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Juger les jihadistes étrangers au Kurdistan syrien: un pari semé d’incertitudes

Courrier International, 17.05.2018

Laisser
les jihadistes étrangers et leurs épouses être jugés en Irak ou Syrie: c’est le
souhait de nombreux pays européens, la France en tête. Mais chez les Kurdes syriens,
qui en détiennent des milliers, l’option n’est pas sans risque.
Une vue
générale du camp où sont détenus les familles des jihadistes du groupe
Etat
islamique (EI) à Ain Issa, dans une zone du nord d ela Syrie tenue par les
forces kurdes, le 15 février 2018 – AFP
Dans
cette région du nord-est de la Syrie, qui reste instable, personne ne tient
vraiment à les juger et les peines de prison courtes sont la norme.
A
Qamichli, dans son bureau du tribunal antiterroriste, petit bâtiment
rectangulaire posé sur la plaine désertique, le juge kurde Rasho Kanaan a
l’habitude de voir défiler les jihadistes présumés: l’an dernier, ses collègues
et lui en ont jugé plus de 800, tous Syriens.
Mais
va-t-il aussi devoir juger les milliers d’étrangers, de 40 nationalités
différentes, également arrêtés par les forces kurdes au fil de la débâcle du
groupe Etat islamique (EI)? Comme nombre de responsables kurdes, il n’y est pas
très favorable. “Vous savez, dit-il, on a déjà beaucoup d’autres
prisonniers à gérer”.
Nouri
Mahmoud, porte-parole des Unités de protection du peuple (YPG), les forces
kurdes, prend moins de gants: “Tous ces prisonniers étrangers sont un
fardeau pour nous”.
Alors que
dans l’Irak voisin, les tribunaux les jugent à la chaîne, aucun procès n’a eu
lieu à ce jour au Rojava, la fédération autonome dirigée par les Kurdes qui
contrôlent près de 30% du territoire syrien.
“Notre
priorité, ce n’est pas ces prisonniers, c’est la Turquie”, ajoute M.
Mahmoud.
Mi-mars,
la Turquie, ennemi héréditaire des Kurdes, leur a ravi l’enclave d’Afrine
(nord-ouest de la Syrie) après une offensive éclair. Une cruelle défaite.
En privé,
les responsables kurdes ne cachent pas leur sentiment amer d?avoir été lâchés
par leurs alliés occidentaux, Etats-Unis en tête, qui, pour ménager les Turcs,
ne se sont pas opposés à l’offensive.

“Pas fait pour les étrangers”-
A
quelques rares exceptions près (Russie et Indonésie), aucun pays n’a demandé à
récupérer les jihadistes étrangers présumés détenus par les Kurdes syriens.
Nombre de
gouvernements semblent paralysés par des opinions publiques hostiles à tout
rapatriement de jihadistes.
“Le
Danemark, le Canada ou la Suisse se sont dits prêts à reprendre des femmes et
des enfants. Mais à la condition que cela ne se fasse pas publiquement”,
explique Nadim Houry, directeur du programme “terrorisme” de l’ONG
Human Rights Watch (HRW).
En privé,
des responsables kurdes perdent patience. “Pourquoi continuerait-on à
garder des prisonniers étrangers, occidentaux notamment, si leurs pays ne nous
soutiennent pas face aux Turcs?”, lâche, dépité, un cadre de
l’administration locale.
Les Kurdes
sont-ils prêts à libérer les milliers de jihadistes étrangers présumés qu’il
détiennent? Khaled Issa, représentant du Rojava en France, dément mais reste
vague: “Notre position reste d’instruire et traiter ces dossiers, en
coopérant avec les autorités” des pays concernés.
Le
système judiciaire local a-t-il la capacité de juger ces étrangers? le juge
Kanaan lui-même en doute, estimant qu’il est fait “pour juger les locaux,
pas les étrangers”.
L’accusé(e)
y comparaît directement face aux juges, sans avocat ni possibilité d’appel, un
autre motif d?indignation des familles de détenus et des avocats en Occident.
Selon
HRW, les coupables écopent en général de cinq à sept ans de prison, des peines
souvent réduites pour bonne conduite en détention, ou via les amnisties.

“Monnaie d’échange” –
Les
autorités kurdes s’appuient sur les tribus locales, dont certaines avaient été
séduites par l’EI. Et libèrent parfois rapidement des accusés, même s’ils ont
commis des crimes, si leur tribu se porte garante.
“Les
Kurdes doivent gérer sur leur territoire une mosaïque de communautés
différentes”, explique Nadim Houry.
Le
système judiciaire suit donc une philosophie: “On doit vivre tous
ensemble, on n’a donc pas d’autre choix que la réconciliation, la
re-socialisation”.
“S’il
n’y a pas de preuve, il n’y a pas de condamnation”, souligne Lucman
Ibrahim, coprésident du conseil des juges de Qamichli.
Or, les
preuves contre les jihadistes présumés ne sont pas faciles à établir, notamment
pour les femmes (environ 600, dont beaucoup de Turques, Russes et Tunisiennes,
avec en moyenne deux à trois enfants chacune selon HRW), qui sont rares à avoir
combattu mais ont parfois été actives, notamment dans les unités de police
religieuse.
“L’an
dernier, on a jugé 10 femmes (syriennes). On en a relâché la moitié, l’autre
moitié a écopé de peines de moins de 10 ans” de prison, sans compter les
remises de peine, note le juge Kanaan.
Un
contraste saisissant avec les pays occidentaux, où les peines de prison dans
les dossiers liés au terrorisme ne cessent de s’alourdir, y compris pour les
femmes, jugées parfois très radicalisées.
Qu’arriverait-il
aux étrangers rapidement libérés? Certains pays pourraient-ils alors demander
leur rapatriement, pour les juger à leur tour? Là encore les pays concernés
évitent de s’avancer.
“Les
Kurdes peuvent s’en servir comme monnaie d’échange pour obtenir l’aide de tel
ou tel pays”, note Fabrice Balanche, universitaire français spécialiste de
la Syrie.
D’autres
jihadistes, considérés comme les plus dangereux, pourraient écoper de la peine
maximale, 20 ans de prison.
Comme les
Britanniques Alexanda Amon Kotey et El Shafee el-Sheikh, membres d’un quatuor
surnommé “les Beatles”, accusés d’être responsables de la détention et
de la décapitation d’environ une vingtaine d’otages.
En cas de
condamnation, le Rojava sera censé les confiner pendant de longues années. Mais
l’entité kurde existera-t-elle encore dans six mois ou un an?
Depuis la
perte d’Afrine, les Kurdes syriens tremblent à l’idée de voir les Américains,
leur principal soutien militaire, quitter le pays, comme le président Donald
Trump l’a évoqué en janvier.
“Sans
le soutien américain, les Kurdes ne tiennent pas face aux Turcs ou à une autre
armée bien équipée”, estime M. Balanche.
Qu’arriverait-il
alors aux prisonniers étrangers? Nul ne sait, tout comme personne ne sait ce
qu’il est advenu des prisonniers jihadistes -apparemment surtout des locaux-
que les Kurdes détenaient à Afrine.
Ont-ils
été transférés ailleurs, ou libérés? Mystère: interrogés par l’AFP, les
dirigeants kurdes ont indiqué ne pas avoir d’informations sur le sujet.