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Comment la vengeance est-elle devenue un objectif militaire ?

Orly Noy 20/Décembre/2018
Quand de hauts gradés israéliens sur le terrain appellent des familles en deuil pour leur confirmer qu’ils ont abattu l’individu accusé d’avoir tué leur enfant, aucune considération de sécurité n’est en jeu : il s’agit simplement d’une armée qui se venge.

[Légende] Des soldats israéliens près de la maison de Baraa Ibrahim Sale après sa démolition par l’armée israélienne à Deir Abu Mashal, village de Cisjordanie proche de Ramallah, le 10 août 2017. Un attentat commis par Baraa Ibrahim Sale et deux autres Palestiniens avait causé la mort de l’agent de la police aux frontières Hadas Malkam. (Flash90)
Il est assez sidérant de voir à quelle vitesse le gouvernement israélien se défait des masques qui pouvaient conférer à ses politiques un vernis de respectabilité. De la loi sur l’État-nation du peuple juif à la loi « Loyauté dans la culture » ou à celle qui légalise les avant-postes de colonies, des amis antisémites du Premier Ministre Netanyahu jusqu’au racisme caractérisé de son fils qui aspire ouvertement à un pays nettoyé de tous les Palestiniens, l’Israël officiel ne cherche même plus à sauver les apparences. Maintenant, tout se fait au grand jour.
Cette tendance se reflète également dans les orientations et les opérations de l’armée israélienne. Sans être en mesure d’assurer aux citoyens israéliens la sécurité et la tranquillité dans une réalité d’interminable occupation militaire, l’armée utilise principalement, dans ses rapports avec les Palestiniens, la peur et les châtiments collectifs. Elle y parvient en démolissant la maison des membres de la famille des auteurs d’attaques violentes, mesure que même des officiers supérieurs de l’armée ont qualifiée à plusieurs reprises d’inefficace ; en lançant fréquemment des opérations de commando contre des villes palestiniennes censées relever pleinement de l’Autorité palestinienne (AP), effectuant des arrestations de masse qui nuisent gravement à l’image de l’AP en tant que gouvernement autonome ; et en ouvrant le feu sur des manifestants non armés à Gaza.
L’armée ajoute désormais à cet ensemble opérationnel un autre objectif : commettre des actes de vengeance au nom des familles israéliennes en deuil. Lorsque les forces de sécurité israéliennes ont tué Ashraf Na’alowa, le Palestinien accusé du meurtre de Kim Levengrond-Yehezkel et Ziv Hajbi il y a quelques mois, dans la zone industrielle Barkan, l’une des premières personnes à être prévenues a été Rafi Levengrond, le père de Kim, informé par l’état-major des FDI à peine cinq minutes après la mort de Na’alowa. Voici comment l’annonce a été faite à Levengrond : « J’ai tenu à vous mettre au courant […] avant que l’information ne soit publiée par les médias ».
La famille du sergent Ronen Lubarski, qui a trouvé la mort il y a quelques mois lors d’un raid contre le camp de réfugiés d’Al-Amari, a elle aussi été prévenue quand la maison familiale d’Islam Abu Hamid, accusé de cette mort, a été détruite à la fin de la semaine dernière. « Ce matin, le commandant m’a appelé depuis le terrain pendant la destruction de la maison », a rapporté à Ynet le père de Ronen, Vladimir Lubarski. « C’était important pour lui de s’adresser à moi en premier ».
Pourquoi était-il si important pour un commandant des FDI de mettre au courant le père d’un soldat tué au cours d’une opération militaire en l’informant de la démolition d’une maison appartenant à la famille du Palestinien présumé responsable de la mort de ce soldat ? L’homicide du sergent Lubarski était-il une infraction pénale ? La démolition de la demeure des Abu Hamid était-elle un geste personnel en direction de la famille Lubarski afin d’apaiser leur douleur ?
Apparemment, Rafi Levengrond a bien compris ce qui était à la base de l’opération d’élimination de l’homme accusé du meurtre de sa fille. « J’attendais que cela se produise, mais c’est un châtiment infligé après l’acte », a-t-il souligné après avoir été informé par l’armée. « La question, c’est de savoir ce qu’il faut faire pour empêcher ce genre de choses. Il s’agit là d’une vengeance personnelle mais cela ne résoudra pas le problème. Bien sûr, pour nos familles, c’est une bonne nouvelle et nous en sommes très heureux ».
Dès lundi matin, Levengrond a changé de ton, les forces de sécurité israéliennes n’ayant effectué qu’une démolition partielle de la maison de la famille de Na’alowa dans le village de Shweikeh, en Cisjordanie. « Je n’admets pas ce travail mené n’importe comment », a-t-il affirmé. « Ils n’ont pas blessé ma fille. Ils l’ont abattue, ils l’ont exécutée… J’exige que la maison entière soit démolie ».
Bien que les familles endeuillées aient un statut quasi mythique en Israël, leurs rapports avec l’État sont loin d’être simples. Ces rapports sont souvent caractérisés par une déférence démonstrative qui entraîne des critiques sévères envers quiconque semble s’écarter de cette norme : c’est ainsi qu’une tourmente s’abattit sur les parlementaires Miki Zohar et David Bitton, membres l’un et l’autre du parti au pouvoir, le Likoud, qui ont affronté publiquement deux familles endeuillées dont les fils sont morts lors de la guerre de Gaza en 2014. En vertu de cette même déférence, les Goldin— le corps de leur fils étant retenu par le Hamas, de même que celui de son camarade Oron Shaul — peuvent continuer à exiger qu’Israël maltraite 2 millions de personnes à Gaza tant que le corps de leur fils ne leur sera pas rendu.
Mais ces familles endeuillées ne seront ainsi vénérées que tant que leurs exigences s’accorderont au programme agressif et belliqueux du gouvernement, et tant qu’elles fourniront à l’armée le prétexte et la justification d’opérations de vengeance contre les Palestiniens. Dès l’instant où elles s’écartent de la ligne dure, elles sont dépouillées de leur titre de « familles endeuillées » et se transforment en traîtres de gauche. C’est bien ainsi que le gouvernement traite les familles endeuillées du Cercle des parents-Forum des familles, qui ont dû, année après année, adresser des requêtes à la Haute Cour de Justice pour obtenir une célébration conjointe israélo-palestinienne de la Journée du souvenir. L’ancien ministre de la Défense Avigdor Liberman a qualifié cette cérémonie de « profanation » qui « blesse ces familles endeuillées qui nous sont si chères ».
Les familles endeuillées nous sont chères tant qu’elles réclament plus de sang, plus de meurtres, plus de vengeance. Dans ce seul cas, le gouvernement sera attentif à toutes leurs exigences. Dans ce seul cas, l’armée se chargera de la vengeance et des informations en direct du champ de bataille. Dans ce seul cas, ces familles mériteront le respect.
Orly Noy est rédactrice à Local Call, où la première version de cet article a été publiée en hébreu. Vous pouvez la lire ici.
Traduction : SM pour l’Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine