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Au Maroc, le long calvaire du Rif et de ses militants condamnés

Courrier International, 02/07/2018

Les
lourdes peines, allant jusqu’à vingt ans de prison, prononcées à l’encontre des
militants du Hirak, mouvement de protestation né en 2016 dans le Rif, ont
suscité l’indignation et attisé la contestation. Billet d’humeur d’un
chroniqueur marocain qui dénonce l’acharnement du pouvoir. 
Des
manifestants dénoncent les peines prononcées à l’encontre des militants du
Hirak, le 27 juin 2018, à Rabat. PHOTO / YOUSSEF BOUDLAL / REUTERS.
Pour
accéder aux salles d’audience de la Cour d’appel de Casablanca, il faut passer
par un escalier monumental de vingt-sept marches. Interminables. Dans cet
escalier de dix mètres de large, il n’y a pas un seul garde-corps, pas une
seule rambarde pour ceux qui seraient à la peine, les vieillards, les impotents
et autres handicapés. Point d’escalator ni d’ascenseur non plus. Il en va ainsi
de la vie au Maroc. Point de salut ni de soutien aux plus faibles.
Et les
deux paliers intermédiaires n’y feront rien, ceux qui empruntent cette
interminable montée sont condamnés à la subir, comme première étape d’un long
calvaire qui leur fera boire le calice de l’injustice jusqu’à la lie. Car
n’allez surtout pas, l’espace d’un instant, imaginer ceux qui détiennent les
leviers du pouvoir et de l’argent, fouler ces marches. Ceux-là en seront
quittes pour un simple appel téléphonique. La punition est exclusivement
réservée aux pauvres parmi les pauvres, aux sans-voix et aux sans-grades. Des
justiciables comme ils disent et qui n’ignorent rien de ce qui les guette, au
bout de cette interminable escalade : un supplice ourdi par une justice
aux ordres, qui intime le silence, brise les consciences et fait se consumer
les cœurs des familles et des bien-aimés.
Embargo impitoyable
C’est de
cela et de tout le reste, sale et indigne, indicible et insoutenable qu’il
s’est agi, cette nuit-là [du 25 au 26 juin], lorsque la chambre criminelle
de la Cour d’appel de Casablanca a condamné [le 26 juin] les militants du Hirak rifain
[mouvement de contestation qui secoue le pays depuis octobre 2016], avant de
récidiver quelques jours plus tard, avec la condamnation [le 28 juin] du
journaliste, Hamid El Mahdaoui qui avait, on s’en souvient, couvert, au plus
près des manifestants, les événements. Les familles des militants rifains ne
s’y étaient pas trompées. Elles ont simplement refusé de gravir cet escalier de
la honte qui les aurait menés inévitablement à prendre part à la sordide
mascarade, orchestrée de toutes pièces par le Makhzen [système de gouvernance
ou l’autorité et les privilèges reposent sur la proximité avec le pouvoir
monarchique] honni et ses marionnettistes.
C’est
précisément parce que les Rifains s’obstinent à secouer régulièrement les
chaînes qui les entravent, que le Makhzen s’en prend tout aussi régulièrement à
eux. D’abord en les oubliant délibérément dans ses plans de développements
régionaux. Embargo impitoyable qui a renvoyé des régions entières du Rif au
Moyen-Âge, condamnant les populations à l’exil ou à la contrebande avec
l’Espagne voisine. Il a même été question, des décennies durant, d’un
ostracisme des populations rifaines, interdites de séjour dans ce qu’on appelle
le Maroc intérieur. Énième fait du Prince.
Un régime
qui a basculé dans la paranoïa
À
Casablanca, dans cet antre de la persécution, ce supplétif cruel du despotisme
qu’est la Cour d’appel, le ban d’infamie s’était tout simplement porté de
l’autre côté du prétoire, sur cette estrade, parmi ces hommes qui auraient dû
dire le Droit, rendre justice et libérer des innocents mais qui, au final, se
sont fait les auteurs d’une forfaiture, celle de dénier à leurs semblables,
leur droit élémentaire à la dignité, à l’éducation, à la santé, au travail et à
tout ce qui est propre à cimenter une nation.
Le banc
de l’honneur était, quant à lui, occupé par ces héros d’un autre temps, Nasser
Zafzafi
[leader du Hirak, 39 ans, il risquait la peine capitale,
il a écopé de 20 ans de prison] et ses camarades [Nabil Ahmjiq, Ouassim
Boustati et Samir Ighid
; au total 53 militants ont été jugés] dont l’ombre plane obstinément
sur un régime qui a définitivement basculé dans la paranoïa et la
schizophrénie. Pour preuve, le roi lui-même reconnaissait implicitement l’état
des lieux dressé par le Hirak, en limogeant
plusieurs responsables
, pour incurie et remettant en cause, quelques
mois plus tard, le modèle de développement marocain, dans l’un de
ses discours.
Ces
condamnations s’inscrivent dans un contexte particulier, au moment précis où le
peuple marocain ayant expérimenté, en vain, toutes les facettes de la
protestation pour faire plier le régime, instrumente une nouvelle forme de
militantisme, le boycott
des produits commercialisés
par les entreprises appartenant aux
grandes familles ou aux groupes étrangers “broutant au piquet de
la monarchie”.
Des
affameurs auquel le peuple marocain veut faire payer la misère qu’ils ont
engendrée, par leur insoutenable cupidité responsable de la hausse du coût de
la vie qui, à certains égards, concurrence, sinon dépasse celui de plusieurs
pays européens.
Vengeance
ou simple coïncidence du calendrier, les condamnations ont suscité une vague
unanime de protestation, tant au Maroc qu’à l’étranger. Seuls les affranchis de
la mafia du Makhzen montent au créneau pour défendre l’indéfendable, arguant
que la gravité de certains actes relevait de la peine capitale. Faudrait-il
donc, au surplus que les accusés écrasent une larme de reconnaissance et
remercient la cour pour sa clémence
?
D’autres,
nous renvoient, toute honte bue, à une prochaine
comparution en appel
, reprenant l’éternel refrain de lendemains
meilleurs promis au peuple marocain depuis plus de soixante ans.
Il est un
temps pour tout. Un temps pour la grisaille et un temps pour le ciel
bleu. Un temps pour l’ignominie et un temps pour l’honneur. Un temps
pour le despotisme et un temps pour la tolérance. Le Makhzen ne semble toujours
pas avoir compris ces postulats d’une simplicité élémentaire. Et qu’il ait
choisi de franchir un palier supplémentaire, dans l’iniquité et l’ignominie en
cette nuit du 25 au 26 juin, prouve à quel point il a depuis longtemps
basculé dans un autisme sévère.