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Rupture d’un barrage au Laos: chronique d’un drame annoncé

Harold Thibault et Bruno Philip 25 juillet 2018
Combien de personnes ont disparu dans la province d’Attapeu, dans le sud-est du Laos? Les autorités laotiennes étaient incapables de le dire après que la rupture d’un barrage a libéré, lundi 23 juillet vers 20 heures, un flot de cinq milliards de mètres cubes d’eau qui a submergé au moins six villages, emporté les maisons et contraint les habitants le pouvant à se réfugier sur le toit des bâtiments restés debout ou dans les arbres.

«Des centaines de personnes» manquent à l’appel, se contentait d’évaluer l’agence de presse officielle KPL, mardi 24 juillet. Dans cette région reculée d’un pays montagneux, et où le pouvoir se démarque par son opacité, le bilan est incertain. Dans la matinée de mercredi, le consulat de Thaïlande au Laos faisait état de 17 corps retrouvés.
Des images de la chaîne ABC Laos News montrent des villages dont ne dépassent plus de l’eau boueuse que les arbres et les toits. D’autres caméras filment une femme traumatisée montant avec son bébé dans une barque en bois, expliquant qu’elle a dû attendre les secours et que sa mère est toujours réfugiée sur un arbre. Au moins 6600 personnes sont sans logement.
Faiblesses du système d’alerte des populations
La retenue est située sur un affluent du Mékong dans une région à l’extrême sud, non loin des frontières du Vietnam et du Cambodge. Le projet de cette retenue d’eau, dont 90% de la production était censée bénéficier à la Thaïlande une fois les travaux finis, est le fruit d’une collaboration entre l’état laotien, une entreprise thaïlandaise et deux groupes sud-coréens, dont une branche de SK, l’un des principaux conglomérats de Corée du Sud.
Le projet de 410 mégawatts, qui devait entrer en opération en 2019, consiste en deux barrages principaux et cinq retenues auxiliaires qui devaient permettre de détourner trois branches de rivières. La branche ingénierie et construction de SK a annoncé que la partie haute de l’un des ouvrages auxiliaires «a été emportée» dans la soirée de dimanche, après plusieurs jours de fortes pluies.
La retenue de 770 mètres de long et 16 mètres de haut aurait cédé un jour plus tard. Cinquante-trois travailleurs sud-coréens ont été évacués. Ce scénario interroge sur les faiblesses du système d’alerte des populations locales, même si le groupe SK dit avoir ordonné l’évacuation de douze villages dès qu’il est devenu apparent que le barrage pourrait rompre.
Quarante-cinq barrages en construction
La catastrophe est la concrétisation malheureuse de désastres redoutés de longue date dans ce pays qui entend devenir la «pile de l’Asie» en raison de son remarquable potentiel hydroélectrique: nation montagneuse enclavée et dirigée par un parti post-communiste autoritaire qui peut décider comme il l’entend de son modèle de développement, le Laos voit se multiplier depuis une décennie des barrages sur ses principaux cours d’eau, dont le Mékong et ses affluents.
Quarante-cinq barrages sont en ce moment en construction, dont une dizaine déjà opérationnels. Selon Martin Burdett, collaborateur de l’International Journal on Hydropower & Dams, le Laos «aurait la capacité hydroélectrique de fournir 26 500 mégawatts par an et n’a développé que 25% de ce ­potentiel».
Les incidents se multiplient en conséquence. Un barrage du centre du pays avait cédé le 11 septembre 2017. Les responsables politiques locaux avaient accusé le constructeur d’avoir bâti sur du marécage et avaient, là aussi, blâmé les fortes pluies. Quelques mois plus tôt encore, en décembre 2016, un conduit amenant l’eau à une turbine d’une retenue d’une province du sud frontalière du Vietnam avait sauté elle aussi, car construite sur la pente d’anciens glissements de terrain, devenue instable avec le chantier du barrage.
Pour un petit pays qui n’a pas la capacité technique et de gouvernance pour suivre les études d’impact, se lancer dans une série aussi impressionnante de barrages est particulièrement dangereuxMarc Goichot, responsable régional du programme eau du WWF
«Pas la capacité technique et de gouvernance»
Les méfaits pour l’environnement de la construction abusive de barrages sont connus: dégradations des écosystèmes fluviaux, chute de la diversité des espèces de poissons avec, pour conséquences, la diminution de productivité des pêcheries du Mékong au Vietnam, dans le delta du grand fleuve. Un autre projet en cours au Laos, le barrage de Xayaburi, construit par le groupe thaïlandais CH Karnchang – dont le coût est évalué à 3,8 milliards de dollars pour une puissance de 1 285 mégawatts –, est la source de vives tensions avec le Cambodge et le Vietnam, situés en aval et qui craignent de subir les conséquences.
«Pour un petit pays qui n’a pas la capacité technique et de gouvernance pour suivre les études d’impact, se lancer dans une série aussi impressionnante de barrages est particulièrement dangereux», juge Marc Goichot, responsable du programme eau du WWF dans la région du Mékong.
«Les ouvrages hydroélectriques d’ampleur sont tentants pour un pays en développement, mais amènent de nombreux risques. Le plus spectaculaire est l’effondrement, et l’un des plus sournois est le déclin des pêcheries, qui affecte les populations les plus défavorisées», ajoute-t-il.
Retombées économiques rapides
Les ouvrages importants sont perçus comme un tremplin pour les officiels locaux, et leurs budgets colossaux sont également source de corruption dans un pays peu transparent. Face à des autorités de supervision n’ayant pas la connaissance nécessaire à un encadrement strict des projets se trouvent de puissants groupes d’ingénierie et de production électrique qui ont la force de négociation et se blindent juridiquement pour rejeter la responsabilité sur les autorités locales en cas de pépin.
Les projets sont d’autant plus tentants qu’ils portent le sceau de fiabilité pour les banques de grandes compagnies étrangères, notamment d’entreprises étatiques chinoises, le géant voisin étant impliqué dans un grand nombre de ces projets ainsi que, souvent, de la puissante Autorité de génération d’électricité de Thaïlande (EGAT), le voisin qui achète l’énergie. Permettant ainsi aux projets d’obtenir des financements auxquels la seule identité laotienne n’ouvrirait pas accès.
Les barrages sont présentés comme une stratégie de développement pour le Laos, la livraison d’électricité à l’étranger apportant des financements à l’état et réduisant le déficit commercial d’un pays sans industrie. Mais dans les faits les décisions administratives sont prises par des ministères préoccupés uniquement par les retombées économiques rapides, sans réflexion sur l’impact de long terme et les risques de catastrophes, qui ne sont pas pris en compte.