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Leila Shahid : « Israël doit être sanctionné par les États et boycotté par les citoyens »

Pierre
Barbancey, L’Humanité, 22 Mai, 2018

Celle qui
fut longtemps ambassadrice de Palestine en France puis auprès de l’Union
européenne, met en perspective les manifestations de Gaza, les crimes de guerre
israéliens et l’attitude des gouvernements dans le monde.
La façade
du MUCEM qui annonce l’Exposition “Lieux Saints partagés” Table ronde
sur “Géopolitique des Lieux Saints en Méditerranée” à la Villa Méditerranée
à Marseille.. 29/04/2015 © Claude Almodovar/Divergence

Que
cherche Israël en commettant un tel massacre, en perpétrant ce qui semble être
des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité
?

Leila
Shahid Israël poursuit sa politique habituelle, de tout-militaire, de
répression, d’écrasement effroyable par la disproportion des méthodes employées
face à une population civile désarmée mais qui a choisi de revenir à une forme
de lutte pacifique, non violente, de résistance à l’occupation qui dure depuis
51 ans. Nous en sommes à la quatrième guerre contre Gaza depuis dix ans.
Celle-là est peut-être la pire de toutes parce qu’on assiste au retour à une
Intifada pacifiste qui est menée uniquement par les jeunes de Gaza, absolument
pas par le Hamas, ni d’ailleurs par le Fatah. C’est une nouvelle génération de
jeunes Gaziotes, qui vivent maintenant depuis onze ans totalement assiégés. Ils
sont enfermés par l’armée israélienne, qui prétend avoir quitté Gaza. Mais,
selon le droit, tant que l’armée est présente à tous les accès terrestres, aériens
et maritimes, c’est un territoire occupé. Gaza est aussi assiégée par les
Égyptiens, qui ont fermé le seul accès que la population avait vers
l’extérieur. Mais elle est également assiégée par la guerre de pouvoir entre le
Hamas et l’Autorité palestinienne. Le Hamas lui infligeant un régime qui
n’arrive pas réellement à avoir des relations internationales et qui ne reçoit
aucune aide
; l’Autorité
palestinienne refusant de payer les salaires et les factures d’électricité,
pensant faire pression sur le Hamas.
Donc,
cette population est totalement abandonnée à elle-même. Et le monde, à
commencer par le monde arabe, regarde ailleurs, regarde l’Iran, qui est devenu,
grâce à Trump, l’ennemi à abattre. Netanyahou se trouve être le meilleur allié
de Trump. Il applaudit la décision américaine de reconnaître Jérusalem comme
capitale d’Israël et de déménager l’ambassade. Les Israéliens pensent pouvoir
faire tout ce qu’ils veulent et être impunis.
Israël
cherche-t-il à mater totalement le nouveau mouvement palestinien ou à créer la
zizanie
?
Leila
Shahid Israël n’a pas changé de politique depuis 70
ans. Ce qui veut dire que tout ça
se passe au moment de la commémoration de la Nakba, la catastrophe, qui est la
dépossession des Palestiniens de leur patrie, de leur sol, de leur identité, de
leur culture, de leur histoire, de leur mémoire. Cette politique n’a pas changé
même s’il y a eu différents moments entre les travaillistes et le Likoud et,
aujourd’hui, ce que j’appellerai le post-Likoud. C’est-à-dire un pays qui prend
le chemin du racisme et du fascisme. Parce que la composition actuelle de la
Knesset et du gouvernement est beaucoup plus grave que le Likoud. C’est un
amalgame de partis racistes. Netanyahou continue l’annihilation de toute
revendication de la population palestinienne comme nation. Netanyahou ne veut
pas d’État palestinien, ne veut pas reconnaître une nation palestinienne. Il
est soutenu dans ce domaine par le nouveau président américain. Il a le
sentiment de pouvoir faire ce qu’il veut et, donc, il «
finit le boulot» de nettoyage ethnique commencé
il y a 70 ans. Comme il ne peut pas jeter les Palestiniens à la mer comme en
1948, à cause des téléphones portables, des journalistes, des réseaux sociaux,
il nous écrase avec une violence militaire choquante. D’ailleurs, même les
responsables militaires israéliens disent maintenant qu’ils ont perdu la
bataille de l’image. Ils sont en train de commettre des crimes de guerre pour
lesquels ils devront rendre des comptes devant la Cour pénale internationale
(CPI) et toutes les instances internationales si la conscience du monde se
réveille.
Est-ce
que la réaction internationale est à la hauteur de ce qui est en train de se
passer
?
LeIla
Shahid Je pense que ce qui s’est passé le 14 mai et la mort de 62 Palestiniens
en 24 heures ont provoqué un changement fondamental dans les opinions publiques
mondiales, y compris en Israël. Parce qu’il y a un nouveau contexte mondial.
Cela fait maintenant plus de trois ans qu’on nous dit que la question
palestinienne n’est plus prioritaire, qu’on s’occupe de l’Iran et du
terrorisme. Trump et Netanyahou avaient réussi à assimiler les Palestiniens à
tout ce mouvement de terrorisme international. C’est pour cela qu’ils tiennent
absolument à dire que les marches à Gaza sont organisées par le Hamas, ce
dernier étant un mouvement se revendiquant de l’islamisme. Ils mettent tout
dans le même sac. Mais les moyens de communication existants permettent aux
gens de se faire leur propre opinion. Ils ont vu en live l’assassinat de 62
personnes, les tirs à balles réelles sur des journalistes, des secouristes, des
familles, qui ont blessé en un jour 2
700personnes. Depuis le 30 mars, il y a 12000 blessés, dont certains seront
handicapés à vie à cause de l’utilisation de balles explosives. Or les jeunes à
Gaza n’ont pas eu recours aux armes alors qu’ils le pouvaient. Les jeunes ont
décidé de ne pas le faire parce qu’ils ont une nouvelle stratégie, parce que
les roquettes stupides du Hamas sur Sdérot donnaient des justifications aux
Israéliens pour bombarder Gaza. Il y a des moments dans l’histoire où
s’expriment le courage des peuples, leur détermination à se sacrifier (parce
qu’ils n’ont rien d’autre à part la force de leurs convictions). Ce peuple a
voulu forger son propre destin avant même la création de l’État d’Israël, en
luttant contre la colonisation britannique.
Mais il
faut aussi voir, au moment où Trump et Netanyahou, frères jumeaux racistes et
populistes, cherchent la guerre, que, pour la première fois en 70 ans, vous
avez des pays arabes avec les Américains et avec les Israéliens, contre les
Palestiniens. À commencer par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui
considèrent aujourd’hui que leur premier ennemi, c’est l’Iran et donc que leurs
premiers alliés sont Trump et Netanyahou. Comme l’a dit le prince héritier
saoudien, Mohammed ben Salmane lors d’une réunion avec un groupe sioniste aux
États-Unis lors de son voyage officiel il y a un mois, les Palestiniens «
devraient se taire» («shut their mouth») ou accepter la grande
proposition de Trump. Or il n’y a pas de proposition mais une décision
unilatérale d’imposer aux Palestiniens, avec l’aide de certains pays arabes,
des bantoustans séparés par cette nouvelle Jérusalem métropolitaine qui va être
dix fois plus grande que celle d’aujourd’hui. Toutes les colonies aux alentours
seront annexées à Jérusalem. Et comme c’est la «
capitale» reconnue par Washington, le
gouvernement israélien va essayer de toutes les manières (économique, sociale,
physique) d’expulser les Palestiniens et d’intégrer les 250
000 colons qui sont à
Jérusalem-Est pour poursuivre ce qu’il appelle sa «
guerre démographique». Jérusalem va atteindre, à
l’est, Jericho, au nord, Ramallah, et, au sud, Bethléem. Ce n’est pas un
incident. C’est un moment clé. Ceux qui l’ont compris sont ces magnifiques
jeunes de Gaza, dont le plus vieux a 30 ans, qui n’ont rien demandé à personne.
Ni au Hamas, ni au Fatah, ni aux Arabes, ni aux Américains, ni aux Européens.
Ils ont secoué la conscience du monde en se sacrifiant parce que c’est leur
seule arme.
Faut-il
encore compter sur les États-Unis pour une paix juste et durable
?
LeIla
Shahid Je n’ai jamais pensé que les Américains étaient des parrains objectifs.
Ils ont hérité des Britanniques. Pendant la guerre froide, ils étaient opposés
aux droits des Palestiniens et aux pays arabes. Après la chute du mur de
Berlin, il y a eu une petite fiction à la conférence de Madrid, qui s’est très
vite effondrée. Tout a toujours été pensé pour les intérêts financiers,
économiques, pétroliers, militaires américains. Yasser Arafat savait tout ça et
n’avait pas d’illusions. Mais il avait dit, lors d’un Conseil national
palestinien (CNP), que, lorsqu’il y a un match de foot, soit on est un joueur
dans une des équipes et on peut marquer un but, soit on reste dans les tribunes
et on ne marque jamais et ça ne sert à rien. Il a donc accepté Oslo et il est
revenu en Palestine. Ce qui est maintenant irréversible. Car il faut se rappeler
que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a un talon d’Achille.
Elle a commencé dans les camps de réfugiés, dans l’exil. Pas dans les
territoires occupés comme au Vietnam, en Algérie ou en Afrique du Sud. C’est
pourquoi Arafat restera comme un très grand dirigeant
: c’est le premier qui ramène les
Palestiniens chez eux en leur enjoignant de continuer. Il a même dit qu’il ne
verrait pas la Palestine mais qu’il se faisait un devoir de passer de la phase
de l’exil à celle de la lutte à partir de la Palestine. Oslo est terminé. Cela
devrait être la preuve de la mauvaise foi des huit gouvernements israéliens
successifs, qui cherchaient seulement à gagner du temps et à prendre des
territoires avec la colonisation. La Nakba ne s’est jamais arrêtée pour nous.
Tous les jours, ils prennent plus de territoire, tous les jours, ils mettent
des gens en prison, tous les jours, ils répriment ceux qui manifestent pour
leur droit à exister en tant que peuple. Mais cette Nakba se fait sur le sol de
la Palestine. C’est à Gaza que la révolution palestinienne a commencé. De Gaza
elle est partie en Jordanie puis au Liban et, de Tunisie, Arafat l’a ramenée en
Palestine. Aujourd’hui, les jeunes reprennent ce rôle d’avant-garde de la
révolution palestinienne. Est-ce que cela va réveiller les consciences de ceux
qui ont les moyens de traduire en justice l’armée israélienne pour crimes de
guerre
? La réponse
est chez vous, dans les opinions publiques européennes, parmi les
parlementaires, les élus européens. C’est une occasion pour que l’Europe se
réveille de sa léthargie.
Il y a,
dans ce contexte, une articulation fascinante. Du local, Gaza, au national, la
Palestine, au régional, qui est le Moyen-Orient, au mondial, qui est
l’affrontement des sociétés civiles face aux décisions de leurs gouvernants.
Avec une alliance, que les lecteurs de l’Humanité comprennent très bien, entre
la nouvelle administration américaine, représentant un danger mondial, et le
dirigeant d’Israël, son meilleur allié. Notre réponse est ce que font les
jeunes à Gaza.
Faut-il
sanctionner et boycotter Israël
?
LeIla
Shahid Pourquoi la Russie est-elle sanctionnée lorsqu’elle annexe la Crimée
mais pas Israël qui annexe Jérusalem
? Pourquoi les boycottages contre Cuba, la Libye,
le Congo, contre l’apartheid et pas contre Israël
? Le mouvement
Boycott-désinvestissement-sanctions (BDS) ne doit pas être simplement le fait
de citoyens courageux dans le monde, il doit être appliqué aussi par les États.
C’est une arme non violente. Nous ne demandons pas que vous bombardiez Israël.
Nous exigeons que vous appliquiez ce que le droit impose
: des sanctions économiques,
politiques, diplomatiques et le boycott de tout ce qui a à voir de près ou de
loin avec cette politique d’occupation et ces crimes de guerre. Que les Parlements
des 28 États de l’Union européenne votent des résolutions pour le boycott comme
forme de pression non violente sur Israël. En premier lieu, il faut la
suppression de la saison France-Israël, qui n’est là que pour redorer le blason
de la force occupante. N’est-ce pas une honte qu’on fasse la propagande d’un
pays l’année des 70 ans de la Nakba, de la dépossession des Palestiniens
? Voyez comment l’histoire est
faite
: les jeunes
de Gaza se sont invités à la table sans qu’on les y ait conviés. Et c’est ça
qui compte. Les autorités en France peuvent faire autant de manifestations
qu’elles veulent, cela n’occultera pas la politique d’occupation criminelle
qu’Israël pratique à l’égard du peuple palestinien depuis 51 ans et celle de la
dépossession de la Palestine depuis 70 ans.