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Lettre d’Amin Zaoui au président Abdelaziz Bouteflika

Amin Zaoui – Tafsut Aït Baamrane 11/03/2019
Salutations etc.

Monsieur le Président, je sais d’avance que vous ne lirez pas ma lettre, que j’ai veillé à faire brève pour ne pas vous prendre le temps qui vous reste. Je sais que vous ne la lirez pas, même si vous avez parcouru ce pays, dont la population a dépassé 40 millions de personnes, durant plus d’un mandat présidentiel. Vous l’avez parcouru par des messages et des messagers. Certains ont même recouru à des « envoyés » de Dieu. Mais je vous écris, avec l’espoir que la personne qui écrit vos lettres les lira, ainsi que ceux qui croient que vous êtes un « envoyé » de Dieu.
Monsieur le Président, ce peuple vous a fêté lorsque vous êtes arrivé au pouvoir, vous avez suscité beaucoup d’espoir et de respect, ainsi que beaucoup de rêves qui avaient disparu au cours de la décennie noire qui a vu couler sang et la haine déborder. Malgré tout cela, vous n’avez fait que poursuivre le travail du président Liamine Zeroual avec sa loi de miséricorde.
Monsieur le Président, lorsque vous êtes arrivé au pouvoir, vous avez été bienvenu par des Algériens de conditions diverses, y compris les barbus et les porteuses de minijupes.
Mais, alors que vous êtes à l’heure du départ, volontaire ou forcé, tout le monde ressent le retour du parti islamiste fasciste, qui lance maintenant appels et menaces. Le projet civil contemporain de l’Algérie, le projet de citoyenneté pour l’Algérie, est devenu une illusion politique ou un rêve d’été qui a duré vingt ans.
Monsieur le Président, vous êtes arrivé au pouvoir au siècle dernier, vous l’occupez depuis vingt ans, et vous en voulez plus. Vous avez toujours dit dans vos nombreuses déclarations et longs discours que vous rétabliriez la dignité des Algériens. Vingt ans plus tard, où sont l’honneur et la dignité retrouvés, Monsieur le Président ?
Monsieur le Président, ceux qui sont nés au cours de vos 20 années de mandats, se jettent à la mer et ceux qui ont atteint l’âge mûr, émigrent au Canada …
Je m’adresse à vous, Président de l’Autorité, à un moment où règne la peur. La peur des Algériens pour les Algériens. La terreur des Algériens vis-à-vis de l’Algérie. Et vous, forcé ou volontaire, vous les abandonnez et la peur persiste dans le pays et dans le peuple. C’est une peur politique qui devient sociale et morale, pour l’existence même d’un pays qui est en danger.
Je m’ adresse à vous, Monsieur le Président, qui avez trouvé les coffres du pays vides. Vous avez profité de la conjoncture économique mondiale favorable pendant de nombreuses années pour grâce à un prix élevé du pétrole et du gaz qui a permis des gains inégalés. Mais vous abandonnez le pouvoir, de gré ou de force, et les coffres sont vides, comme à votre arrivée.
Vous êtes arrivé au pouvoir, qui est séduction et abîme, en conspirant avec des partis corrompus, la Constitution a été brisée sous des prétextes ridicules, et vous avez fait des promesses jurées. Mais ça a été une catastrophe : nous sommes revenus au culte de la personne, et nous avons créé un système appelé « le makhzen » algérien.
Vous êtes arrivé au pouvoir au siècle dernier. Les partis fondés sur la base de la « séparation de la religion et de la politique », promulguée par la constitution violée, se sont progressivement enracinés dans le panorama politique: ils ont amené l’argent et la corruption, devenus une arme entre vos mains.
Après la corruption des partis, votre main de président s’est étendue sur le peuple, ou du moins sur de nombreux secteurs, avec des subventions agricoles suspectes qui n’ont pas produit de richesse, alors que la terre avait pu autrefois nourrir l’Europe avec ses récoltes, ses agrumes et ses raisins. Les projets de logements qui ont été réalisés visaient à aider les personnes endettées et nécessiteuses subissant depuis longtemps la crise du logement, ce qui a permis de réduire au silence de nombreuses voix. Ce sont des projets qui ne respectent ni les règles d’urbanisme ni les terres sur lesquels ils ont été construits.
M. le Président, oui, une grande partie de la population a été corrompue par l’argent de l’État. L’argent que vous avez donné aux jeunes sous forme de prêts était de l’argent qui aurait dû être affecté à des investissements à long terme. Il s’agissait d’une entreprise politique visant à réduire au silence un groupe de jeunes susceptibles d’exploser d’un moment à l’ autre.
Monsieur le Président, vous êtes arrivé au pouvoir au siècle dernier, quand les médias écrits étaient en bonne santé. Ils étaient propres ou presque, et vous leur avez jeté “l’argent de la publicité”. Puis les opportunistes ont joué cartes sur table. Les gentils se sont perdus et les méchants sont arrivés et ont pris le contrôle de la scène. Des chaînes privées sont apparues pour que les Algériens puissent voir plus de choses, plus belles et plus profondes. Mais ensuite, ces chaînes sont devenues des machines à faire de l’argent publicitaire en échange du silence, et pour conspirer contre l’intelligence des gens, et pour travailler à la généralisation de la stupidité au nom de la religion parfois, au nom de la Darwasha (intolérance) parfois, et au nom du silence et de la fabrication idéologique dans les autres cas.
Monsieur le Président, vous avez voulu construire des institutions en Algérie sur la base de l’obéissance et non sur la base du droit. Elles ont été formées selon vos désirs et non selon l’histoire. Et quand vous êtes tombé malade, les institutions que vous aviez faites sur mesure, à votre goût et pour votre narcissisme politique, sont tombées malades comme vous.
Et lorsque la maladie et la polio se sont propagées dans les institutions et dans le système, des personnes qui ne s’étaient pas perdues dans la corruption, l’argent et le silence sont descendues dans la rue.
Monsieur le Président, vous et l’ensemble du régime n’avez plus qu’une seule option : le retrait ou la ruine. Je sais que ceux qui profitent du miel du pouvoir ne peuvent pas facilement laisser tomber le flambeau, qui est essentiellement une flamme éteinte. Mais l’histoire récente nous rappelle que certains régimes et certains dirigeants assiégés par les peuples d’Europe de l’Est, du monde arabe et d’Afrique du Nord ont pris fin brusquement.
Monsieur le Président, votre retrait est la dernière porte. Votre retrait est le dernier honneur que ces gens, qui descendront dans la rue peuvent vous offrir.
Monsieur le Président, le pouvoir est une grande tentation, et vous êtes tombé dedans, jusqu’à arriver au bord du gouffre.
Monsieur le Président, le pouvoir est un abîme, et vous y avez été conduit par un narcissisme politique élevé, et vous avez été béni par de nombreuses créatures politiques autour de vous.
Monsieur le Président, vous êtes arrivé au pouvoir et vous avez dit que vous ne vouliez pas être les trois quarts d’un président, alors ne le laissez pas comme un président “fantôme”.
Je vous souhaite un prompt rétablissement, et l’Algérie avec moi.
Amin Zaoui / écrivain et universitaire