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Le casse-tête des djihadistes français

Vincent
Hugeux, L’Express, 18/06/2018

Paris
veut éviter le retour des “ralliés” de l’EI détenus en Irak et au
Kurdistan syrien. Au nom d’une doctrine discutable.
Mélina
Boughedir avec son dernier-né dans le box du tribunal de Bagdad, en février
2018. AFP
Quoi
qu’on en dise en haut lieu, ces fantômes-là hantent les couloirs de l’Elysée,
du Quai d’Orsay ou de la Place Beauvau. Et ils troublent les nuits des
stratèges de l’antiterrorisme. A Paris, on donnerait cher pour que les
ressortissants français – hommes, femmes et enfants – attirés en Irak et en
Syrie par les sirènes de l’Etat
islamique
(EI), puis arrêtés sur place à l’heure de la débâcle du
“califat”, s’évaporent à jamais. Vaine illusion, comme l’atteste la
sentence infligée par un tribunal de Bagdad, le 3 juin, à Mélina
Boughedir
, condamnée à la détention à perpétuité – verdict assorti
d’une peine de sûreté de 20 ans – pour appartenance à l’EI. Un cas parmi
d’autres… 

Une
protection consulaire “de haut niveau”
Combien ?
Mystère. A compter de l’année 2012, plus de 2000 concitoyens ont rallié les
enclaves de l’EI. Il en resterait un demi-millier, mineurs compris, captifs ou
en fuite. Au sein de cette cohorte figureraient une centaine de Français,
majoritairement de sexe féminin, emprisonnés dans l’extrême-nord de la Syrie,
région que contrôlent pour l’essentiel des milices kurdo-arabes hostiles au
régime de Damas et épaulées – avec une ferveur aléatoire – par l’Occident. Côté
irakien, le contingent s’avère bien moins fourni : de 2 à 18
“volontaires” venus de l’Hexagone, selon les sources. “A notre
connaissance, précise un initié, pas d’autres cas que ceux de Mélina Boughedir
et de Djamila Boutoutaou”, condamnée elle aussi à la prison à vie en avril
dernier. Mais il est vrai que la protection consulaire ne s’exerce qu’auprès
des détenu(e)s qui la sollicitent. Protection “de haut niveau”
s’agissant de la première nommée, compte tenu notamment de la présence à ses
côtés de quatre jeunes enfants, dont trois rapatriés en décembre 2017, avec son
consentement. L’ambassade de France à Bagdad a ainsi assuré neuf visites depuis
juillet, plaidé en faveur d’un report de l’audience d’un mois et facilité la
venue de ses avocats français, à qui elle a fourni un interprète. Au risque
d’ailleurs de déchaîner sur les réseaux sociaux une bordée d’anathèmes… 
La
djhadiste française Djamila Boutoutaou, lors de son procès à Bagdad (Irak), le
17 avril 2018. A. KARIM/AFP.COM

Pour les
deux femmes citées ici, la donne paraît simple. Etat réputé souverain,
l’ancienne Mésopotamie dispose d’un système judiciaire opérationnel, si
imparfait soit-il. Et Paris s’en tient au dogme de la compétence géographique :
tout crime ou délit commis sur le territoire d’un pays donné a vocation à être
jugé in situ. D’où la hâte des officiels de la Macronie, désireux d’entraver le
retour au pays des soldats perdus du califat, à saluer la
“légitimité” des cours locales et à affirmer la “confiance”
qu’elles leur inspirent. La France, insiste le Quai, “respecte la
souveraineté des juridictions irakiennes” ; pourvu que celles-ci garantissent
aux prévenus des “procès équitables” et s’abstiennent de requérir, de
prononcer et a fortiori d’exécuter d’éventuelles peines capitales par
pendaison, châtiment dont est passible tout ex-membre de la nébuleuse EI,
combattant ou pas. Position de principe réitérée en février par le ministre de
l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le
Drian
, lors d’un passage à Bagdad. 

Une
justice expéditive
Reste à
savoir si lesdites juridictions sont dignes d’un tel respect. Enquêtes à
charge, aveux parfois extorqués sous la contrainte, audiences à la chaîne,
bâclées en moins d’une demi-heure chrono, avocats souvent commis d’office…
autant de carences dénoncées par le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme de
l’ONU comme par l’ONG internationale Human Rights Watch, rançons des tourments
d’un pays meurtri, traumatisé par l’abjecte tyrannie qu’imposèrent en leurs
fiefs les porte-flingues d’Abou Bakr
al-Baghdadi
et avide de vengeance. En 2018, près de 300 femmes –
dont une centaine d’étrangères, originaires de la Turquie ou du Caucase pour la
plupart- ont ainsi été condamnées à mort ou à la prison à vie. “Dans les
trois quarts des pays avec lesquels nous traitons, admet-on dans l’entourage de
Le Drian, la norme judiciaire est en deçà de nos standards…” Constat
d’autant plus imparable que, en Irak comme ailleurs, la galaxie judiciaire
reste perméable aux injonctions d’acteurs politiques enclins à faire assaut de
fermeté et à rivaliser d’intransigeance.  
Point
d’angélisme. Il ne s’agit pas ici d’invoquer l’erreur judiciaire chronique.
L’argumentaire en défense choisi par les captives de Bagdad – la pauvre épouse
dupée par un mari violent et manipulateur, qui menace de lui arracher sa
progéniture en cas de rébellion – semble trop stéréotypé pour n’être pas
suspect. “Au long des dix mois écoulés, avance un témoin privilégié,
Mélina Boughedir n’avait jamais renié son adhésion aux thèses de l’EI. Et elle
avait pris soin d’effacer diverses données de son téléphone portable.”
Quant à son mari Maximilien Thibaut, donné pour mort, tout porte à croire qu’il
n’était pas, comme elle le suggère, un “simple cuisinier”. De fait,
une famille ne débarque pas à l’automne 2015 à Raqqa,
bastion syrien du pseudo-califat, par inadvertance. Et ne s’établit pas ensuite
à Mossoul,
berceau irakien de l’EI, sur un malentendu. 

 

Le
ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian rencontre son
homologue irakien Ibrahim al-Jaafari à Bagdad, le 12 février 2018. STRINGER/AFP.COM

Un
transfèrement improbable

Pour
autant, Jean-Yves Le Drian était-il fondé à la dépeindre, peu avant son procès
expéditif, et au risque du syllogisme, sous les traits d’ “une
terroriste de L’EI qui a combattu contre l’Irak”
? Que sait
exactement le ministre de ses agissements ? Certes, le tribunal bagdadi n’avait
nul besoin de cette intrusion pour rester fidèle à sa sévérité coutumière.
Difficile néanmoins de ne pas y voir une entorse au principe si volontiers
affiché d’attachement à “la souveraineté des juridictions irakiennes”
et au “déroulement indépendant des procédures”. 
Une
certitude : après épuisement des voies de recours – les conseils de Mélina
Boughedir ont décidé d’interjeter appel -, tout condamné français peut
solliciter un transfèrement dans son pays d’origine, afin d’y accomplir une
partie au moins de la peine infligée. Ce qui suppose l’accord des autorités
irakiennes, puis l’aval de Paris. “En la matière, précise un expert, le
ministère de la Justice statue au cas par cas.” On notera au passage que
l’intéressée est visée, ici, par une information judiciaire ouverte le 2 août
2016 pour “association de malfaiteurs terroristes criminelle”. A la
fin d’avril, elle a d’ailleurs confié au quotidien Le Figaro avoir été
interrogée à deux reprises par des policiers français dans sa cellule de
Bagdad. 
Le
fardeau des Kurdes
Côté
syrien, l’imbroglio s’avère plus touffu encore. Au regard du droit
international, le Rojava, région autonome kurde instaurée de facto dans le
nord-est du pays, est une fiction. “Impossible d’y étendre l’exercice de
la protection consulaire, souligne-t-on au Quai d’Orsay. D’autant que, depuis
la rupture des relations diplomatiques [en mars 2012], nous n’avons plus
d’ambassade à Damas, où nos intérêts sont représentés par la Roumanie.”
Tout juste envisage-t-on l’envoi, le moment venu, d’une mission mandatée pour
oeuvrer au profit des mineurs. Certes, en 2017, le petit tribunal
antiterroriste de Qamichli a jugé environ 800 membres présumés de l’EI, tous de
nationalités syriennes. Mais ses magistrats eux-mêmes en conviennent : leur
juridiction n’est pas “taillée” pour traiter les dossiers de
djihadistes étrangers arrêtés par les Forces démocratiques syriennes. Pour les
cadres de cette coalition kurdo-arabe, les détenus venus d’ailleurs constituent
un casse-tête juridique, logistique et politique. Les juger en vertu de quelle
loi, pour les interner dans quelle prison ? 
Un membre
de la milice kurde syrienne des YPG, le 21 janvier 2018, dans la localité
d’Amouda (nord-est), lors d’une manifestation avec des Kurdes de Syrie contre
une offensive de l’armée turque, visant les forces kurdes dans la ville
syrienne d’Afrine. D. SOULEIMAN/AFP.COM

Des mines
d’informations

“La
France, tranchait en janvier dernier la garde des Sceaux Nicole Belloubet,
n’ira pas les chercher.” Sans doute y aurait-elle pourtant intérêt. C’est
que les Kurdes gardent à l’ombre quelques figures de proue du djihadisme
bleu-blanc-rouge. Tels Romain Garnier, Thomas Barnouin, ou, chez les femmes, la
propagandiste Emilie König, flanquée de ses trois enfants. Nul doute que ces
“convertis” aguerris pourraient constituer des mines d’informations
pour les services de renseignement, qu’il s’agisse du mode de fonctionnement de
l’EI, de son organigramme, des exactions perpétrées sous son joug, voire de
l’orchestration des carnages terroristes de 2015. Une autre hypothèque flotte
sur la tête de ces prisonniers : qu’adviendra-t-il si les troupes de Bachar
el-Assad parviennent, avec le concours de leurs parrains russe et iranien, à
reconquérir le septentrion perdu, placé par ailleurs sous la
menace turque
? Pourvu de telles monnaies d’échange, le clan
alaouite pourrait tenter de les muer en instruments de chantage. A minima à des
fins de propagande. Dans son indispensable blog –Un si Proche
Orient
-, Jean-Pierre Filiu évoque un péril bien plus brûlant encore:
selon le quotidien britannique The Daily Telegraph, souligne l’universitaire,
les combattants des Unités de protection du peuple (YPG) auraient procédé
récemment avec l’EI à trois échanges de prisonniers. Parmi eux, des volontaires
européens du djihad global, français et allemands notamment. “Le scénario
du pire, écrit Filiu, serait ainsi avéré: abandonnés par la France à
l’arbitraire des milices kurdes, des djihadistes français pourraient ainsi
redevenir actifs au sein de Daech.” 
Le sort
de ces “revenants” que Paris aimerait ne jamais voir revenir rappelle
immanquablement une pièce en trois actes d’Eugène Ionesco, joyau de la comédie
de l’absurde : Amédée ou Comment s’en débarrasser. Oeuvre créée le 10 avril
1954, à Paris, au théâtre de… Babylone.