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La « crise » de la masculinité ou la revanche du mâle

Francis
Dupuis-Déri, The Conversation, 8 mai 2018

Un homme s’est
lancé avec une camionnette sur des piétons
, tuant 8 femmes et
2 hommes et en blessant plusieurs autres. Sans présumer de ses motivations
avant de connaître les résultats de l’enquête et le procès, un message qu’il
avait publié sur les réseaux sociaux permet tout de même d’associer ce
terroriste au mouvement des « célibataires involontaires » (ou
« incel », pour « involuntary celibates »).
17 avril
1927-Glacier National Park: groupe de musique du Cowboys Coyote Quartet. Tullio
Saba/Flickr

Toronto,
23 avril 2018 – Ce mouvement, qui s’exprime surtout sur les
réseaux sociaux
, prétend que les hommes souffrent du refus des
femmes de s’offrir sexuellement, ce qui expliquerait tout à la fois le suicide
des hommes ainsi que leur violence contre les femmes, y compris les meurtres de
masse. Ce mouvement
célèbre d’ailleurs ses héros et martyrs
, comme Elliot Rodger – qualifié de
« gentleman suprême »
par le terroriste de Toronto – qui a
tué six personnes en Californie en 2014 et qui a expliqué sur une vidéo avoir
ainsi voulu punir les femmes car il n’avait jamais eu de relations sexuelles.

S’il
s’agit d’une forme d’expression particulièrement virulente de la rhétorique de
la « crise de la masculinité »,
qui prétend que les hommes souffrent à cause des femmes en général et surtout
des féministes, ce n’est pas là les seuls meurtres de masse associés à un tel
discours.
Le
fantôme de Montréal
Déjà le
6 décembre 1989 à Montréal, un homme avait
assassiné 14 femmes à l’École polytechnique
, affirmant que les
« féministes » lui avaient « gâché la vie ».
Cet
attentat avait été présenté par plusieurs commentateurs d’alors comme la preuve
que l’homme
québécois souffrait d’une crise d’identité
. Plus récemment, en
Norvège, le néo-nazi Anders Breivik a assassiné des dizaines de jeunes membres
du Parti socialiste et a expliqué, dans son manifeste, que les féministes
menaçaient la virilité et la civilisation
occidentale
. Dans les mois après l’attentat, des femmes journalistes
en Norvège ont reçu des insultes sexistes et des menaces de morts par de
prétendus membres du « fan-club
de Breivik »
.
 
Crise ou
discours de crise ?
L’historienne
Judith A. Allen et d’autres,
comme Mary Louise
Roberts
, ont mis en garde contre la notion de « crise de la
masculinité », qui brouille la compréhension de phénomènes sociaux
complexes. Selon ces historiennes, la notion de « crise », qui
devrait évoquer des bouleversements importants et des transformations
profondes, ne correspond pas à la réalité des rapports entre les sexes et de la
condition masculine.
Bande
annonce du film de Patric Jean, La domination masculine, 2009.
Judith A.
Allen insiste donc pour toujours porter attention aux institutions et aux
rapports sociaux concrets, pour déterminer qui des hommes ou des femmes sont au
sommet des institutions politiques, économiques et culturelles les plus
importantes, qui a le plus de ressources (propriété, argent, armes à feu,
etc.), qui a peur de qui, qui effectue le travail gratuit de s’occuper des
autres (du mari, des enfants, des personnes malades), etc..
Avec
cette méthode d’analyse, on constate rapidement qu’il est préférable, comme le
suggérait Judith A. Allen, de parler de « discours de crise », plutôt
que de crise réelle.
D’autres
ont proposé le même constat, par exemple Jie Yang qui a étudié le discours de
crise de la masculinité en Chine post-maoïste,
et qui déplore que la plupart des études sur la crise de la masculinité ont
pour sources des journaux, des romans, des films ou des entretiens :
« Cette
approche peut créer l’illusion que ce qui est présenté dans des textes
littéraires est un reflet suffisant de ce qui survient dans la réalité
sociale. »
Cela dit,
Jie Yang et d’autres ont aussi montré que les discours de crise peuvent avoir
des effets sur la réalité sociale, même s’il n’y a pas réellement de
crise : cela permet d’attirer l’attention des autorités et de l’opinion
publique sur les victimes de la crise (ici, les hommes), cela permet de se
présenter comme une victime ayant besoin d’aide (ressources, services, etc.),
cela permet aussi de désigner la cause de la crise et de mieux la délégitimer
(ici, les femmes et les féministes). Cela permet même de justifier des meurtres
de masse et de glorifier la mémoire des assassins, présentés comme des héros,
des rebelles ou des résistants.
Une
(trop) longue histoire
Il faut
d’autant plus utiliser avec prudence la notion de « crise de la
masculinité » que l’histoire
occidentale
nous apprend qu’on peut retracer des exemples aussi loin
que dans la Rome de l’Antiquité, à la sortie du Moyen Âge puis dans tous les
siècles suivants un peu partout en Occident, y compris dans les pays les plus
puissant comme l’Allemagne, les États-Unis, la France, etc.
Le XXe siècle
semble être plombé par une crise de la masculinité permanente, y compris du
côté du Bloc de l’Est pendant la Guerre froide, puis dans ces mêmes pays après
la libéralisation.
« L’âge
du bronza ou le triomphe des droits des femmes », une lithographie datée
de 1869, caricaturant les possibles conséquences du vote des femmes. Currier and
Ives/Wikimedia

Ce
discours de la crise de la masculinité a été porté par les plus hautes
autorités de ces pays, par exemple les rois ou les présidents, l’élite
religieuse, des universitaires, des écrivains célèbres, des notables membres de
ligues patriotiques, des représentants de chambres de commerce, etc.

Il
s’agissait de critiquer les mères et les épouses présentées comme dominatrices,
de fustiger les femmes qui ne se pliaient pas aux rôles féminins tels que
prescrits (mode vestimentaire et coupe de cheveux, port des armes et entrée
dans des professions dites « masculines »). Ce discours de crise
permettait aussi de justifier des punitions contre les femmes et d’exiger de
nouvelles ressources pour les hommes : par exemple, le développement du
sport amateur, des clubs pour hommes seulement, etc..
« Club
of Gentlemen » vers 1730. Joseph
Highmore/Wikimedia
« Terrorisme
féministe mondial »
Aujourd’hui,
des études évoquent une crise de la masculinité un peu partout sur la planète
dans des pays aussi différents que l’Inde,
Israël,
le Japon et la Russie, ainsi que chez les hommes chrétiens, juifs et musulmans.
En Occident, certains affirment que les Africains-Américains et les
« jeunes arabes » souffrent d’une crise masculine, ce qui
expliquerait leur violence, ou au contraire qu’ils sont les plus virils des
hommes face aux Blancs « castrés » et sans défense face à l’homme
noir ou à l’immigration musulmane. En fait, la notion de crise masculine permet
d’affirmer tout et son contraire.
Certes,
les axes du discours se transforment selon le contexte : avant la
libéralisation du divorce, l’épouse dominatrice était responsable de la crise,
maintenant c’est l’ex-conjointe. Dans certains pays aujourd’hui, on évoquera le
plus haut taux de suicide des hommes, ou les difficultés scolaires de garçons,
ou l’obligation de payer une pension alimentaire en cas de divorce, ou les lois
contre les violences conjugales, présentées par des groupes d’hommes en Inde
comme la conséquence du « terrorisme
féministe mondial »
.
Manifestation
pour « Sauver la famille indienne » à New Delhi, en 2007. newageindian/Wikimedia

Le
discours de la crise est encore aujourd’hui généralement porté par des hommes
de classe moyenne aisée, avec un niveau d’éducation plus élevé que la moyenne,
et de bons emplois (ce que relèvent des études aux États-Unis,
en Inde,
en Suède
et ailleurs).

Il s’agit
aussi d’intellectuels, de psychologues, d’intervenants sociaux, mais aussi de
militants de groupes de
pères divorcés ou séparés
, d’organisations chrétiennes qui
organisent des retraites
pour hommes seulement
, et de suprémacistes blancs dans des
réseaux néofascistes
.
L’identité
masculine conventionnelle, un facteur de risque
Le discours
de la crise de la masculinité est toujours l’occasion de réaffirmer une
division radicale de l’humanité entre le masculin et le féminin, d’associer
cette masculinité à certaines qualités stéréotypées (action, compétitivité,
voire agressivité et violence) et de prétendre que le féminin est à la fois
différent, inférieur et dangereux pour les hommes, puisque l’influence féminine
serait pathologique et entraînerait un déclin, voire une
disparition des hommes
.
Pourtant,
une lecture attentive de différentes études au sujet des prétendus symptômes de
la crise de la masculinité – suicides, problèmes scolaires, divorces, etc. –
révèle que les femmes n’en sont bien souvent pas du tout la cause et, surtout,
que l’identité masculine conventionnelle est un facteur de risque, plutôt
qu’une solution à promouvoir.
Dans le
cas des suicides, par exemple, le haut taux
chez les hommes
s’explique, entre autres choses, par l’association
de la virilité
aux armes à feu et la confusion entre identité masculine et professionnelle, ce
qui rend les hommes plus vulnérables au chômage. Les épidémiologies notent
ainsi que les hausses des suicides accompagnent
les crises économiques
, dont les femmes ne sont pas responsables,
puisqu’elles ne gèrent pas l’économie.
Plus
troublant sans doute, le discours de la crise de la masculinité laisse entendre
que l’égalité est une valeur féminine, et qu’elle menace l’identité mâle. Ce
discours révèle donc que l’identité masculine est avant tout une identité
politique, c’est-à-dire qu’elle est associée à des privilèges qui nous seraient
dus en tant qu’homme (de la sexualité, des emplois, etc.), alors que des tâches
aussi banales – et importantes – que préparer la nourriture ou s’occuper des
enfants seraient incompatibles avec une saine masculinité. Un discours qui
relève donc du suprémacisme
mâle
dans toute sa splendeur et qui semble bien avoir motivé les
attaques telles que celle de Toronto.