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Tunisie : ces fantômes du passé qui planent sur la justice transitionnelle

Par Benoît
Delmas, Le Point Afrique, 19/04/2018

Contrairement
au Maroc ou à l’Afrique du Sud, la justice transitionnelle tunisienne n’a
jamais été soutenue par les autorités politiques élues fin 2014. Récit.
Sihem Ben
Sedrine, présidente de l’Instance Vérité et Dignité, se bat pour aller le plus
loin possible dans la démarche de justice transitionnelle. © FETHI BELAID / AFP
Une
course contre la montre s’est engagée entre l’IVD (Instance Vérité et Dignité)
– instance en charge de la justice transitionnelle – et le pouvoir
politique. L’image est singulière. Il est presque minuit dans les couloirs du
palais du Bardo, siège de l’ARP. Sofiene Toubal, président du bloc
parlementaire Nidaa Tounes (le parti du président de la République, du chef du
gouvernement et du président de l’ARP), fait le « v » de la victoire
avec ses doigts. Autour de lui, les députés Nidaa font de même et entonnent
l’hymne national.
Sujet de
cette liesse ? Un vote – sans signification légale, selon les juristes –
supposé mettre fin aux activités de la justice transitionnelle à travers l’IVD.
Preuve que le dossier est épidermique, certains députés en sont venus aux mains
lors de la première journée de séance plénière. Bousculade, coups de poing,
invectives : les partisans de la mise à mort de l’IVD, chargée par la loi
de recueillir et de traiter les dossiers de Tunisiens victimes de l’État
de 1955 à 2011, ont effectué un exercice de flibusterie parlementaire
rarement vu dans l’enceinte du Bardo. Sous l’œil des caméras de télévision.
Les
dossiers dérangeants de l’IVD
Quelque
64 000 dossiers (torture, corruption…) ont été déposés devant l’instance.
Près de 50 000 ont été traités. Ce qui n’a jamais été bien vu par le
pouvoir en place. En novembre 2016, lors de la première audition publique de
victimes (diffusée sur la télévision nationale en prime time), on pouvait
notamment voir notamment l’ambassadeur d’Allemagne dans le public. Mais ni la
présidence de la République, ni le chef du gouvernement, ni celui de l’ARP n’étaient
présents pour ce moment historique. Un seul ministre, celui
alors en charge des droits de l’homme, avait fait le déplacement. Les auditions
publiques suivantes furent également ignorées par les trois pouvoirs.
Les
témoignages, précis, glaçants, illustrèrent les nombreux crimes commis par l’État
depuis 1955. Torture, viols et corruption furent décrits par leurs victimes. Ce
que l’Afrique du Sud a su réussir, malgré un contexte encore plus complexe, la
Tunisie tente de le faire vaille que vaille. Il s’agit de réconcilier le
présent et de préparer l’avenir en mettant à nu les affres du passé. Certains
pays ayant réussi cette épreuve en ont fait une carte de visite internationale
et un objet de réparation, et non de vengeance.
Une
instance chargée d’affronter le passé
Cette
instance indépendante, à l’image de celles qui ont œuvré au Maroc, en Afrique
du Sud, dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, a pour mission de recenser les
crimes commis par l’État. Un ancien membre de la CVR (Commission Vérité &
Réconciliation), présent à Sidi Bou Saïd lors de l’audition publique
du 17 novembre 2016, expliquait que « l’IVD a une mission encore
plus complexe que celle que nous avons menée en Afrique du Sud, car elle
s’occupe également de la corruption ». Son homologue marocain racontait à
quel point les retransmissions télévisées des témoignages des victimes de
Hassan II avaient été « utiles » en provoquant des discussions.
« Le lendemain de la première audition télévisée, les gens ne parlaient
que de ça », s’est-il souvenu. Et de préciser que cette « parole
collective est un premier pas vers la réconciliation ». Et de préciser que
« la mission avait pu aboutir, car nous avions le soutien du roi ».

Haro sur Sihem Ben Sedrine
La présidente de l'IVD cadre la mission qui lui a été confiée, en tant que présidente, par la loi : « Tout ce que nous sommes en train de faire est régi par la loi. Que dit-elle ? Qu'il y a un impératif de révélation de la vérité, que cet impératif est une obligation de l'État envers la société. La révélation passe par la définition des responsabilités. L'objectif final ? Parvenir à démanteler le système despotique et de corruption. Nous poursuivons les crimes de système. Identifier quel est l'organe de l'État qui a commis des violations. Notre compétence : identifier toute personne qui a agi au nom de l'État ou sous couverture de l'État. » Journaliste, éditrice, militante des droits de l'homme, Sihem Ben Sedrine (SBS) a toujours été la cible du régime Ben Ali. Femme de caractère, clivante, elle a été la proie d'une violence verbale peu commune sur les réseaux sociaux ainsi que dans une partie des médias. Quant aux députés, ils n'ont pas été en reste. Les attaques ont ainsi fusé dans l'hémicycle. Un député a même accusé SBS d'avoir commercé avec Israël via l'IVD. Ce qui équivaut à édicter une fatwa laïque. D'autres, à intervalles réguliers, l'accusent d'être « islamiste ». Ce qui ne manque pas de piquant tant l'inverse pourrait être vrai.
Août 2017 : la charge de BCE contre les instances indépendantes
À l'orée de l'été, le président de la République a fait sa rentrée politique dans un long entretien accordé à un quotidien arabophone et à La Presse de Tunisie. Et il parle sans faux-semblants : « Nous vivons aujourd'hui en Tunisie dans un régime politique particulier où on se soucie de l'indépendance des institutions au point de bloquer le pays et de le paralyser. Dans ce régime, certaines instances indépendantes bénéficient de prérogatives exceptionnelles au point de faire fi de l'autorité de l'État et des institutions constitutionnelles, y compris le Parlement, le détenteur du pouvoir initial dans le système politique actuel. Toutes ces pratiques interviennent sous le slogan de l'indépendance. Ainsi, s'applique à nous le dicton populaire Al azri aqoua min sidou (le valet est plus fort que son maître). » Cette mise au point présidentielle a préfiguré ce qui allait se jouer au Parlement fin mars 2018. Ainsi que le vote, à la volée, de la loi de réconciliation administrative qui amnistie les fonctionnaires ayant obéi aux ordres sous la dictature. BCE a toujours été transparent sur le sujet. Amna Guellali, directrice d'Human Rights Watch en Tunisie, explique que « dès la campagne électorale de 2014, Béji Caïd Essebsi disait qu'il fallait aller de l'avant », ne pas se plonger dans un passé très sensible.
Mauvais barnum à l'ARP
Les deux jours de séances plénières consacrées à l'IVD ont suscité un débat virulent. Sur la légitimité de l'ARP à contrôler l'IVD, sur la violence des propos tenus par les députés, sur les tentatives de salir certains. Une députée de l'opposition s'est vu salir sur les réseaux sociaux, premier média du pays. Des tactiques qui « rappellent des méthodes très en vogue sous Ben Ali ». Les 67 députés présents – sur 217 – ne se sont pas affrontés sur le fond mais sur le cadre légal. Faisant sortir de ses gonds le placide Mohamed Ennaceur, 84 ans, président de l'ARP. Pour Wahid Ferchichi, professeur agrégé en droit public, « la décision de prorogation du mandat de l'IVD relève de sa seule compétence » ainsi que le décrit l'article 18 de la loi encadrant la justice transitionnelle.
« L'IVD a subi un véritable sabotage »
La société civile s'organise afin que l'IVD puisse achever sa mission. Amna Guellali constate que « l'IVD s'est heurtée à un mur impénétrable, à des obstacles qui se sont renforcés au fil du temps, à un véritable boycott de la part des autorités ». Mais elle note que « contre vents et marées, l'IVD accumule un certain nombre de données afin de dévoiler l'ampleur des crimes commis par la dictature ». « Aujourd'hui, il y a un flou par rapport à l'avenir de l'IVD suite au vote de l'ARP », ajoute-t-elle, « et une course contre la montre afin de déférer les dossiers les plus graves devant les chambres spécialisées avant la fin mai ». La situation de l'IVD va de pair « avec le blocage de la nomination des membres de la Cour constitutionnelle ainsi que l'actuelle volonté de changer le système électoral édicté après la révolution ». Pour Amna Guellali, « la Tunisie est une exception dans la région, elle a accepté de se confronter avec les fantômes du passé ». Mais « sans volonté politique », ce qui fait « qu'on a assisté à un désistement de la part des autorités ». Et de citer » le contentieux de l'État qui refuse de trancher les arbitrages qui lui sont présentés, des ministères qui refusent de communiquer les noms des personnes présentes lors des actes de tortures, les dossiers des martyrs de la révolution qui ne sont pas transmis par le tribunal militaire »… Et de conclure : « un véritable sabotage ».