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La Russie, terre promise de l’extrême droite française ?

Nicolas
Lebourg, The Conversation, 27 mai 2018

Le
premier voyage d’Emmanuel Macron en Russie rappelle au
réel
une stratégie d’influence
russe
qui, lors de la campagne présidentielle française de 2017,
avait paru amplement jouer la carte de l’extrême droite.
Marine Le
Pen en visite à Moscou, avant sa rencontre avec le porte-parole du Kremlin
Sergei Naryshkin en 2015. Kirill Kudryavtsev/AFP

 

En
France, l’orientation à l’Est touche l’ensemble des structures d’une extrême
droite historiquement morcelée mais depuis plus de trente ans dominée par le
Front national (FN).
Ce
mouvement est souvent présenté comme une rupture dans l’histoire des extrêmes
droites.
Le
rapport intitulé « Les extrêmes droites françaises dans le champ
magnétique de la Russie » que nous venons de publier pour le programme
sur le soft power russe en France du Carnegie Council, de la Foundation Open
Society Institute, en coopération avec l’Open Society Initiative for Europe,
cherche à montrer que la question n’est pas conjoncturelle mais structurelle.

La Russie
sans les soviets
Bien
avant le tropisme pro-russe du FN, on retrouve chez divers collaborationnistes
ayant continué à militer après la Seconde Guerre mondiale (avec la constitution
d’Internationales
comme le Mouvement social européen, le Nouvel ordre européen ou Jeune Europe)
une idéologie visant à dépasser les antagonismes entre Européens au bénéfice
d’une construction
continentale
. Pour la plupart, ces mouvements reprennent
l’expression de « nationalisme-européen » pour qualifier leur
idéologie, selon une formule venant de la propagande collaborationniste.
Entre
autres, le développement de l’antisionisme dans l’Union soviétique après
l’affaire du complot des
blouses blanches
“ en 1953, les a ensuite convaincus – tout comme les
jeunes militants qu’ils formaient – que la Russie pouvait protéger l’Europe de
« l’impérialisme américano-sioniste » qui viserait à établir une
gouvernance globalisée du monde.
Cette
attirance pour la Russie socialiste était souvent comprise
comme une évolution de l’extrême droite, qui se serait « gauchisée »,
alors qu’elle était pourtant la conséquence d’une fidélité aux dogmes les plus
intransigeants de l’extrême droite radicale quant à la primeur d’un monde à
organiser en grands ensembles ethno-culturels.
Ce fut
une erreur analogue qui fut commise quand les radicaux se prirent de passion
pour la Russie, une fois l’hypothèse communiste levée par la chute du Mur de
Berlin.
Il est
vrai que le mythe entretenu par certaines figures de l’extrême droite radicale
quant à leur engagement antérieur à gauche contribue à cette illusion : François
Duprat
co-fondateur du FN et son vrai-faux passé trotskiste,
l’essayiste Alain Soral
hypertrophiant son histoire avec le Parti communiste français, etc.
Alain
Soral, parmi ses nombreuses vies, aurait été conseiller « mode »,
« artiste » et apparemment « communiste » ( (archives INA).
Dans les
rapprochements est-ouest des radicaux effectués lors de la dislocation de
l’Union soviétique, une part de l’intelligentsia française imagina voir un
« complot rouge-brun ». Cette dénomination est née en Russie en
1992 pour fustiger le Front de salut national, qui regroupait l’extrême
droite populiste et les conservateurs communistes. En France elle ne correspond
qu’à un fantasme.
Il
s’agissait surtout du magnétisme d’une idéologie néo-eurasiste
russe proposant une nouvelle construction organique des sociétés
ethno-culturelles de l’Islande au Pacifique.
Construire
une unité politique de « Reykjavik à Vladivostok » fait partie des
utopies certes minoritaires de l’extrême droite radicale européenne, mais
existe de longue date. Il était alors rationnel que ses partisans espèrent que
la fin de l’Union soviétique puisse ouvrir une voie en ce sens.
C’est ce
néo-eurasisme qui a motivé certains soutiens de l’extrême droite européenne à
la guerre contre l’Ukraine à partir de 2014 – au sein de l’extrême droite
française, le Groupe Union Défense (GUD) a été une des rares
organisations
à soutenir le camp ukrainien, le FN allant jusqu’à
rompre ses relations avec son parti-frère local.
Rejet du
monde multipolaire
En effet,
le soutien à la Russie parcourt l’ensemble de ces courants extrémistes de
droite, de la Ligue de
Défense Juive
à Égalité & Réconciliation, le mouvement
antisioniste radical d’Alain Soral. D’ailleurs, après qu’Alain Soral ait rompu
avec le FN en 2009, son groupe eut pour première action indépendante une manifestation
pro-Poutine.
La LDJ et
Alain Soral ont chacun vu en Vladimir Poutine un allié géopolitique. Ce n’est
là contradictoire qu’en apparence, car l’ensemble de cette dynamique repose sur
le désir de refonder l’ordre mondial en créant un monde multipolaire et des
nations plus souveraines, une société moins multiculturelle et post-moderne, et
une structuration économique moins dictée par le seul jeu des marchés.
Or, ce
sont là des idées qui touchent au cœur
idéologique
commun des extrêmes droites.
La
Russie, rempart contre le multiculturalisme
À la
transnationalisation du monde qu’ils rejettent, les extrémistes de droite
opposent donc rationnellement une transnationalisation du politique. Après une
période où, de la chute du Troisième Reich à la guerre en ex-Yougoslavie, les
extrêmes droites européennes s’étaient réorganisées dans le cadre de l’espace
transatlantique
, leur horizon d’attente s’est déplacé vers Moscou.
En
particulier, c’est avec la guerre du
Kosovo
en 1999 que se répandent dans les extrêmes droites
françaises les argumentaires qui font de l’islamisme le moyen d’un complot des
États-Unis pour assurer leur domination.
Origines
de la guerre au Kosovo, 1998, INA, journal télévisé, France 2.
Le
phénomène est amplifié par la scission du FN et les élections européennes qui
se déroulent la même année : des militants radicaux introduisent à
l’extrême droite le discours serbe sur le totalitarisme islamiste à l’assaut de
l’Europe pour justifier la scission avec un FN qui ne verrait pas qu’il existe
une continuité de la « délinquance arabe » à la « menace
iranienne ».
C’est un
moment essentiel pour comprendre l’appétence française pour la Russie, dès lors
perçue comme seule apte à pouvoir proposer un rempart tout à la fois contre une
globalisation unipolaire sous domination américaine et contre l’islamisme.
Issus des marges, ces divers thèmes ont su trouver, cahin-caha, leur chemin
vers l’espace public.
Un
phénomène en devenir
En la
matière, Marine Le Pen a joué un rôle important. Ses propres conceptions
géopolitiques doivent initialement beaucoup à l’une de ses anciennes plumes, le
militant eurasiste Emmanuel
Leroy
, aujourd’hui impliqué
politiquement
dans le Dombass et en Moldavie, via son association
humanitaire, l’organisation de colloques, etc.
L’espoir
d’un coup de pouce en termes de capitaux politiques ou financiers n’est certes
pas absent. Quand Marine Le Pen vient en mai 2015 affirmer son
soutien à la politique ukrainienne de la Russie à la Douma, une dépêche
Sputnik, publiée en Russe et non traduite par la branche française, précise que
la rencontre porte aussi sur la négociation d’un prêt, alors même que le FN avait déjà
perçu
11 millions d’euros de fonds russes dans les mois
précédents.
Mais on
ne saurait réduire cette attraction vers l’Est aux questions financières :
il ne fait pas de doute que la démocratie illibérale, telle que le modèle s’en
constitue dans l’Est européen, corresponde à la pratique des institutions de la
Ve République que l’extrême droite promeut en France.
Aussi,
autant la droitisation a pu être un phénomène transatlantique, autant la
possibilité d’une gouvernance d’un type autoritaire nouveau amplifie ce
retournement
vers l’Est.
Cette
polarisation n’est donc pas conjoncturelle. L’actuelle phase de redistribution
au sein des extrêmes droites françaises ne saurait rompre avec le
fonctionnement tout en interactions et transferts internes de cet espace
politique, permettant donc à des individus et groupes réduits de s’y mouvoir et
faire valoir leurs principes et intérêts au sein d’un parti ayant désormais
accès aux seconds tours électoraux.