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Démographie africaine et migrations : entre alarmisme et déni

Christian
Bouquet, The Conversation, 2 mai 2018

Il en est
des chiffres de la population comme de ceux de l’abstention dans un scrutin
démocratique : on peut leur faire dire ce que l’on veut entendre. Sur la
démographie africaine, le spectre est très large entre ceux qui agitent
l’épouvantail de la « croissance exponentielle » et ceux qui se
réjouissent de toute cette jeunesse, symbole des dynamiques à venir. Dans ce
débat, la voie du chercheur est étroite.
Des
migrants à Tripoli, en juillet 2017, après leur interpellation par les
garde-côtes libyens. Mahmud Turkia/AFP

Des
statistiques problématiques, mais qui vont toutes
dans le même sens

Naturellement,
on pourrait s’en sortir par défaut, en soulignant que la plupart des
statistiques africaines sont contestables en raison des difficultés rencontrées
dans nombre de pays pour conduire des enquêtes crédibles.
Il
n’empêche que même les fourchettes basses sont élevées, et les courbes de
croissance – minimales, maximales et médianes – toujours fortement ascendantes.
Selon The World
Population Prospects : The 2017 Revision
, émanant du
département des Affaires économiques et sociales de l’ONU, l’Afrique compte
1,256 milliard d’habitants, contre 640 millions en 1990. Sa population
a donc doublé en un quart de siècle.
Si l’on
ne retient que les chiffres essentiels, on note que son taux moyen de fécondité
est de 4,7 enfants par femme (contre 2,2 en Asie et 2,1 en Amérique
latine). Mais il atteint 7,4 au Niger – ce qu’avait bien lu Emmanuel Macron –
ou encore 6,6 en Somalie et 6,3 au Mali. La pyramide des âges affiche une base
très évasée, puisque 60 % des Africains ont moins de 25 ans. À ce
rythme, on estime que l’Afrique comptera 1,704 milliard d’habitants en 2030,
2,528 milliards en 2050 et 4,468 milliards en 2100. Soit à cet
horizon 40 % de la population mondiale, contre 17 % en 2017.
Le
courage des précurseurs
Toutes
ces données sont connues et généralement admises, mais elles ont souvent été
enfouies dans le non-dit parce qu’elles génèrent un malaise dans les opinions
publiques, et plus particulièrement dans les milieux scientifiques. Il a donc
fallu beaucoup de patience et un certain courage à quelques auteurs, et
notamment – surtout ? – en France, pour commencer à tirer la sonnette
d’alarme malgré la réprobation de nombre de chercheurs.
L’un de
ces précurseurs, Jean‑Pierre
Guengant
, résumait très bien la controverse dans un article de
2011 cosigné avec le démographe belge de la Banque mondiale John F.
May :
« Depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale, les néo-malthusiens et les
développementistes se sont violemment opposés, surtout dans les
années 1960 et 1970. Les premiers présentaient le contrôle des naissances
comme une condition indispensable au développement des pays qualifiés alors de
“sous-développés”. Pour les seconds, seules des politiques vigoureuses en
faveur du développement pouvaient permettre aux pays du Sud de sortir de leur
situation, le développement socio-économique entraînant la réduction de leur
fécondité, d’où le slogan “le développement est le meilleur
contraceptif” ».
 

On se
souvient des critiques récurrentes formulées – notamment en Europe – contre le Population
Council, créé par John D. Rockefeller III en 1952 et financé par sa
fondation, dans le but plus ou moins avoué d’encourager la contraception dans
les pays « sous-développés ».
Parallèlement,
les chercheurs et les politiques adoptaient, selon Stephen Smith (La Ruée vers
l’Europe
, Grasset, 2017, p. 61), trois types d’attitude dans la
seconde moitié du XXe siècle : ce qu’il appelle avec bienveillance
« l’inattention » (très peu d’études étaient consacrées au lien entre
démographie et pauvreté au sud du Sahara), mais aussi le déni, et enfin la
maladresse (wealth in people, la population est une richesse).
« Dans
la chambre à coucher… »
Ces
réactions demeurent d’actualité, ainsi qu’on a pu le constater lorsque Emmanuel
Macron a déclaré, en marge du Sommet du G20 en juillet 2017 :
« Quand
des pays ont encore sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider d’y
dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien. »
 

Outre les
commentaires indignés de ses opposants traditionnels, il s’attira les foudres
d’Angélique Kidjo :
« Moi
ça ne m’intéresse pas qu’un Président, d’où qu’il vienne, dise à des millions
[d’Africains] ce qu’ils doivent faire dans leur chambre à coucher ».
(TV5 Monde, 10 septembre 2017).
De la
part de l’ambassadrice de l’UNICEF, cette déclaration montrait bien à quel
point l’incompréhension demeurait grave sur les enjeux démographiques
africains. En même temps, on pouvait comprendre que la crainte de la
stigmatisation ait pu peser sur bon nombre d’auteurs soucieux de ne pas trop se
marginaliser par rapport au mainstream.
Une série
de malentendus
En fait,
le premier grand malentendu porte sur la réalité de la transition démographique,
dont le moins qu’on puisse dire concernant l’Afrique subsaharienne est qu’elle
demeure inachevée, bloquée en fin d’étape 2, avec des taux de natalité qui ne
baissent que très lentement.

Influencés
(ou non) par les recommandations du Population Council, certains pays avaient
pris conscience de la nécessité de mettre en place des politiques de planning
familial, parfois assez tôt comme le Kenya (1967) et le Ghana (1970), parfois
avec un peu de retard comme le Sénégal et le Nigeria (1988). Mais la plupart de
ces campagnes de sensibilisation échouèrent face aux résistances des milieux
religieux et faute de moyens, notamment lorsque les programmes d’ajustement
structurels asséchèrent les budgets de la santé et de l’éducation.
Le second
grand malentendu porte sur la notion de dividende démographique, que les
opinions publiques associent souvent à un bénéfice garanti dès lors que la
population dite active (comprise entre 20 et 65 ans) est plus nombreuse
que la population dite dépendante (moins de 20 ans et plus de
65 ans). C’est évidemment le cas en Afrique, mais la situation est piégeuse.
Dans son
ouvrage cité, Stephen Smith évoque Jean‑Michel Severino (Le Temps de l’Afrique,
Odile Jacob, 2010) et Serge Michaïlof (Africanistan, Fayard, 2015) qui, dit-il:
« ont
vaillamment abordé la pyramide africaine des âges, le premier par l’adret, avec
l’espoir que le continent bénéficiera d’un dividende démographique quand ses
nombreux jeunes auront trouvé un travail rémunéré et le second par l’ubac, dans
la crainte que cela n’arrive pas de sitôt et que l’Afrique en crise ne se retrouve
dans nos banlieues. »
 

Il aurait
dû ajouter à propos du dividende démographique : du travail dans le
secteur formel.
Pour que
les 30 millions de jeunes Africains qui arrivent chaque année sur le
marché du travail rendent le dividende démographique bénéficiaire, il faudrait
créer autant d’emplois dans le secteur formel, soit 30 millions par an
d’ici à 2035. Pourquoi sommes-nous aussi sûrs de ces chiffres ? Parce que
ces jeunes ne relèvent pas de la virtualité des projections démographiques :
ils sont déjà nés.
Certes,
on peut y croire, comme la Banque africaine de développement (BAD) ou
l’Institut allemand du développement (DIE), qui pensent qu’un chiffre de
l’ordre de 20 millions d’emplois créés annuellement est tenable. Mais on
peut aussi en douter, ne serait-ce que parce que nulle amorce de ce processus
n’est actuellement visible dans le paysage économique africain, qui continue à
être largement dominé par l’informel. Alors la tentation de la migration risque
d’être forte.
L’inévitable
soupape migratoire
L’hypothèse
de la soupape migratoire a longtemps été considérée comme inutilement
alarmiste, et les auteurs qui osaient en parler à la fin du XXe siècle
restaient très prudents. Jean‑Pierre
Guengant lui-même soulignait, dès 2002
, que la conjugaison
« des arrivées massives sur le marché de l’emploi des pays du Sud, qui ne
seront pas capables de les absorber, des facilités de déplacement, des
informations sur les lieux de destination, etc. » conduirait
inévitablement à des migrations internationales. Mais il restait sur le terrain
du « développement » et ne se hasardait pas (encore) sur celui de la
démographie.
En 2015 (Africanistan),
Serge Michaïlof s’est affranchi du déni, au risque de la provocation affichée
dans son sous-titre (« L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos
banlieues ? »). En reprenant les courbes de la démographie africaine,
il rappelait que si l’on ne faisait rien, au plan de la démographie et du
développement, on s’exposerait aux migrations massives vers l’Europe. Surfant
entre les tabous, son ouvrage illustrait l’étroitesse du chemin qui s’ouvre
actuellement aux chercheurs, parce que son argumentaire pouvait servir – bien
involontairement – la cause de l’extrême droite.
Dans son
dernier essai (La Ruée vers l’Europe, 2017), fort bien documenté et solidement
argumenté, Stephen Smith va encore plus loin. L’ancien journaliste de Libération
et du Monde, actuellement enseignant-chercheur à Duke University (États-Unis),
affiche les chiffres cités supra (l’Afrique comptera 2 milliards
d’habitants en 2050) et établit un parallèle avec la situation européenne au
XIXe siècle : entre 1850 et 1914, alors que la population de l’Europe
passait de 200 à 300 millions, plus de 60 millions d’Européens
migraient vers les États-Unis (43 millions), l’Amérique latine
(11 millions), l’Australie (3,5 millions) et l’Afrique du Sud
(1 million).
Sur cette
base, Stephen Smith fait l’hypothèse qu’une vague migratoire analogue entre
l’Afrique et l’Europe pourrait atteindre des proportions telles qu’on
compterait 150 à 200 millions d’Afro-Européens en 2050. Pour lui, ce
mouvement massif de population ne serait donc pas un événement exceptionnel
dans l’histoire du monde : il suffit juste de ne pas rejeter l’hypothèse a
priori, au motif que celle-ci risque d’être brandie comme un épouvantail par
les populistes européens.
Dans un débat publié
en février par L’Obs
, Stephen Smith était d’ailleurs interpellé sur
ce sujet par Michel Agier en ces termes : « À qui faites-vous signe
en écrivant cela ? À qui faites-vous peur ? »
« Une
partie du destin de l’Europe se joue avec l’Afrique »
Tout est
dit dans ces deux questions. Faut-il alors avoir peur d’écrire, ou bien faut-il
passer sous silence des données qu’on regrettera peut-être, dans dix ou quinze
ans, d’avoir occultées ? Faut-il négliger ce sondage Gallup (2016)
indiquant que 42 % des Africains âgés de 15 à 24 ans (et 32 %
des diplômés du supérieur) déclaraient vouloir émigrer ? En intitulant sa
chronique du 8 février 2018 dans Le Monde : « Une
partie du destin de l’Europe se joue avec l’Afrique »
, Alain
Frachon a pris bien soin d’ajouter : « que nous le voulions ou
non ».
Dans une
classe du Lesotho (Afrique australe), en 2010. K.
Kendall/Flickr

Il semble
de plus en plus clair que les opinions publiques européennes « ne le
veulent pas », si l’on en juge par les résultats des élections les plus
récentes en Italie, en Pologne, en Grande Bretagne, aux Pays-Bas, en France, en
Allemagne, en Autriche, en Hongrie. « La crise migratoire a retourné
l’opinion publique européenne », écrit Sylvie
Kauffmann
(Le Monde), dans sa chronique du 7 mars 2018. Et
elle insiste un mois plus tard : « La droite identitaire devient
mainstream. Elle évince la droite classique, et pas seulement en Europe
centrale » (4 avril 2018).

Traiter
l’immigration africaine en Europe à sa juste dimension
Pour
autant, les chercheurs qui ne partagent pas cette idéologie de rejet
doivent-ils laisser le champ libre aux auteurs qui ont théorisé cette
« menace migratoire », s’inscrivant dans la filiation de Jean
Raspail, dont Le Camp des
Saints
(Robert Laffont, 1973) était devenu le livre de chevet de
Steve Bannon, l’ex-conseiller anti-immigration de Donald Trump ? Nous
avons laissé passer Bat Yé’or (Eurabia, Godefroy, 2006) et Renaud Camus (Le Grand
Remplacement, Chez l’auteur, 2011) sans opposer de contre-feu digne de la
recherche universitaire française en sciences sociales.
En
1991 pourtant, Jean‑Christophe Rufin – au-dessus de tout soupçon dans le
présent débat – nous avait prévenus dans L’Empire et
les nouveaux barbares
 : un nouveau limes était insidieusement
en train de se dresser entre un Nord trop riche et un Sud trop pauvre. En 2001,
il avait insisté dans la nouvelle édition de son livre prémonitoire sur la
nécessité de regarder les choses en face. Mais, là encore, nous avions préféré
regarder ailleurs.
Ainsi la
démographie africaine doit-elle être abordée dans sa profondeur et dans son
intégralité, sans tabou, en rappelant que deux des plus grandes puissances
mondiales actuelles ne le seraient sans doute pas aujourd’hui si elles
n’avaient pas conduit, en temps utile, des politiques de population drastiques.
De même,
l’immigration africaine en Europe doit être traitée à sa juste dimension, en
tenant compte à la fois de tous les paramètres chiffrés qui la sous-tendent,
des obligations humanitaires qui sont celles des pays d’accueil, et des
équilibres socio-économiques qu’il conviendra d’ajuster sans passion. Donc en
évitant l’alarmisme et le déni, et sans craindre « l’approbation venue du
mauvais côté », pointée par Hans-Magnus Enzensberger (Culture et mise en
condition, Le Goût des idées, 2012) à propos des schémas totalitaires de la
pensée.