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Ils osent défier Erdogan

Par
Vincent Hugeux, L’Express, 24/06/2018

Fragilisé,
le président turc affronte ce dimanche dans les urnes un orateur talentueux,
une dame de fer et un prisonnier. 
Une
supportrice de l’AKP brandit une écharpe à l’effigie de Recep Tayyip Erdogan,
le 17 juin, à Istanbul. Arnaud Andrieu pour L’Express

Quoi
qu’il lui en coûte, Recep Tayyip Erdogan, le duce du Bosphore, n’en a pas fini
avec les femmes. L’une d’elles, Meral Aksener, se dresse d’ailleurs sur le
chemin escarpé de la réélection. Pas précisément une néophyte, ainsi que
l’attestent ses surnoms : au choix, “Asena”, référence à la
louve-mère mythique de la tradition turque, ou “la dame de fer”.
Réputée pieuse quoique laïque, d’un nationalisme ombrageux, cette ancienne
professeure d’histoire, qui revendique comme tant d’autres l’héritage de Mustafa Kemal
Atatürk
, père de la Turquie post-ottomane, a peut-être un avenir,
mais elle a à coup sûr un passé.  

Plutôt
trouble au demeurant. Les Kurdes n’ont rien oublié de son bref passage – neuf
mois – au ministère de l’Intérieur, en 1996-1997. Soit au plus fort de la
guerre féroce que se livrent dans le “Sud-Est anatolien” les
maquisards irrédentistes du Parti des
travailleurs du Kurdistan (PKK)
et l’armée régulière, avec son
cortège d’exactions aux dépens de civils broyés entre le marteau et l’enclume.
Vingt ans plus tard, la jeune grand-mère au chic classico-bourgeois, brushing
austère et chemisier d’un blanc virginal, déclenche une mutinerie au sein du
Parti d’action nationaliste (MHP), formation d’extrême droite associée à l’AKP
d’Erdogan au sein d’une coalition bancale. 
Meral
Aksener, en meeting à Ankara, le 30 mai 2018. Ministre de l’Intérieur en
1996-1997, l’ancienne professeure d’histoire a vainement tenté de prendre les
commandes du MHP, formation ultranationaliste, avant de fonder, en octobre
2017, le Bon Parti (Iyi Parti). Sur la paume de sa main, le drapeau turc,
dessiné au henné ; et, derrière elle, le portrait d’Atatürk. Arnaud Andrieu
pour L’Express
“Une
femme, enfin!”
La
rébellion échoue ? Qu’importe : la louve aux longs crocs fonde, en octobre
2017, le Bon Parti (Iyi Parti), que rallient notamment dissidents du MHP et
déçus de l’aile droite du Parti républicain du peuple (CHP). De là à détrôner
le sultan… A l’instar des autres rivaux du sortant, Meral Aksener, boudée par
des médias amplement asservis, pâtit d’un cruel déficit de visibilité. Croisée
au coeur du quartier stambouliote d’Üsküdar, Ayfer (“Clair de lune”,
en turc) n’en a cure. “Enfin une femme, et une femme à poigne ! lance
cette enseignante retraitée. Meral a toutes les qualités pour en finir avec un
système Erdogan à bout de souffle. A commencer par son expérience.” 
“Il
est temps pour les hommes de pouvoir, martèle l’Iron Lady turque, de ressentir
la peur.” Soit. Reste que les féministes maison n’en font pas pour autant
l’héroïne de la cause. “Quoique moins militariste qu’hier, remarque Isin
Eliçin, figure de proue du site d’information Medyascope, sa pratique politique
demeure masculine. Elle doit moins son audience à son identité de femme qu’à
l’idéologie autoritaire qu’elle professe.”  
Pour le reis,
le péril vient d’abord d’un autre mâle, à peine moins macho que lui : Muharrem Ince,
54 ans, intronisé par le CHP, parti laïque naviguant entre l’idéal
social-démocrate et le legs national-kémaliste. Voilà des mois que ce
professeur de physique, orateur talentueux, sillonne le pays, enchaînant sans
mollir les meetings, où ses traits d’esprit et ses saillies sarcastiques font
merveille.  
Réunis le
19 juin à Antalya, des milliers d’adeptes du Parti républicain du peuple (CHP)
acclament et bombardent de fleurs leur champion, Muharrem Ince. Un outsider
dont le sens de l’humour et l’énergie ont élargi l’audience au fil des
semaines, au point d’inquiéter les stratèges de l’AKP. Arnaud Andrieu pour
L’Express

Lui se
plaît à défier Erdogan, quitte à écorner quelques tabous. Ainsi dénonce-t-il le
long compagnonnage passé entre l’AKP et l’influent Fethullah Gülen, prédicateur
exilé en Pennsylvanie depuis 1999, que le pouvoir tient pour le cerveau du
sanglant putsch avorté
de juillet 2016.
De même, Ince accuse le sortant d’avoir conclu des
accords secrets avec Israël. 

Même
embastillé, un autre challenger hante les nuits des stratèges de l’AKP : Selahattin
Demirtas
, 45 ans, patron du très pro-kurde Parti démocratique des
peuples (HDP). Incarcéré depuis novembre 2016 pour “activités
terroristes”, il risque à ce titre un siècle et demi de détention. Enjeu
crucial pour cet avocat : franchir aux législatives la barre des 10 % des
suffrages, seuil en deçà duquel sa formation n’obtiendrait aucun siège. Faute
de mieux, le proscrit mène campagne depuis sa cellule de la prison d’Edirne (nord-ouest),
avec le concours d’un réseau de militants aussi dense que pugnace. Et de sa
coprésidente Pervin Buldan.  
Lors d’un
rassemblement à Istanbul, le 4 mai, une militante du HDP, vêtue à la kurde,
brandit la photo de Selahattin Demirtas, le leader et candidat du parti,
emprisonné depuis novembre 2016 pour “activités terroristes”. Cet
avocat qu’exècre Erdogan fait campagne depuis sa cellule à coups d’appels
téléphoniques, de tweets et de notes manuscrites. Arnaud Andrieu pour L’Express

S’il est
un front sur lequel le HDP ne craint personne, c’est bien celui de la parité,
norme imposée dans toutes ses instances. “Même si, admet Züleyha Gülüm,
candidate à Istanbul toute de mauve – la couleur du parti – vêtue, notre liste
parlementaire enfreint hélas la règle du 50-50.”  

Une
louve, un bateleur, un fantôme… Au-delà de cet improbable trio, qu’il aura eu
le tort de traiter par le mépris, Erdogan doit compter avec un autre ennemi,
bien plus redoutable : lui-même. 
“Tout
ce qu’il entreprend se retourne contre lui”
Tantôt
éteint, tantôt irascible, il enchaîne bourdes et couacs. Ici, il se trompe de
ville en saluant la foule ; là, il revendique la création d’un aéroport en
service depuis des lustres ; ailleurs, une panne de prompteur le plonge dans un
silence pesant. “Incapable de rebondir, s’étonne un témoin. Lui qu’on a
connu tribun se borne à assommer son auditoire de statistiques, comme en pilotage
automatique.”  
De fait,
l’homme semble avoir perdu sa vista, sa baraka et son flair. Voire le feu
sacré. “Le syndrome du boomerang, relève un analyste chevronné. Tout ce
qu’il entreprend se retourne contre lui.” Un exemple : vouée à élargir sa
majorité aux ultranationalistes du MHP, la loi sur les alliances législatives
renforce l’assise des partis d’opposition, qui ont su taire leurs divergences
pour faire bloc. Au chapitre
économique
, la politique monétaire du sultan, au mieux
irrationnelle, éclipse les effets d’une croissance vigoureuse mais
artificielle.  
Sans
doute fallait-il y voir un signe avant-coureur. Lors du référendum
constitutionnel d’avril 2017
, qui n’avait d’autre vocation que de
valider la confiscation par le reis de tous les leviers du pouvoir, l'”evet”
(oui) ne l’a emporté que d’un souffle. Et si, bien malgré lui, Erdogan avait
ainsi fait don à son tombeur – voire, scénario improbable, à sa
“tombeuse” – d’une hyperprésidence ?