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Fanon en Palestine : La Palestine dans l’optique de Frantz Fanon

Nick Rodrigo 11/Mars/2019
Cette étude en 3 parties (4 annoncées mais nous n’avons pu trouver le 4ème) de Nick Rodrigo, associé de recherche au Centre afro-moyen-oriental de Johannesburg, a été publiée en octobre/novembre 2015 sur le site en anglais The New Arab, Al-Araby Al-Jadeed

1ère partie : Pourquoi Fanon ? Le caractère indispensable de la pensée et l’urgence de l’action
La Palestine est en pleine révolte. Cela a commencé par des manifestations contre la présence d’activistes israéliens du « Mont du Temple » (et de leurs bienfaiteurs politiques) au Noble Sanctuaire de al-Aqsa à Jérusalem, pilier symbolique de la spiritualité palestinienne et de la rédemption nationale. 
Les troubles se sont ensuite étendus à d’autres villes des deux côtés de la ligne verte. De Nazareth à Naplouse en passant par Bethléem, de jeunes Palestiniens sont descendus dans la rue pour lancer des pierres et des cocktails Molotov sur une occupation qui saccage leur avenir et condamne leurs corps à être brisés sous les roues d’une machine coloniale. Des actes de violence individuels ont également insufflé un sentiment de terreur à la population israélienne, poussant un État paranoïaque à réagir avec une brutalité débridée par son armée et un lynchage incessant de masse par sa population civile.
Inorganisées, sporadiques et menées par des jeunes, ces manifestations et ces violentes attaques palestiniennes ne semblent être rattachées à aucun parti politique. Le rejet des factions politiques en tant qu’incubateur d’actions rebelles par les « enfants d’Oslo », est peut-être l’acte d’accusation final porté sur le malaise politique qui a caractérisé le mandat de Mahmoud Abbas en tant que président palestinien ; il a travaillé main dans la main avec les Israéliens pour protéger un régime qui sauvegarde les intérêts de sa classe politique.
La question de Palestine (1), telle qu’Edward Said l’a formulée, a connu de nombreux changements depuis 1948 ; de la Nakba de 1948 jusqu’au Sumud, qui a caractérisé la première Intifada, au compromis d’Oslo et à la division et au statu quo de l’actuel après seconde intifada. Au cours de ces phases, divers institutions et discours normatifs ont émergé. Ils ont modifié la nature du mouvement national palestinien. Cependant, la réalité du colonialisme israélien est restée la même : violente, intransigeante et impunie. Pour bien comprendre les événements actuels en Palestine, il est essentiel de se pencher sur les écrits du psychiatre révolutionnaire martiniquais et algérien Frantz Fanon, dont les réflexions controversées furent une prodigieuse contribution au champ des études postcoloniales.
Rebelle sans pause
1925 est une année exceptionnelle pour les révolutionnaires noirs. En l’espace de douze mois, Malcolm X, Patrice Lumumba et Frantz Fanon sont nés. Ce sont les polémiques lyriques et les enquêtes psychanalytiques de ce dernier qui ont fourni à de vastes pans de l’humanité un cadre pour rejeter les couches d’oppression qui caractérisaient leur vie sous le joug du colonialisme. Au cours de sa courte vie, Fanon a développé une philosophie qui a donné aux peuples colonisés le schème pour s’extirper de leur stupeur, créer un « homme nouveau » et une nouvelle forme de résistance à la domination et à l’oppression. En plus de son panache littéraire et de sa démarche intellectuelle, il a été en mesure d’intégrer ses expériences subjectives dans ses œuvres. Au moment de sa mort prématurée à l’âge de trente-six ans, Fanon avait une expérience directe de la société coloniale dans divers contextes ; à travers sa jeunesse dans le département colonial français de la Martinique, au service de la « Mère France » sur le champ de bataille contre l’Allemagne nazie, à travers sa formation académique en France métropolitaine et à travers ses travaux avec les révolutionnaires algériens du Front de libération nationale (FLN).
Peau noire, Masques blancs
Dans Peau noire, masques blancs (2), Fanon développe une explication sociogénétique et psychanalytique du racisme anti-noir inhérent aux sociétés coloniales, en s’appuyant sur ses expériences objectives. Dans ce texte fondamental, Fanon examine le dialogue phénoménologique maître/esclave hégélien sous l’angle du Noir. Selon Hegel, l’esclave est à la recherche de reconnaissance et, par peur du maître, il développe la sensibilité, acquiert une pensée et une conscience indépendantes de son essentialité et de la dépendance du maître sur lui. Cependant, lorsque l’esclave est Noir, Fanon note que « ce que le maître veut de l’esclave n’est pas de la reconnaissance, mais un travail. » Le résultat est que le Noir aspire à « des valeurs sécrétées par ses maîtres. » Fanon approuve Hegel quand il reconnaît que ce dialogue n’aboutit pas à une reconnaissance mutuelle, mais il s’écarte de lui en niant que l’esclave noir parvienne nécessairement à une conscience indépendante : « mais l’homme noir ne connaît pas le prix de la liberté parce qu’il n’a jamais lutté pour elle. » Reprenant les termes de Malcolm X, il écrit, « personne ne peut vous donner la liberté, si vous êtes un homme, vous la prenez. » Cette lutte continue pour la reconnaissance et la liberté a façonné le travail et la vie de Fanon.
Thérapie révolutionnaire et processus de désaliénation
En 1953, Fanon quitta la France coloniale pour s’installer à Blida, en Algérie, où il développa une approche révolutionnaire de la psychanalyse, développant des remèdes ergothérapiques avec les communautés autochtones algériennes, dans le but de faire entrer dans son travail des idiosyncrasies arabes et islamiques. Il a publié 15 articles sur les approches psychiatriques tout au long de sa carrière, et nombre de ses conclusions étaient étroitement liées à ses conclusions philosophiques de Peau noire, masques blancs. Au centre de la psychanalyse et des enquêtes « sociogénétiques » de Fanon se trouvait la poursuite de la désaliénation de la mort sociale causée par le colonialisme. Dans Le Capital, Marx examine l’aliénation du travail et, à travers ce processus, il met à nu le contraire de l’humanité dans une société capitaliste : une société libérée du capital, capable de poursuivre sa propre praxis. Fanon a examiné la manière dont la société humaine coloniale est éloignée de sa propre créativité culturelle ; à partir de là, il a voulu créer un moyen de sortir de la reproduction coloniale de ce qui est colonisé. Pour Fanon, les colonisés doivent poursuivre activement ce processus de désaliénation.
Sur la violence révolutionnaire et les pièges du néo-colonialisme
Pendant son séjour en Algérie, le FLN a demandé à Fanon de donner des soins de santé et un sanctuaire à ses combattants dans sa clinique. Par la suite, il a mis tout son poids pour leur cause, écrivant pour leur publication El Moujahid et les représentant lors de conférences en Afrique subsaharienne, où il a noué des liens avec le Ghanéen Kwame Nkrumah et Patrice Lumumba du Congo. Avec eux, il a développé l’idée d’une Légion africaine qui libérerait les nations africaines du colonialisme, et qui ouvrirait une route pour l’acheminement d’armes de l’Afrique subsaharienne vers l’Algérie. Fanon a compris que la conclusion de la lutte algérienne servirait de guide aux mouvements postcoloniaux et aux nations nouvellement libérées en l’Afrique.
Avec la publication de L’An V de la révolution algérienne (3), il avait considérablement avancé du concept de négritude à la révolution comme principal négatif au sein de son cadre décolonial. Si les colonisés se retrouvent dans la lutte révolutionnaire tout en réalisant le rôle joué par les revendications nationales et les particularités raciales, il est possible de forger une nouvelle humanité.
En 1960, des médecins diagnostiquèrent une leucémie chez Fanon et il a commencé à travailler sur Les damnés de la terre (4) qui devait être achevé dans les mois suivant le diagnostic mais publié seulement à titre posthume. Écrit avec une énergie furieuse, le texte est autant un manuel de terrain intemporel pour les mouvements postcoloniaux qu’un morceau de littérature historique. Son traité sur la violence a souvent été mal interprété, tant par ses partisans que par ses détracteurs. Fanon ne valorise pas la violence, comme le prétendent certains, mais reconnaît que le colonialisme est un projet qui est en soi une violence manifeste. Cette violence a façonné la constitution sociale du sujet colonial. Sa terre, ses ressources et sa vie ont été saisies par la violence et, dans le cadre dont il dispose, le seul moyen de s’en sortir est la violence. Avec prescience, Fanon écrit que si cette violence n’est pas maîtrisée, elle peut se retourner contre le colonisé, conduisant au tribalisme et à des conflits internes. De ce projet émergera un projet néocolonial, dans lequel les élites des mouvements révolutionnaires échangeront leur capital politique avec les anciens colonialistes, contre pouvoir et capital, en accordant à ces derniers un accès rapide aux ressources et à la richesse économique.
Avant de mourir en 1961, Fanon envoya une lettre d’adieu à son ami Roger Taïeb dans laquelle il écrivait : « Nous ne sommes rien sur cette terre si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. Et je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré, je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers Monde et si j’ai tenu, c’est à cause d’eux. »
L’occupation d’Israël comme projet néocolonial
Ce que Fanon nous demande de faire, c’est de considérer la lutte des opprimés comme une lutte visant à créer une nouvelle façon d’être, une nouvelle forme d’humanité. Dans les luttes révolutionnaires des masses, a-t-il insisté, reposent les germes d’une nouvelle humanité. La résistance continue en Palestine aujourd’hui n’est pas un phénomène nouveau, mais est plutôt le dernier épisode de décennies d’une longue lutte pour la liberté et ce que Hegel et Fanon conviennent de nommer la reconnaissance. Pas la reconnaissance de vivre dans des petits cantons rabougris et de survivre au goutte à goutte, mais la reconnaissance en tant qu’être humain au sens holistique du terme. Les jets de pierres, les coups de couteau et les bombardements sont une réaction à un régime colonial qui nie cette reconnaissance.
Tout au long de ces essais, les principaux travaux de Fanon, décrits brièvement ci-dessus, servent à examiner le mouvement national palestinien, qui s’est libéré de l’emprise paternaliste du monde arabe et a commencé à rechercher sérieusement la reconnaissance. En parcourant cette histoire avec un œil résolument tourné vers le travail de Fanon, on peut conclure en observant l’état actuel du mouvement ; en grande partie sans gouvernail, mais toujours ardent. À travers ce processus, on espère que le lecteur ne se contentera pas de penser et de comprendre les Palestiniens, mais qu’il agira également, dans le respect du travail de Fanon, sur ces sentiments dans l’esprit d’une humanité collective.
(1) Cf. Edward Said, La question de Palestine, Paris, Acte Sud, 2010
(2) Cf. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Ed. Seuil, 2015
(3) Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, Ed. La Découverte, 2011
(4) Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Ed. La Découverte, 2004
Merci à Youssef Girard pour sa relecture experte.
A suivre :
– Fanon en Palestine / 2ème partie : Du sumud à la capitulation, Middle East Monitor, 30.10.2015.
– Fanon en Palestine / 3ème partie : Les institutions de la capitulation, Middle East Monitor, 28.11.2015.
Source : Middle East Monitor
Traduction : MR pour ISM