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La stratégie de l’extrême droite pour séduire de plus en plus de Suédois

Henri Wallard 08/09/2018
La Suède figure désormais dans le club des pays exposés à des forces populistes fortement et durablement installées.

Les Démocrates de Suède: une ascension forte et durable
Le 9 septembre, la Suède tiendra ses élections générales. Le scrutin va certainement confirmer le poids important du parti des Démocrates de Suède (Sverigedemokraterna, ou SD) , farouchement anti-immigration et qualifié de populiste. La situation reste volatile avec 20 % des électeurs qui se déclarent indécis à quelques jours du vote, mais les deux grands partis traditionnels socialistes et sociaux-démocrates ont vu leur poids combiné passer de 61 % et 2010 à probablement 43 % en 2018, et les Démocrates de Suède sont désormais installés comme une force politique majeure talonnant les sociaux-démocrates.
Pourtant, cette situation de populisme très anti-immigration a souvent surpris les commentateurs, d’une part car elle est en décalage avec l’image progressiste de la Suède, mais aussi parce que la Suède bénéficie de bons résultats économiques soulignés par l’OCDE. Le montée en puissance des Démocrates de Suède vient ainsi contredire l’idée répandue que le populisme pourrait être largement neutralisé par une économie dynamique. Le cas suédois mérite donc notre attention à la fois par ses implications politiques directes mais aussi par les enseignements à en tirer pour la compréhension des mouvements populistes.
Le parti SD a été créé en 1988 et a ses racines dans le mouvement ouvertement raciste Bevara Sverige Svenskt (“Keep Sweden” en suédois).
A ses débuts, le positionnement et les valeurs des Démocrates de Suède étaient à l’opposé de l’air du temps: après la chute du mur de Berlin, le nationalisme pur et dur était peu porteur. Il n’était à cette époque question que de coopération, d’ouverture internationale, d’accueil de nouveaux états membres (y compris la Suède, d’ailleurs), de libre-échange, de mondialisation. La guerre sanglante dans les Balkans au début des années 1990 nous avait également montré les conséquences de la frénésie nationaliste et des conflits d’origine ethnique.
Les Démocrates suédois considèrent l’immigration non-européenne en Suède comme une menace existentielle pour la nation. Ils exigent sa diminution drastique, des reconduites systématiques, ainsi qu’une “politique de cohésion” visant à renforcer l’identité nationale suédoise. Ils veulent un recentrage de la politique culturelle et davantage de moyens pour soutenir la “culture traditionnelle suédoise”.
Pour le leader du parti, Jimmie Åkesson, il faut renforcer “le sentiment d’appartenance” contre “l’islamisation”, contre l’immigration non européenne, contre les “mondialistes” et contre les médias libéraux. En parallèle, les Démocrates suédois se présentent comme les seuls représentants de la volonté du peuple contre une élite qui l’aurait trahi.
Les Démocrates de Suède n’ont pas changé de cap malgré les revers des premières années et ont, lentement mais sûrement, recruté une opinion publique rejetant de plus en plus le projet multiculturel qui semblait pourtant faire consensus. On peut d’ailleurs trouver ici un parallèle avec un Front National qui revendique d’avoir eu raison avant tout le monde sur l’immigration, et fait donc de l’antériorité de son diagnostic et de sa constante historique un élément important de sa crédibilité.
Une stratégie de recrutement efficace
Les Démocrates suédois ont ainsi su capturer et mobiliser un sentiment anti-immigration qui existe depuis longtemps, mais qui s’est cristallisé quand l’immigration des réfugiés a augmenté en 2014 et 2015, dominant le débat politique. Les arguments des Démocrates Suédois étaient prêts, alors que les autres partis ont été lents à réagir, semblant découvrir la situation. Même en changeant fondamentalement leurs politiques d’immigration, les Sociaux-démocrates et les Conservateurs ont continué de s’affaiblir.
Les analyses d’opinion réalisées par IPSOS montrent que chez de nombreux électeurs suédois, domine l’impression que les “élites” ne se soucient pas de leurs préoccupations, que les problèmes sociaux majeurs sont négligés, et que certaines opinions sont devenues des tabous (le fameux “politiquement correct” dénoncé par de nombreux populistes). Evidemment, ces opinions sont particulièrement répandues chez les électeurs des Démocrates suédois.
97% des électeurs du SD sont ainsi d’accord avec le fait que “les partis et les politiciens ne se soucient pas des nombreux sujets importants en Suède”, contre 72% et 68% pour l’Alliance (libérale et conservatrice) et le parti rouge-verts.
95% sont par ailleurs tout à fait ou assez d’accord avec “les politiciens sont déconnectés de leurs électeurs” (contre 70% pour l’Alliance et le parti rouge-verts).
91% sont tout à fait ou assez d’accord avec “le gouvernement agit sans connaître ou sans se soucier de ce que les gens ordinaires pensent” (70% pour l’Alliance et 65% pour le parti rouge-verts).
92% sont également d’accord avec “vu le climat ambiant en Suède, il est de moins facile d’exprimer des idées divergentes ou des vérités qui dérangent” (Vs 69% et 56% pour l’Alliance et le parti rouge-verts).
Fondamentalement, les électeurs proches du SD veulent de nouveaux politiciens en mesure de briser le statu quo : 94% sont d’accord avec “la Suède a vraiment besoin de politiciens capables de secouer l’establishment et de défier les structures existantes des partis et du pouvoir” (64% pour l’Alliance et 59% pour le parti rouge-verts).
Les experts de l’Institut Suédois de Recherche sur l’Opinion Publique (SIFO) ont également exploré ce qui se cache derrière le soutien croissant aux Démocrates suédois à partir de questions reprenant les travaux du politologue américain Katherine Cramer dans le Midwest. Les réponses montrent à quel point les électeurs DS se démarquent tout en constituant un groupe cohérent qui ne se sent pas respecté, pas représenté et qui attend un vrai retour sur l’investissement que constitue les impôts qu’il paye. C’est peut-être là l’illustration la plus pure du consumérisme appliqué à la vie politique: “en avoir pour son argent”, avec des autorités qui “rendent des comptes” et dirigent en priorité les ressources vers les “vrais Suédois”, contre tous les autres. C’est aussi l’illustration de l’échec des médias et des partis établis, inconscients du risque, enferrés dans le déni. Ainsi :
Seulement 23% des électeurs du SD pensent que les politiciens respectent leurs choix de vie, contre 60% pour les électeurs de l’Alliance et 63% pour rouge-vert.
26% des électeurs du SD considèrent que les médias décrivent correctement leur situation de vie (contre 53% pour les électeurs de l’Alliance et 56% pour rouge-vert).
82% des électeurs de SD estiment que la contrepartie en échange de leurs impôts est faible, contre 45% pour les électeurs de l’Alliance et 18% pour rouge-vert).
Un autre facteur expliquant le succès du populisme suédois naît des écarts de ressources et de revenus, des fractures sociales et géographiques. Les indicateurs globaux, la croissance du PIB et le niveau du chômage, ont pu fournir une base solide pour comprendre les évolutions politiques dans les pays. Mais quand les disparités régionales se creusent, les moyennes nationales ne suffisent plus, car derrière les moyennes, les écarts de richesse ont des conséquences politiques.
L’économiste suédois Kjell A. Nordström a récemment fait la Une lorsqu’il a prédit une forte tendance à l’urbanisation avec en corollaire l’appauvrissement de certaines parties de la campagne suédoise, un ralentissement économique et des disparités sociales de plus en plus graves. Nordström a vu que les personnes valides et éduquées, celle qui attirent les entreprises, quittent les vieilles villes industrielles comme Hofors, Norberg et Kopparberg, et vont là où il y a les emplois. A l’opposé, les logements vides et bon marché attirent des personnes peu qualifiées et précaires. Et ces logements sont loués aux réfugiés nouvellement arrivés.
L’impact sur la confiance dans l’avenir est clair. Les petites villes, comme Kopparberg ou Norberg, sont de plus en plus pessimistes: on notera que désertification, désindustrialisation, et fin des services publics amplifient, ici comme là bas, la défiance.
Résultat, la Suède est divisée économiquement, socialement, politiquement. Les chiffres de l’Université de Göteborg montrent que les Suédois vivant dans les zones rurales sont les plus nombreux à penser que la Suède va dans la mauvaise direction, à faire moins confiance dans les institutions, à être les moins satisfaits du fonctionnement de la démocratie. De la même façon les sondages réalisés par Ipsos montrent que les sympathisants du parti des Démocrates de Suède considèrent à 75 % que le pays va dans la mauvaise direction, et est en cela très différent des autres formations politiques qui ont une opinion beaucoup plus mesurée.
Un problème sérieux et durable
Les perceptions négatives évoquées plus haut quant à l’abandon par les dirigeants et aux questions d’immigration, combinées avec le pessimisme et la défiance à l’égard des institutions montrent que les causes de la montée en puissance du parti SD sont profondes et durables. Ces moteurs du populisme ne seront sans doute pas modérés par la seule croissance économique.
De plus l’admonestation, parfois tentante pour certains commentateurs ou dirigeants, n’a aucune chance d’être efficace : souvenons-nous par exemple de la fameuse sortie d’Hillary Clinton sur les soutiens de Trump qualifiés de “basket of deplorables”. Traiter de “populistes” ou d'”anomalie” les Démocrates de Suède, les considérer comme une crise passagère, ne suffira pas à les faire disparaitre du paysage politique.
Les sondages montrent, à l’inverse, l’augmentation du soutien au parti: de plus en plus de personnes apprécient les mesures qu’il revendique et sa vision nationaliste pour la Suède, alors que sa stratégie est très discutée en interne. En effet un bras de fer fait actuellement rage au sein des Démocrates suédois ; son issue pourrait affecter la capacité du parti à poursuivre son expansion, du moins à court terme. Il s’agit de l’interprétation du nationalisme : pour les uns, c’est l’origine ethnique doit déterminer qui est Suédois. D’autres adoptent plutôt une sorte de nationalisme fonctionnel, dans lequel les immigrants non européens peuvent également devenir complètement Suédois s’ils choisissent d’être assimilés et d’adopter les coutumes et les traditions suédoises.
La situation restera donc volatile. Mais comme dans d’autres pays, un effort rigoureux de compréhension des forces en présence dans l’opinion et de prise en compte des moteurs sous-jacents du populisme reste indispensable pour permettre l’évolution de programmes politiques. La Suède, certes avec une histoire et un système politique spécifiques, figure désormais dans le club des pays exposés à des forces populistes fortement et durablement installées.