représentants, la nouvelle assemblée législative issue des élections du 24 mars – qui comprend 500 sièges –, une douzaine de petits partis se sont rangés au côté de l’ancien général. Ils lui ont ainsi assuré la victoire contre le bloc de l’opposition démocratique, emmenée par le jeune Thanathorn Juangroongruangkit, 40 ans, milliardaire issu d’une grande famille d’entrepreneurs, qui est le fondateur d’Anakot Maï (Parti du nouvel avenir), la révélation du scrutin de mars : sa formation a remporté 81 sièges à l’Assemblée, devenant la troisième formation politique du pays.
Record d’inégalités
La jeunesse et la personnalité de Thanathorn ont amené certains commentateurs à le comparer à Emmanuel Macron, ne serait-ce que parce que sa montée en puissance a été aussi rapide qu’inattendue. Durant la campagne précédant le scrutin, il a électrisé les foules des jeunes urbains du royaume et imposé son image de réformateur parmi de nombreux Thaïlandais lassés des coups d’Etat à répétition, dans un pays politiquement et socialement divisé : depuis 2006, l’armée a démis deux premiers ministres, et la Thaïlande est devenue, entre-temps, le pays le plus inégalitaire de la planète. Seulement 1 % de la population détient 66,9 % de la richesse du pays.
« Les dictateurs ne pourront pas résister indéfiniment aux vents du changement »
Choisi par l’alliance de l’opposition comme son candidat à la fonction de premier ministre avant le vote de mercredi, Thanatorn a été contraint de plaider sa cause à l’extérieur du Parlement : peu après avoir été élu député, il a dû renoncer à son poste en attendant d’être blanchi des accusations portées contre lui par le régime militaire et la commission électorale. Il lui est reproché d’avoir soutenu, il y a quelques années, des manifestants antijunte qui avaient organisé des rassemblements interdits, ainsi que d’avoir conservé des parts dans un groupe de presse, ce qui est illégal. L’intéressé nie ces accusations, affirmant qu’il a liquidé ses actions un mois avant de s’enregistrer comme candidat aux élections. Lors de son discours, mercredi soir, celui qui personnifie désormais la promesse démocratique face au bloc des partisans de l’armée a déclaré : « Les dictateurs ne pourront pas résister indéfiniment aux vents du changement. »
Les semaines écoulées ont été marquées par d’interminables négociations entre le Palang Pracharat (Parti du pouvoir de l’Etat du peuple), l’alliance pro-armée, et ses alliés putatifs. Les adversaires du premier ministre accusent ses partisans d’avoir parfois offert l’équivalent d’un million d’euros, voire plus, à certains parlementaires pour les rallier à la cause de Prayuth. Durant la session parlementaire, certains députés ont affirmé que ce dernier ne pouvait pas redevenir légalement chef de gouvernement dans la mesure où, lorsqu’il a pris le pouvoir en 2014, ce fut au terme d’un coup d’Etat par nature illégal et anticonstitutionnel.
L’ex-putschiste n’aura peut-être pas la tâche si facile dans sa nouvelle incarnation de premier ministre d’un régime civil : en tant que chef d’une coalition, il va devoir composer avec ses nouveaux alliés. Une perspective qui s’annonce compliquée pour le général, dont le comportement tour à tour impérieux et fantasque durant les cinq dernières années de son « règne » démontre qu’il est peu disposé au compromis.
Un pays divisé
Prayuth Chan-o-cha va devoir, en outre, présider aux destinées d’un pays divisé, déstabilisé depuis plus d’une décennie par de violentes manifestations populaires parfois durement réprimées, comme en 2010, lorsque l’armée avait tiré sur la foule, faisant une centaine de morts. Sur le plan économique, le pays a souffert de son instabilité politique : ce royaume, qui incarna naguère la réussite des « tigres » de l’Extrême-Orient, doit aujourd’hui faire face à la concurrence de pays comme le Vietnam, et trouver les moyens de compenser les effets du vieillissement de sa population.
Alors que la Thaïlande assure cette année la présidence tournante de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), le nouveau régime espère que le retour à un semblant de vie politique, au terme d’élections entachées de diverses irrégularités, permettra au pays de se parer d’une nouvelle légitimité démocratique. Même de façade.