Contraception et avortement, des enjeux du masculin ?
Serge
Rabier, The Conversation, 15 mars 2017
Les
assignations aux divers modes des masculinités font que les hommes manifestent
le besoin, conscient ou non, de se présenter comme des « hommes, des
vrais » en prenant des risques dans leur comportement sexuel ou social.
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Une
oeuvre de street art “pro-choice” dans les rues de Dublin. AFP
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Les
comportements à risques et la recherche de relations sexuelles multiples sont
les manifestations d’une forme de virilité qui ont, aussi bien chez les
hétérosexuels que chez les homosexuels, largement contribué à l’extension
rapide des MST et du VIH.
Dans le
domaine de la santé, la très grande majorité ne veut pas non plus montrer une
quelconque forme de dépendance ou de soutien
thérapeutique qui révélerait ainsi leur « faiblesse ».
Ces
caractéristiques confèrent à beaucoup d’hommes le pouvoir de déterminer – de la
simple influence à l’interdiction de faire, en passant par les injonctions –
les choix reproductifs des femmes comme l’accès aux centres de santé, à
l’information en matière de santé maternelle et reproductive, le recours à des
méthodes contraceptives, ou encore à l’IVG.
La
contraception masculine en question
Le
désintérêt, voire l’ignorance des hommes en matière de contraception est très
largement répandu et leur implication reste marginale. Comme le souligne Geneviève
Cresson dans une étude :
« Il
est sans doute erroné de parler des pratiques contraceptives des hommes, car il
ressort de leurs propos que, toutes méthodes confondues, la contraception reste
d’abord, voire uniquement, l’affaire des femmes. Même pour les hommes qui
utilisent des méthodes dites masculines comme le retrait (coït interrompu) ou
le préservatif, les remarques renvoyant à la responsabilité principale de la
femme ne sont pas rares. »
Or, la
« confiance » dans la partenaire n’est le plus souvent qu’un alibi ou
un refus d’assumer une part de responsabilité (en cas d’échec de la
contraception notamment) et une volonté de s’affranchir des contraintes liées à
la contraception hormonale qui existe pour
les hommes, mais que la plupart d’entre eux ne connaissent pas.
Il y a,
en effet, vis-à-vis de la contraception, en particulier hormonale, une
contradiction intrinsèque du point de vue du masculin : la maîtrise du
corps des femmes par les hommes supposerait logiquement une maîtrise de l’acte
contraceptif (qui est possible techniquement sous plusieurs formes) par les
hommes, cependant ces derniers
refusent cette contraception, dans leur écrasante majorité.
Pourquoi
un tel abandon de responsabilité ?
La peur
de l’impuissance
La
contraception masculine est, dans l’ordre des représentations et de
l’imaginaire masculins, associée à l’impuissance ou à une limitation de la
puissance virile. Selon Françoise Héritier,
« Accorder
légalement la contraception aux femmes dans notre pays résulte d’une erreur
d’appréciation d’un pouvoir essentiellement masculin… Rien n’empêchait
cependant de la mettre entre la main des hommes. Mais, s’il y a peu de
recherche sur la contraception masculine, c’est justement à cause de la
vivacité du modèle archaïque : la contraception masculine est vue comme
une atteinte à la virilité… De plus, on a l’habitude de penser que tout ce qui
concerne les enfants est du ressort des femmes… Ils (les députés) n’ont pas
prévu les conséquences potentielles de leur loi, parce qu’ils se trouvaient
dans le point d’aveuglement normal de notre société, où femme implique
maternité. »
Production
et reproduction
La
deuxième réponse renvoie à une conception de la division sexuée du travail
entre l’ordre de la production (celui les hommes) et celui de la reproduction
(celui des femmes). Si, laisser les femmes « en responsabilité » des
affaires de reproduction, c’est leur donner une sphère d’autonomie, en
revanche, en les cantonnant strictement dans cette sphère à des gestes
techniques, par ailleurs perçus comme contraignants, c’est une autonomie
d’apparence, « surveillée », qui concourt (ou croit concourir) à une
dépendance des femmes et perpétue l’ignorance et le malaise des hommes
vis-à-vis de la réalité de la gestation et du monde de la primo-enfance.
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La
reproduction, une affaire de femmes,
vraiment ? Mary Cassatt,
« Femme et ses
deux enfants », 1901/Wikipedia, CC BY
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En
conséquence, tout échec contraceptif sera systématiquement imputé aux femmes,
puisque c’est leur affaire… Enfin, la contraception hormonale est physiquement
contraignante, ce que la culture patriarcale du risque, des pulsions, du
plaisir n’a pas particulièrement favorisé chez les hommes.
Une
contraception confidentielle
Il existe
des méthodes contraceptives hormonales « au masculin », qui ont
pourtant fait leurs preuves, mais elles restent confidentielles et
seuls deux médecins hospitaliers, le Dr Jean Claude Soufir à l’hôpital Cochin
de Paris et le Dr Roger Mieusset à l’hôpital Purpan à Toulouse s’en font les ardents
promoteurs.
Cette
confidentialité exprime toutes sortes de résistances :
la
quasi-totalité des médecins, qui pensent que lesdites méthodes ne sont pas
encore au point (alors que leurs protocoles ont été validés par l’OMS il y a
plus de trente ans et encore
récemment), perpétuent les représentations et les assignations
genrées qui maintiennent les inégalités entre hommes et femmes et empêchent de
penser un partage possible des décisions, des responsabilités et des prises de
risques.
la
résistance des hommes en général, qui refusent de se questionner socialement et
symboliquement, en pensant que la contraception masculine peut être
contradictoire avec une certaine représentation de la virilité et qui restent
réticents à un modèle décisionnel où le poids des dispositifs (consultations et
analyses médicales, gestion du calendrier des prises, des bilans…), et des
effets secondaires (bien évidemment à assumer par les femmes seulement !),
priment sur la responsabilité partagée de toutes ces contraintes contraceptives
et où le « ce n’est pas mon affaire » l’emporte sur l’information, l’attention
et le dialogue entre partenaires.
En
touchant au corps des hommes, il ne faut pas craindre une perte d’autonomie
contraceptive des femmes (une crainte des féministes pour qui, malgré son
instrumentalisation par les hommes, la contraception a représenté une étape majeure
de l’émancipation des femmes), mais au contraire, il devient possible de
repenser le rapport des hommes à la sexualité, à la parentalité et à un modèle
hégémonique de masculinité/virilité. Comme le souligne souvent Françoise
Héritier, « Il faut du temps pour passer du possible au pensable », à
l’émotionnellement concevable et acceptable, puis à l’inscription dans le droit
et enfin, dans les pratiques sociales.
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La
contraception masculine existe, mais la plupart
des hommes ne s’y intéressent
pas. Pixabay
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L’avortement
et la maîtrise du corps des femmes
Les taux
d’avortement s’élèvent à 29 pour mille femmes en âge de
procréer en Afrique et 32 pour mille en Amérique latine ; la
procédure y est illégale dans presque tous les cas. 25 % de la population
mondiale vit dans des pays interdisant tout avortement pour quelque motif que
ce soit. En 2008, plus de 97 % des avortements pratiqués en Afrique
n’étaient pas médicalisés.
Ces
quelques chiffres prouvent combien l’avortement représente lui aussi un enjeu
prégnant du modèle archaïque patriarcal qui fait que la fonction biologique des
femmes, qui a généré la représentation de la « vocation » naturelle
des femmes à être mères se trouve transformée en assignation à produire des
enfants, même contre leur gré.
Cette
assignation fonctionnelle qui les dépasse fait que les femmes ne s’appartiennent
pas, pas plus que le fœtus qu’elles peuvent porter. Ainsi, la responsabilité et
la propriété finales des enfants portés n’est pas la leur mais celle des hommes
(voire de Dieu lui-même), et il leur est interdit d’en disposer en décidant
d’avorter.
Alors que
face à des grossesses non planifiées ou non désirées, la décision de recourir à
l’avortement engage, de fait, le plus profondément les femmes par rapport à
leur intimité, à leur corps et à la liberté d’en disposer, les hommes sont à
l’origine de multiples dispositifs qui vont de l’interdiction pure et simple de
toute forme d’avortement (justifiée par les corpus, les institutions et les
discours religieux divers, quasi-exclusivement aux mains des hommes) à sa
pénalisation (édictée et mise en œuvre par les appareils étatiques et
judiciaires).
Lors du
procès de Bobigny en 1972, l’avocate Gisèle Halimi dans sa
plaidoirie a très bien décrit les ressorts de cette mise en tutelle
à la fois médicale, judiciaire et sociale de la fécondité, et plus largement,
du corps des femmes.
Il y a
toujours profusion d’exemples de pénalisation des femmes qui ont, pour
elles-mêmes, leurs filles, leurs sœurs, leurs collègues de travail, eu recours
à l’avortement. En Amérique latine, par exemple, les Églises et les États, avec
leurs instruments respectifs allant de l’excommunication à des peines
d’emprisonnement, sont les parties prenantes de cette criminalisation des
femmes.
Paradoxalement,
le système patriarcal globalisé admet, voire encourage, ce que l’on peut
appeler les avortements de convenance, ces avortements sélectifs au nom de la
préférence « archaïque » pour les garçons qui, en Asie par exemple,
représente un enjeu sociétal majeur.
Ancrée au
cœur des traditions de modèles patriarcaux de l’Inde ou de la Chine, cette
préférence se manifeste dans le droit, en matière d’héritage et de succession
par exemple, et dans le statut d’infériorité sociale des femmes.
Il est à
noter que les technologies médicales avancées comme les échographies largement
inventées, déployées et utilisées par les hommes, qui se sont diffusées avec le
développement économique, ont permis de mettre en place une sélection prénatale
au détriment des fœtus féminins, provoquant de graves déséquilibres
démographiques – 933 filles naissent chaque année en Inde pour
1 000 garçons. La proportion normale devrait être de 1 050 à
1 060 filles pour 1 000 garçons.
Ainsi,
que l’on soit dans une culture d’opposition à l’avortement ou dans une culture
d’imposition d’un type d’avortement, c’est toujours la disqualification sociale
des femmes à décider par elles-mêmes et pour elles-mêmes (et au-delà, pour
leurs filles) qui est en jeu. C’est toujours la culpabilité des femmes qui est
avancée : culpabilité d’avoir procédé à un avortement ou au contraire,
culpabilité de ne pas y avoir procédé.
Ce qui
apparaît comme une toute-puissance des hommes sur le corps des femmes révèle en
fait l’ambivalence de la domination patriarcale, qui est l’expression et le
résultat d’entreprises et de dispositifs de pouvoirs mais qui, à terme, ne
peuvent que questionner, voire déstabiliser la domination elle-même, soit en la
forçant à afficher une coercition, de moins en moins acceptable socialement,
soit en révélant ses contradictions qui ne seront plus tenables d’un point de
vue anthropologique.