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Comment ETA a perdu la guerre en Espagne

Xavier
Crettiez
, The Conversation, 16 mai 2018

À une
année près, l’organisation armée séparatiste Euskadi Ta Askatasuna (Pays basque
et liberté) allait fêter ses 60 ans. Elle vient de décider de
s’autodissoudre, sept ans après avoir annoncé « une cessation de ses
activités militaires » et avoir livré, il y a un an, une partie de son
arsenal.
A
Hernani, le 5 mai 2018. Ander Gillenea / AFP

Une
violence qui explose sous la transition et la démocratie

ETA naît
en juillet 1959 en pleine Espagne franquiste. Issue d’une alliance entre le
mouvement de jeunesse (EGI) du grand Parti démocrate-chrétien basque (le PNV)
et d’un mouvement d’étudiants antifranquistes (EKIN), ETA apparaît à ses débuts
comme une organisation nettement plus tournée vers le débat idéologique que
prompte à la lutte armée.
De 1959 à
mars 1967 (la Ve Assemblée du mouvement), l’activisme se résume à des
inscriptions murales en faveur de l’indépendance d’Euskadi et à d’interminables
débats opposant une tendance nationaliste révolutionnaire d’inspiration
marxiste aux « culturalistes », soucieux de basquiser la lutte plutôt
que de faire front avec la gauche anti-franquiste. Le courant culturaliste
l’emporte et adopte les principes de la lutte armée pour la libération
d’Euskadi. Les patriotes des origines deviennent des Gudari (soldats).
La
« guerre » demeure pourtant limitée jusqu’à la fin de l’année
1970 puisqu’ETA ne tuera « que » trois personnes dont un
policier de la BPS (police secrète franquiste) et revendiquera
30 attentats, 18 hold-up et 12 sabotages ! On est loin de la
vague terroriste que le régime franquiste dénonce lors de grands procès
touchant des centaines de jeunes Basques.
La
répression sanglante du régime contre les « rotas y rojas »
(séparatistes et rouges) radicalise ETA qui apparaît comme la seule
organisation de résistance active à la dictature. Bénéficiant de l’apport de
nombreux militants, de moyens plus importants et d’un réseau de soutien en
territoire français, ETA produira toutefois jusqu’à la mort du caudillo une
violence limitée : entre 1959 et 1973, seules 7 victimes – presque
toutes liées à la répression – tomberont sous les balles des nationalistes.
Ce point
est important puisque la quasi-totalité des 830 morts du terrorisme basque
intervient pendant les années de transition puis de consolidation de la
démocratie en Espagne. Né sous le franquisme et socialisé au franquisme, ETA
n’en demeure pas moins une organisation anti-espagnole avant d’être
anti-franquiste.
De 1976 à
1980, ETA est responsable de 253 assassinats, 320 blessés et
22 kidnappings. La violence meurtrière « retombe » ensuite à une
quarantaine d’homicides en moyenne jusqu’à la fin des années 80, devenant
nettement moins ciblée, avant de connaître une nette diminution.
Frustration
et effet d’opportunité
Trois
questions transparaissent : pourquoi la violence séparatiste explose alors
même que l’Espagne se démocratise ? Peut-on qualifier la lutte armée du
mouvement basque de « terroriste » ? Comment comprendre sa
surprenante vitalité pendant plus de quarante ans ?
Presque
la moitié des assassinats opérés par le mouvement basque ont lieu entre 1978
(vote de la Constitution espagnole) et 1982, aboutissant à fragiliser la jeune
démocratie comme le montrera le coup d’État avorté du 23 février 1981.
Comment comprendre cette vague sans précédent de violence dans une Espagne désormais
plus ouverte à la reconnaissance régionale (loi sur les autonomies de 1979) et
à la parole contestataire ?
Deux
éléments de réponse peuvent être proposés : le premier révèle l’importance
des représentations subjectives des acteurs violents ; le second insiste
sur les opportunités objectives de la lutte. Porté par un fort soutien
populaire, ETA se vit – légitimement – comme la seule organisation de lutte
opérationnelle contre la dictature, parvenant à briser la succession
franquiste en assassinant le numéro 2 du régime, l’amiral Carrero Blanco, lors
d’une spectaculaire opération (baptisée Ogro)
.
La
transition se dessinant, nombre de ses militants espéraient obtenir la
reconnaissance de leur sacrifice à travers l’accès à la pleine souveraineté. Il
n’en fut rien. Même si la loi sur les
autonomies
allait dessiner un État unitaire très fortement
régionalisé, le compromis démocratique ne satisfera pas les attentes des plus
enragés et engagés. Cette frustration n’est pas sans lien avec l’accroissement
de la violence armée.
Mais
c’est également le contexte d’opportunité qui permit à ETA d’espérer, par la
violence, faire plier les constituants. L’affadissement du régime qui donne des
ailes aux nationalistes basques et, paradoxalement, le maintien d’une
administration policière et judiciaire héritée du franquisme
qui
pérennisera pendant de longues années des pratiques répressives fort peu
démocratiques, vont alimenter un cycle de violence sans fin.
De la
lutte armée au terrorisme
Jusqu’aux
années 90, ETA n’est pas une organisation isolée. Fort d’un confortable
soutien populaire (plus d’un quart de l’électorat basque), le mouvement armé –
un des plus professionnalisés d’Europe (ETA fabrique une partie de son armement
et bénéficie d’une infrastructure clandestine puissante) – a longtemps pu se
targuer d’user d’une violence essentiellement dirigée contre les forces de
police et de l’armée. Si le qualificatif de « terroriste » lui est
accolé par les autorités de Madrid, la réalité de la violence produite
témoignera, pendant longtemps, d’une opposition frontale avec l’État.
À San
Sebastian (Pays basque espagnol), des parents de victimes d’ETA rappellent le
souvenir de leurs morts. Ander Gillenea

Au milieu
des années 80, les choses changent et la lutte devient objectivement
terroriste, visant plus les civils que les forces armées. L’adoption par
Artapalo – le chef de l’ETA – de moyens de destruction massive comme les
voitures piégées ainsi que l’activisme des miliciens des GAL (Groupes
anti-terroristes de libération) qui poussent l’ETA à une clandestinité accrue,
favorisent cette dérive terroriste. Pour l’année 1987, 90 % des victimes
de l’ETA sont des civils, contre 15 % en 1980.

En
cherchant à protéger ses militants, victimes des GAL, par l’usage de moyens de
violence à distance (les coche bomba) et en perdant progressivement le
sanctuaire de repli français suite aux extraditions de Paris, l’ETA s’enferme
dans une clandestinité totale, favorable à des débordements de violence
(attentats massifs, assassinats d’élus locaux) qui sèment le doute au sein du
monde nationaliste.
L’emprise
nationaliste
Pourtant
le soutien populaire et politique demeure réel et explique l’impressionnante
durée de vie d’une organisation subissant une double répression de Paris et
Madrid. Le monde abertzale (nationaliste révolutionnaire) constitue une
véritable contre-société en Euskadi, disposant de sa façade partisane (Batasuna
et ses successeurs suite aux multiples dissolutions judiciaires), de ses
sources de presse (Egin), de sa coordination associative (le KAS), de son
syndicat (le LAB), de ses lieux de socialisation (les herrika Tabernas, les
bars nationalistes).
Manifestation
à Bilbao, le 21 avril 2018,
pour le transfert des prisonniers
basques dans
la région.
Ander Gillenea/AFP
Le MLNV
(Mouvement de libération nationale basque) structure toute une partie de la
société basque, érigeant ETA en mouvement de résistance héroïsé face à une
Espagne « néo-franquiste ». L’usage politique des mauvais traitements
subis par les jeunes abertzal dans les commissariats ou le rappel des GAL,
responsables d’une trentaine de morts dans les rangs nationalistes, permettent
de construire une véritable « communauté de la peur » qui s’affiche
sur les murs sous la forme de fresques ou pochoirs témoignant des exactions de
la garde civile.

La
pratique hebdomadaire, dans les années 90, de la Kale Borroka (la guérilla
des rues) par le mouvement de jeunesse abertzale contribue à mettre en scène la
« guerre » au sein d’un Pays basque « sous occupation étrangère ».
L’emprise nationaliste sur une part non négligeable de la population –
magnifiquement contée dans le récent roman
de Fernando Aramburu, Patria
– favorise l’incrustation sociale
d’ETA.
Au-delà
d’ETA, la question basque
Si la
société abertzale demeure forte, le soutien à la violence va néanmoins
s’amenuiser à partir du début des années 2000, conduisant l’organisation à
rendre les armes, puis à s’autodissoudre. Plusieurs éléments
l’expliquent :
_ la
coordination des polices française et espagnole qui portera des coups très
durs, dès 1992, contre la direction du mouvement ;
_ la fin
du conflit nord-irlandais, longtemps modèle de lutte, en 1998 ;
_ l’épuisement
militant (plus de 2 000 personnes incarcérées, des dizaines de
milliers d’interpellations et des centaines de réfugiés) face à un conflit sans
perspective ;
_ la
pénalisation des activités légales de soutien à l’activisme abertzal qui
asphyxie progressivement la lutte armée ;
_ la
vague djihadiste qui va durablement délégitimer les actes de violence politique
en Europe ;
_ et,
surtout, le doute qui saisit le collectif des prisonniers basques (297, dont 53
en France) confrontés à des peines dépassant parfois les 1 000 années
d’incarcération.
Si la
violence s’efface durablement au Pays basque, la « question basque »
demeure dans un État réfractaire aux identitarismes militants, comme l’a montré
la crise catalane. ETA a perdu la guerre. Certains de ses membres, chose
inimaginable il y a quelques années, sollicitent le pardon des familles
endeuillées. Le destin des centaines de prisonniers espérant une clémence après
des décennies d’incarcération demeure incertain. L’État espagnol aurait bien
tort de ne pas vouloir nouer le dialogue avec ses périphéries rebelles au
prétexte qu’il a gagné militairement.