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IVG: les femmes face à la culpabilisation

Élodie Bousquet 14/09/2018
Plus de 40 ans après sa dépénalisation, l’IVG est encore considérée par bon nombre de soignants comme, au mieux, un droit à part, au pire, une tâche ingrate. Entre remontrances et leçons de morale, certains outrepassent alors le serment d’Hippocrate.

“Non mais là, je ne vous avorte pas. Je ne suis pas un boucher (…) Regardez-le madame. Regardez-le bien…”. Parmi les nombreux témoignages recueillis dans son ouvrage Le livre noir de la gynécologie, la journaliste Mélanie Déchalotte rapporte ainsi celui de Rachel, 33 ans en 2003, enceinte, en couple et désirant une IVG.
Ces paroles aussi crues que culpabilisantes, (trop) nombreuses sont encore les 220 000 femmes à avorter chaque année en France à y être confrontées. Pour autant, la plupart ne réalisent pas tout de suite qu’elles sont face à un cas de maltraitance gynécologique.
Des remarques déplacées à la leçon de morale
“Vous êtes sûre que vous avez bien réfléchi ?”, “Vous avez 40 ans, c’est sans doute votre dernière chance”, “Vous devriez peut-être vous donner une semaine de réflexion de plus”… D’apparences anodines, ces phrases toutes faites qui distillent le doute et remettent ainsi en question le choix des principales concernées sont encore régulièrement rapportées au Planning Familial, indique Caroline Rebhi, co-présidente du mouvement. Les patientes de ces soignants douteux, déboussolées, ont alors besoin d’être rassurées. “Non, l’avortement ne vous empêchera pas de tomber enceinte à nouveau. Non, vous n’êtes plus légalement tenue (depuis 2015, ndlr) à un délai de réflexion imposé. Non, le surpoids n’interdit pas l’IVG médicamenteuse. Non, il n’y a pas besoin d’entendre battre le cœur du fœtus. Non, vous n’avez pas à vous justifier. On essaye de leur donner le plus d’informations possible pour faire le point sur leur situation et savoir répondre face à un professionnel qui jouerait de son autorité”.
Parfois, les paroles sont accessoires. “J’ai déjà rencontré des femmes angoissées à la suite de l’échographie de datation lors de laquelle le médecin, pourtant parfaitement au courant du souhait d’interruption de grossesse de sa patiente, a volontairement tourné le moniteur vers elle afin qu’elle voie l’embryon”, raconte Baptiste Beaulieu, médecin et écrivain. Autant de stratagèmes insidieux qui ne sont pas sans rappeler les méthodes des militants anti-avortement, désormais très actifs sur Internet et via des plateformes téléphoniques d’appel. Depuis plus de 40 ans, ils égrènent ainsi un chapelet de croyances qui, pour une partie d’entre elles, semble avoir réussi à s’immiscer jusque dans le corps médical. 
“Lorsque j’entends un médecin m’expliquer qu’il a refusé une IVG à une jeune fille de 16 ans pour de ne pas être responsable d’une future infertilité, il y a de quoi se poser des questions sur leur formation et leur information !”, souligne Caroline Rebhi dont le quotidien consiste notamment à “passer des rappels à l’ordre à ces cas problématiques”.
Pire encore, ces médecins qui se font professeur de bonnes mœurs et “accordent” l’IVG à condition que leurs patientes procèdent en même temps à la pose d’un DIU (stérilet, implant). “C’est parfaitement illégal mais cela est pourtant arrivé dans certains hôpitaux”, révèle la co-présidente du Planning qui rappelle que plus de 70% des demandeuses d’IVG sont sous contraception au moment de la survenue de leur grossesse.
L’IVG comme dernier recours, ou l’arbre qui cache la forêt
Ces pratiques, humiliantes, sont révélatrices de l’imprégnation de “l’idéologie patriarcale de la médecine en France”, décrypte Marie-Hélène Lahaye, juriste et auteure de Accouchement, les femmes méritent mieux. “On est dans une société où le médecin estime, dans son rôle de sachant, qu’il a le droit de contrôle sur le corps des femmes, de la prescription de la contraception à l’accouchement en passant par l’IVG”, cet acte –peu technique et donc peu valorisé dans le milieu- étant envisagé comme “le dernier des recours et non comme un moyen de gérer sa fertilité”. Une considération à valeur plus morale que médicale et pourtant intégrée par une large part du corps médical et des femmes elles-mêmes.
“Quand l’ensemble de la formation des médecins repose sur l’idée que la femme est destinée à enfanter, c’est tout un discours, un mode de pensée qui est à déconstruire”, relève Mélanie Déchalotte. Et d’ajouter, comme illustration de ses propos : “Il y a encore aujourd’hui dans les facs de médecine des séminaires intitulés ‘Comment éviter de faire une IVG ?’ Cela en dit long…”
Une remarque partagée par Baptiste Beaulieu qui se souvient encore précisément de ses années de médecine : “Bien sûr qu’on nous apprend ce qu’est l’IVG, dans quels cas et comment pratiquer les deux méthodes (médicamenteuse et par aspiration) mais ce que l’on ne nous apprend pas, c’est l’Histoire ou plutôt les histoires derrière ce droit. On ne nous dit pas, par exemple, que la mortalité maternelle dans les pays où elle est interdite est multipliée par dix ! Parce qu’une femme qui souhaite se débarrasser d’une grossesse non désirée, autorisée ou non à le faire, le fera. Cela devrait suffire à couper court à tout jugement. En tant que médecin notre rôle est de sauver des vies, pas de valider des choix de vie.”
Ne rien laisser passer
Un médecin a-t-il le droit de refuser une IVG ? “Bien sûr, il peut invoquer sa clause de conscience”, rappelle Caroline Rebhi. Néanmoins celui-ci doit immédiatement prévenir et rediriger la patiente pour une prise en charge adaptée. S’il ne le fait pas ? “C’est une faute grave. Dans ce cas comme dans les autres cas de maltraitances gynécologiques, nous conseillons toujours aux femmes victimes de ces abus de signaler les professionnels concernés au niveau de leur agence régionale de santé. On peut ensuite porter plainte au Conseil National de l’Ordre des Médecins”, détaille-t-elle. “Bien sûr que l’on n’ira plus jamais consulter à cet endroit mais c’est important de le faire, pour laisser une trace, pour les autres femmes.”
Dans un autre registre, moins protocolaire, Marie-Hélène Lahaye suggère de laisser un commentaire relatant sa mauvaise expérience sur Google Maps. Autre recommandation : se faire accompagner par un proche. “C’est important de trouver du soutien pendant et après cette intervention. Oui l’IVG est un droit, un choix, mais ce n’est pas pour autant que l’acte en lui-même n’est pas fatigant, ne serait-ce que physiquement (on perd du sang…). Dans ces moments-là, on peut être plus vulnérable.”
Sur le terrain, Baptiste Beaulieu déplore lui aussi, trop souvent, la solitude des femmes. “Tout comme la contraception reste à leur charge, en six ans d’exercice, dans le cadre d’une IVG où la femme était en couple, j’ai rencontré le conjoint seulement deux fois !” Preuve -s’il en fallait encore une- que le chemin vers l’égalité est encore long.