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Le Mondial à Kaliningrad : le football et la « nouvelle Guerre froide » en Baltique

Cyrille
Bret, The Conversation, June 25, 2018

Durant la
Coupe du monde en Russie, Kaliningrad va accueillir quatre matches de football.
Dans une
fan zone de Kaliningrad, le 19 juin, lors du match Russie-Egypte. Ozan Kose/
AFP
Une
ville-hôte du Mondial comme les dix autres ? Loin de là : Kaliningrad
est un lieu emblématique pour la paix (et la guerre) en Europe. Enclave russe
au milieu de l’Union européenne, insérée entre la Pologne et la Lituanie, loin
du territoire russe, elle est l’enjeu de rivalités séculaires entre
l’Allemagne, la Pologne, la Suède, l’ex-Union soviétique. Depuis quelques
années, ce territoire et ses bases militaires sont même au centre de la
« nouvelle Guerre froide » que l’OTAN et la Russie se livrent dans la
région.
Le choix
de cette ville hôte pose, à nouveaux frais, une question classique : le
sport peut-il être facteur de
paix
 ?
Le
football, force de paix ?
L’organisation
de la Coupe du Monde de football en Russie a des enjeux géopolitiques
conséquents. Ils sont même essentiels pour la
politique extérieure
et l’économie
russes.
Le choix
de Kaliningrad lors de ce Mondial peut contribuer à l’abaissement des tensions
à plusieurs titres. D’une part, le territoire russe se trouve, comme le site de
Pyeongchang en Corée du Sud, à proximité d’une zone de friction stratégique
importante. La station de sports d’hiver coréenne des JO 2018 se situait ainsi
à une cinquantaine de kilomètres de la ligne de cessez-le-feu intra-coréenne.
Kaliningrad est, pour sa part, au contact d’une zone de contact entre l’OTAN,
élargi aux États baltes depuis 2004 et à la Pologne depuis 1999, et la
Fédération de Russie.
Longtemps
négligé, ce territoire est au centre des préoccupations des deux parties, au
moins depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Organiser une partie de la
compétition dans cette zone permettra-t-il d’insuffler un « esprit de
Pyeongchang » menant à une reprise du dialogue comme à Singapour entre Kim
et Trump ?
Le stade rénové de 35 000 places
de Kalinigrad accueille des
supporters étrangers
dans une zone longtemps interdite aux
Occidentaux durant l’ère soviétique. Dans la période récente, elle n’était plus
accessible aux frontaliers sans visa, achevant d’en faire une forme de
« camp retranché » russe au milieu de l’UE.
Le
football drainera des fans de Pologne, du Royaume-Uni, de Belgique ou encore de
Lituanie dans un territoire qui suscite toutes les inquiétudes au sein des pays
riverains en raison du renforcement des bases navales et aériennes dans
l’enclave. En l’espèce, c’est donc moins les protagonistes que le décor qui
compte en la matière : la Russie peut faire de cette enclave une vitrine
destinée à dissiper son image menaçante.
Kaliningrad
illustre d’ailleurs les efforts déployés par les autorités russes pour
favoriser l’accueil des étrangers durant la compétition : outre le
document d’identité spécial prévu pour l’entrée sur le territoire, le supporter
ID, les autorités ont lancé un appel à l’hospitalité. C’est notamment le cas de
la mairie de Kaliningrad, qui a diffusé un vidéo-clip présentant la ville sous
son meilleur jour. Un match des
« légendes du football »
a été organisé ; un centre
hôtelier touristique a été mis en place et une fan zone a été créée.
Tout est
fait pour présenter Kaliningrad comme un territoire attrayant et non comme la
source de menaces (comme il est perçu dans la région).
Victime
de son intérêt stratégique
Quatre
matches ne suffiront pas pour passer de « la nouvelle Guerre Froide »
au dégel dans la région. La tension autour de Kaliningrad a en effet des
raisons structurelles.
La ville
est victime de son intérêt stratégique : fondée au XIIIe siècle par les
chevaliers teutoniques, l’ancienne Königsberg de Prusse orientale et patrie de
Kant est placée à la charnière entre le mondes germanique, polonais, balte et
russe. Elle est placée au bord d’eaux libres de glace toute l’année et à l’abri
d’une langue de terre, l’isthme de Courlande. Un rêve de stratège…
C’est
d’ailleurs pour cette raison que Staline, à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale, a veillé à ce qu’elle soit rattachée à la République soviétique de
Russie au sein de l’URSS, alors même que la République soviétique de
Biélorussie s’intercale entre le territoire et la Russie administrative.
Le« Grand
Jeu » de l’OTAN et de la Russie en Baltique
Aujourd’hui,
dans le dispositif stratégique russe, Kaliningrad et ses bases navales et
aéronavales, sont un élément clé pour la Flotte de la Baltique stationnée à
Saint-Pétersbourg. Récemment, des bâtiments de guerre équipés de missiles de
croisière y ont pris place. La Russie a disposé dans l’enclave les fameuses batteries
de missiles de défense anti-aérienne S400 mais aussi des missiles
Iskander et Kalibr
. Elle est donc perçue comme menaçante à Vilnius,
Riga, Tallinn, Helsinki et Varsovie.
Un ancien
sous-marin soviétique transformé en musée, à Kaliningrad. Ozan Kose/AFP
    

Du côté
de l’Alliance atlantique, les exercices de
l’OTAN
« BALTOPS », « Anaconda » et « Saber
Strike », traditionnels depuis les années 1970, montent en puissance
depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Et, suite au sommet de l’OTAN à
Varsovie en juillet 2016, des troupes occidentales sont déployées en rotation
dans les trois Etats baltes et en Pologne.
Tous les
schémas militaires de ces exercices intègrent Kaliningrad comme enjeu d’un
potentiel conflit hybride ou classique. Ainsi, l’OTAN pointe régulièrement
Kaliningrad comme la source des incursions sous-marines, navales et aériennes
dans les espaces nationaux des États baltes. Du point de vue de l’OTAN, Kaliningrad
est un poste avancé du dispositif militaire russe en plein cœur des territoires
de l’Alliance. Cette enclave russe est considérée, à ce titre, comme une source
de menaces.
Pour les
Russes, une vigie
Du point
de vue de la Russie, Kaliningrad est, en discontinuité avec le territoire
national, une vigie contre l’élargissement puis la remontée en puissance de
l’OTAN dans la région. En un mot, Kaliningrad est le « pire
cauchemar de l’OTAN »
, selon les termes d’officiels russes.
C’est que Kaliningrad est, pour Moscou, un des rares moyens dont elle dispose
contre l’élargissement de l’OTAN et l’encerclement américain dont elle s’estime
victime, dans la Baltique, en Mer Noire, en Méditerrannée orientale…
 

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Par-delà
les enjeux sportifs, Kaliningrad est donc au centre du « Grand Jeu »
que se livrent Russie et OTAN dans l’espace baltique. Une course aux armements
est en cours dans la région : la Suède comme les États baltes ont rétabli
la conscription, la Pologne a lancé plusieurs programmes d’armement et consacre
plus de 2 % de sa richesse nationale à la défense, la Finlande et la Suède
s’interrogent sur leur neutralité historique… Quant à la Russie, elle a engagé
un programme décennal de modernisation de ses forces armées en 2009 et a
atteint un haut niveau de professionnalisation notamment par l’expédition en
Syrie depuis 2015.
Que
Kaliningrad apparaisse accueillante aux supporters durant quatre matches est
souhaitable. Mais cela ne suffira pas à faire cesser le « Grand Jeu »
que se livrent les puissances dans la zone.
Les
fonctions géopolitiques du sport : paix et guerre en Europe
Quand on
aborde les compétitions internationale hautement médiatisées, tous les espoirs
se portent sur la fonction pacificatrice du sport : rapprochement des
peuples, communion des supporters ou encore sublimation de la concurrence
militaire en compétition athlétique. Tous ces phénomènes existent bel et bien
même s’ils suscitent des espérances déçues.
Le sommet
entre Kim et Trump le souligne, après la « diplomatie du ping-pong »
utilisée par Nixon pour se rapprocher de la Chine au début des années 70, et
après les résultats obtenus par l’exclusion de l’Afrique du Sud des
compétitions internationales pour obtenir la fin de l’Apartheid. Le sport peut
contribuer à la paix. Mais il ne suffit pas à arrêter les guerres.
N’oublions
pas ses autres fonctions du sport, souvent concurrentes. Les compétitions
sportives peuvent tout aussi bien exacerber les tensions que les sublimer et
les apaiser. Ainsi, les Jeux olympiques d’été de 2008 organisés à Pékin ont
manifesté une puissance chinoise inquiétante pour ses voisins. Kaliningrad peut
tout aussi bien servir comme un rappel de la Guerre froide en Baltique.
En
définitive, Kaliningrad apparaît comme un bon test sur les pouvoirs (et les
impuissances) du sport international.