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Yémen : stratégie de l’urgence, l’urgence d’une stratégie

Nicolas
Tenzer, The Conversation, 26 juin 2018

La guerre
au Yémen, qui s’est internationalisée depuis trois ans (mars 2015), est l’une
des plus désastreuses.
Dans le
port d’Hodeida, au Yémen, un combattant d’une brigade soutenue par l’Arabie
saoudite pointe son fusil sur un poster à l’effigie du leader des Houtis. Saleh
Al-Obeidi / AFP

Son bilan
se chiffre déjà par des milliers de
civils tués
, 2,9 millions de personnes déplacées, huit millions
de personnes en risque de
famine
(80 % des civils du pays, soit 22 millions de
personnes, dont 11 millions d’enfants, sont dépendants de
l’aide humanitaire
) et des pandémies redoutables, notamment de
choléra – un million de cas suspects, soit la pire épidémie au monde – et de diphtérie,
qui ne pourront qu’alourdir ce bilan.

Cette
guerre a également été marquée par des crimes de guerre, commis par toutes les
parties au conflit, des bombardements d’hôpitaux,
d’écoles et de marchés,
et l’existence d’une génération
sacrifiée sur le plan éducatif
– 75 % des écoles sont détruites
– dont les conséquences seront lourdes pour l’avenir. Aujourd’hui, seulement 45 % des hôpitaux et
dispensaires
sont en état de fonctionnement.
Le chaos
actuel est aussi pain bénit pour les groupes terroristes, d’abord ceux liés à
Al Qaïda puis l’Etat
islamique
, semble-t-il depuis 2015, et, qui y trouvent un terrain
fertile. Faut-il ainsi rappeler que l’attentat du 7 janvier
2015 contre Charlie Hebdo a été revendiqué
par Al Qaïda
depuis le Yémen, où l’aîné des
frères Kouachi avait subi un entraînement militaire en 2011
 ?
Un drame
sans fin
Malgré
l’alerte lancée depuis longtemps par plusieurs
agences des Nations unies
et les ONG, le silence de la
« communauté internationale » est pesant : aucune résolution du
Conseil de sécurité des Nations unies n’a vu le jour depuis trois ans et de
nombreuses puissances semblent se désintéresser d’un conflit dont elles ne
voient pas l’issue possible – et l’opinion
publique s’en détourne
.
Toutefois,
à la suite de la rencontre du 10 avril 2018 entre Emmanuel Macron et
le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed Ben Salmane, le principe a été
acté d’une conférence internationale humanitaire. Mais celle-ci, qui se tient
au niveau des « experts »
à Paris le 27 juin et non,
comme prévu initialement, au niveau ministériel ne semble pas devoir produire
des résultats significatifs. D’autant que l’Arabie saoudite et les Émirats
arabes unis ont
déclenché, le 13 juin
, une offensive sur le port d’Hodeidah,
principale infrastructure du pays par lequel transite l’essentiel des
importations et de l’aide humanitaire. D’ores et déjà, le contrôle des navires
arrivant au port impose des délais supplémentaires pour leur délivrance aux populations
auxquels s’ajoutent des trafics
divers opérés par les Houthis
. Dès avant le
« déclassement » de cette conférence, beaucoup avaient d’ailleurs attiré
l’attention sur les limites d’une co-organisation avec le royaume wahhabite,
sans doute la principale partie au conflit. La plupart
des ONG
pointent aujourd’hui une conférence au mieux inutile.
Cela
signifie-t-il qu’il ne faut rien faire et que la France ne doit pas prendre
d’initiatives ? Certainement pas. La situation sur place requiert une
stratégie de l’urgence puisque des centaines de milliers de victimes sont à
redouter. Mais il faudra également de manière urgente bâtir une stratégie
d’ensemble et de plus long terme si l’on entend éradiquer ce qui est aussi
devenu un foyer majeur de déstabilisation du Moyen-Orient et au-delà.
Les
données d’une guerre
La guerre
au Yémen n’est certes pas nouvelle. Depuis la réunification du nord et du sud
Yémen en 1990, le pays connaît une forte instabilité marquée dès 1992 par
une tentative de sécession du sud dans la région d’Aden et le début de la
sécession houthiste au nord dans la région de Saada. Elle s’est intensifiée
lors de la révolution yéménite de 2011 contre le Président Ali Abdallah
Saleh – alors au pouvoir depuis 32 ans et assassiné fin 2017 par les
Houthis avec lesquels
il s’était allié
avant de se retourner vers l’Arabie saoudite –,
l’expansion de la rébellion houthiste en 2014 (qui prend Sanaa le
21 septembre) et l’intervention
de l’Arabie saoudite en 2015
. Le tout sur fond de la création d’une
base arrière pour le terrorisme international, encore renforcée par la création
d’Al-Qaïda dans
la Péninsule arabique (AQPA)
, en janvier 2009.
Cette
guerre n’est aussi pas « simple » en comparaison de la guerre en
Syrie, voire en Libye. En Syrie, elle a commencé lorsqu’Assad, soutenu par la
Russie et l’Iran, a entrepris de réprimer dans le sang une révolution pacifique
après des dizaines d’années d’une répression brutale. En Libye, elle oppose
aujourd’hui deux groupes rivaux
 ; même si, dans les deux cas,
les groupes terroristes ont profité du conflit pour se renforcer.
Au Yémen,
le conflit est plus ancien, lié notamment à la division du pays avant 1990, aux
changements d’alliances, voire d’adaptation d’une doctrine idéologico-politique
– l’histoire du
mouvement houthiste
est, à cet égard, instructive. Il est également
lié à la contestation du pouvoir en place – Saleh hier, aujourd’hui Abd Rabbo
Mansour Hadi
, exilé à Riyad et dont la légitimité est faible dans le
pays (y compris aux
yeux de certaines tribus sunnites
), mais qui est reconnu comme
légitime par les Nations unies.
Distribution
de l’aide d’urgence, le 24 juin 2018, dans la province d’Hodeïda (Yémen). Essa
Ahmed / AFP

Lire ce
conflit à la lumière d’une rivalité binaire entre les sunnites et les chiites
est erroné. Les Houthis eux-mêmes n’ont pas toujours été hostiles à l’Arabie
saoudite et leur forme de chiisme, le zaïdisme, est assez éloigné de l’iranien.
Ils n’avaient aucune appétence
pour être les relais de l’Iran dans la région
. Si leur position
s’est radicalisée depuis la seconde guerre d’Irak, leur revendication initiale
est surtout d’un surcroît
d’autonomie et d’un certain respect de leurs particularités
,
accentués depuis la répression de leur rébellion en 2004.
Les
sunnites, de leur côté, sont loin de soutenir de manière unanime la coalition. Tous redoutent la mainmise des
groupes terroristes dans le pays
. Si tant l’intervention de l’Arabie
saoudite que le soutien de l’Iran et des milices chiites aux groupes houthistes
– avec une présence nettement moins forte qu’en Syrie, au Liban et en Irak –
tendent à accentuer la division entre ces deux branches de l’islam, celle-ci
n’est pas inscrite comme telle dans l’histoire yéménite.
Cette
guerre par procuration entre l’Arabie et l’Iran ne fait qu’accentuer la déstabilisation
du Yémen
. L’intervention de ces deux puissances extérieures modifie
certainement le rapport des forces et les conflits idéologiques au Yémen, mais
il n’exprime pas une réalité préexistante. A la différence de la Syrie et de
l’Irak, la menace de déstabilisation provient moins du seul Iran que du conflit
lui-même et du renforcement des groupes terroristes qu’il permet.
Faut-il
encore préciser qu’en termes d’exactions, de violations de droit et
probablement de crimes de guerre, l’ensemble des parties sont responsables – groupes liés
à l’ancien Président Saleh
comme au Président Hadi, rebelles
houthis
, organisations terroristes, coalition saoudo
émiratie, cette dernière étant toutefois, en nombre, à l’origine de la plupart.
Arabie
saoudite : l’incohérence d’une politique
La
volonté de limiter l’influence iranienne au Yémen est au cœur du projet du
prince héritier Mohammed Ben Salmane. Alors qu’il n’était que ministre de la
Défense d’Arabie saoudite, il a été l’inspirateur de l’intervention du Royaume
en 2015. Pour autant, cette politique ne paraît guère dictée par une stratégie
à moyen terme. Elle ne se donne pas non plus tous les moyens de cette ambition,
l’Arabie saoudite limitant son intervention à des frappes aériennes et
refusant, y compris en
raison de risques internes
, à y déployer des troupes au sol – ce que
font toutefois les Émirats, de manière certes limitée.
Même en
adoptant un point de vue rationnel saoudien, l’offensive en cours contre
Hodeidah n’annonce pas un contrôle nécessairement durable du port, encore moins
du pays
. Après plus de 16 000 frappes
aériennes
depuis 2015 – dont un tiers a touché des civils, l’Arabie
saoudite et ses alliés ne sont pas
parvenus à contrôler le Yémen
, à imposer un règlement du conflit, à
imposer un président légitime et à mettre un terme à l’expansion
d’AQPA
, dont la
propagande exploite les crimes commis et joue sur les valeurs communautaires
.
Une prise
de Hodeidah pourrait peut-être marquer un recul des Houthis, mais sans doute
pas être décisif en raison de la physionomie même du pays (zones montagneuses
difficiles d’accès), et limiter le risque de frappes de
drones sur le sol saoudien
. Cela ne suffirait pas à arrêter
l’expansion de l’Iran, en tout état de cause plus redoutable ailleurs. Les
Émirats utilisent aussi des forces
irrégulières yéménites
venant du sud auxquelles se joignent des
mercenaires soudanais dont les capacités de mener des combats urbains de haute
intensité sont incertaines.
Il est
fort à gager, en revanche, que le prince héritier y perdra une bonne partie de
sa crédibilité internationale et de sa recherche de
partenaires dans le cadre du plan Vision 2030
, déjà entamée avec ses
hésitations en Syrie et la nouvelle fermeture du royaume dont témoignent
l’arrestation récente de féministes iraniennes, les nombreuses peines capitales
appliquées récemment et l’absence toujours de libération de Raif Badawi
et des autres prisonniers d’opinion.
Un
engagement de plus en plus risqué pour les puissances occidentales
L’Arabie,
en poursuivant une politique unilatérale affronte aussi un risque diplomatique
sérieux à la mesure de celui que connaissent ses alliés. Ceux-ci pourraient
bien avoir de plus en plus de difficultés à conserver leur alliance
traditionnelle avec le Royaume au moment même où celui-ci, paradoxalement, fait
mine de se libéraliser. Alors que ces promesses d’ouverture pouvaient faire de
l’Arabie un allié d’autant plus légitime au Moyen-Orient qu’il paraît enclin à
mettre un terme à son soutien aux groupes terroristes, à déradicaliser son
propre islam, et que, par ailleurs, il n’a jamais eu une politique d’expansion
et de déstabilisation, son comportement brutal et inconséquent au Yémen place
ses alliés dans une position difficile – ce qui ne pourra que nuire à l’image
du Royaume d’un rempart contre l’Iran.
Pour les
Alliés, dont la France, le risque est d’abord juridique. Comme
plusieurs ONG
l’ont fait remarquer, un Etat qui
fournirait des armes
aux pays participant à la coalition menée par
l’Arabie et les Émirats pourrait être réputé avoir violé le Traité sur le
commerce des armes (TCA) et la position commune de l’Union européenne de 2008
si ces armes étaient utilisées contre des populations civiles. Des vidéos
montrant la présence de matériel français dans l’action au Yémen ont pu semer
un certain trouble. La France a admis étudier une mission de
déminage du port d’Hodeidah
, action non offensive, mais certes
permissive, alors que les États-Unis ont au même moment décliné une demande de
soutien de la part des Émirats arabes unis.
Le risque
pourrait être, dès lors, politique aussi pour le Président français, chantre
des droits de l’homme comme en témoigne son discours à l’Assemblée générale des
Nations unies, et avocat inlassable du multilatéralisme et donc des règles
juridiques qui en résultent. Au même titre qu’une position trop conciliante
envers le régime criminel d’Assad et ses alliés russe et iranien, une accusation
d’incohérence envers l’Arabie saoudite entamerait sa crédibilité
internationale.

Enfin, le
risque serait diplomatique à un double titre. D’un côté, une incapacité à peser
sur l’Arabie saoudite risquerait d’affaiblir la crédibilité de la France en tant
que médiateur
efficace dans des conflits internationaux
. Cela pourrait avoir des
répercussions dans d’autres zones où le Président français entend jouer le rôle
de médiateur. D’un autre côté, alors que l’Arabie saoudite et les Émirats sont
d’authentiques alliés en Syrie et en Irak, une continuation de leur politique
de gribouille au Yémen devrait conduire à nous en priver sur ces zones.
Toute la
difficulté est, certes, d’être à la fois ferme sur les principes, d’abord parce
que ce sont des principes, ensuite parce que la politique conduite par la
coalition menée par l’Arabie saoudite est sans issue autre que le développement
du terrorisme dans un État failli, et suffisamment engageants pour ne pas nous
couper d’un allié potentiel important par ailleurs. Tenir cette position n’est
pas aisé dans le contexte d’incertitudes de la politique américaine.
Quel
agenda pour l’action ?
Il
n’existe pas de voie évidente pour résoudre la guerre au Yémen et cela serait
une erreur de dessiner un plan pour la direction du Yémen sur la base de
supposées données ethniques ou religieuses. Il n’y a pas d’autre solution, pour
le coup, qu’une forme de conférence associant tous les groupes et intérêts en
présence. Dans cette perspective, nous devons nous prémunir contre quatre
risques.
Le
premier risque est la trop forte communication. La France a eu raison de lancer
une initiative sur le Yémen ce 27 juin, mais celle-ci ne peut aboutir que
dans la plus grande discrétion et sans effet d’annonce prématuré. Il faut
laisser le temps à la discussion et ne pas attendre une victoire immédiate.
Celle-ci au demeurant ne sera pas celle de notre pays, mais de tous ceux qui y
ont collaboré.
Le
deuxième écueil consisterait à écarter les Nations unies. Celles-ci disposent
désormais d’un envoyé pour le Yémen, sérieux et compétent, Martin Griffiths, et
de responsables d’agences de qualité. Martin Griffiths est actuellement engagé
dans une négociation délicate pour obtenir la mise sous tutelle onusienne du
port de Hodeidah afin de prévenir une offensive généralisée qui mettrait en
péril des centaines de milliers de civils et la France ne devrait pas ménager
ses efforts pour convaincre toutes les parties de soutenir cette médiation
vitale. La prochaine Assemblée générale des Nations unies, en septembre 2018,
pourrait être un moment opportun pour lancer une initiative française de plus
vaste ampleur en impliquant le plus grand nombre de pays dans cette opération.
La situation au Yémen n’est pas celle de la Syrie, où l’ONU non seulement a
montré son impuissance en raison des
12 vetos russes au Conseil de sécurité
, mais où l’ensemble de
ses institutions, voire
certaines de ses agences
, ont perdu toute crédibilité.
Une
troisième erreur serait de conférer une précellence à une des parties au
conflit. Il ne saurait être question de préjuger une légitimité supérieure d’un
acteur par rapport à un autre. Tous doivent être égaux, sinon les discussions
sont vouées à l’échec.
Enfin,
nous ne devons pas nous tromper d’objet. Bien sûr, il y a urgence humanitaire
absolue et nous devons obtenir le plus rapidement possible un cessez-le-feu. En
revanche, une conférence purement humanitaire, comme celle organisée à Paris le
27 juin 2018, a peu de chance d’aboutir à un règlement à la crise de ce
nom faute de mécanismes de surveillance et de coercition dont nul ne voit
concrètement comment on pourrait les mettre en place vu l’état actuel du pays
et tant que la guerre continuera. Si conférence il doit y avoir, c’est bien
d’une conférence politique qu’il s’agit. Celle-ci doit permettre d’obtenir,
selon l’expression consacrée, un règlement politique, avec une nouvelle
Constitution, une nouvelle organisation territoriale et un autre pouvoir.
C’est une
tâche modeste, peut-être pas flamboyante, mais qui permettra non seulement de
sauver des centaines de milliers de vies humaines, mais aussi de diminuer
l’intensité du risque terroriste et de contribuer à la stabilisation du
Moyen-Orient.