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Le Martin Luther King qu’on ne voit pas à la télé

par Norman Solomon et
Jeff Cohen*, Shunpiking Magazine, 
Black History & African Heritage Supplement, février/mars 1999.



15 avril
1967: Martin Luther King à une manifestation contre la guerre au Vietnam à New
York. À gauche: le docteur Benjamin Spock. À droite: monseigneur Charles Rice.



C’est devenu un rituel
télévisuel : À chaque année vers la mi-janvier, aux alentours de
l’anniversaire de naissance de Martin Luther King, nous avons droit à des
reportages superficiels au sujet du « leader des droits civiques
assassiné ».



La chose remarquable à propos de
ce retour annuel sur la vie de King est que plusieurs années (ses dernières
années) échappent complètement à l’examen, comme si elles avaient été perdues
dans un trou de mémoire.



Ce sont toujours les mêmes
images : King combattant pour la déségrégation à Birmingham (1963) ;
récitant son discours sur le rêve de l’harmonie raciale au rassemblement de
Washington (1963) ; marchant pour le droit de vote à Selma, en Alabama
(1965) ; et finalement, abattu sur le balcon d’un motel à Memphis (1968).



Le spectateur avisé notera que la
chronologie saute de 1965 à 1968. Et pourtant King n’a pas pris d’années
sabbatiques vers la fin de ses jours. Non, il n’a cessé de prononcer des
discours et d’organiser avec autant de ferveur qu’avant.

La presque totalité de ces
discours ont été filmés ou enregistrés. Mais on ne les voit pas à la télévision
aujourd’hui.

Pourquoi ?
C’est parce que les médias
nationaux aux États-Unis n’ont jamais accepté ce pour quoi a combattu Martin
Luther King Jr durant les dernières années de sa vie.



Au début des années 1960, lorsque
King consacrait surtout son énergie à combattre la discrimination raciale
légalisée dans le Sud, la plupart des grands médias américains étaient ses
alliés. La télévision et la presse nationales montraient les images choquantes
de policiers utilisant des chiens, le fouet et les bâtons de décharge
électrique contre les noirs du Sud qui réclamaient le droit de vote et le droit
de manger à un comptoir public.



Mais après l’adoption des lois
sur les droits civiques en 1964 et 1965, King se mit à remettre en question les
priorités fondamentales de la nation. Il soutenait que les lois sur les droits
civiques ne valaient rien sans « les droits humains », qui
comprenaient les droits économiques. Pour les gens qui sont trop pauvres pour
manger dans un restaurant ou pour s’acheter une maison convenable, disait-il,
les lois contre la discrimination ne sont d’aucun recours.



Observant qu’une majorité
d’Américains vivant en-dessous du seuil de pauvreté étaient blancs, il en vint
à formuler une perspective de classe. Il dénonça les écarts énormes entre
riches et pauvres et préconisa « des changements radicaux dans la
structure de notre société » en faveur d’une redistribution de la richesse
et du pouvoir.

« La véritable compassion,
déclara-t-il, est davantage que jeter une pièce de monnaie à un mendiant ;
elle vient à voir que l’édifice qui produit des mendiants a besoin de
restructuration. »



En 1967 King était devenu
l’adversaire le plus en vue de la guerre du Vietnam et un farouche opposant à
la politique étrangère des États-Unis, qu’il qualifiait de militariste. Dans
son discours « Au-delà du Vietnam », prononcé à l’église Riverside de
New-York le 4 avril 1967, exactement un an avant d’être assassiné, King
qualifia les États-Unis de « plus grand pourvoyeur de violence dans le
monde aujourd’hui ».



Du Vietnam à l’Amérique latine en
passant par l’Afrique du Sud, disait King, les États-Unis étaient « du
mauvais côté d’une révolution mondiale ». Il remit en question
« notre alliance avec l’aristocratie foncière de l’Amérique latine »
et demanda pourquoi les États-Unis supprimaient les révolutions « des
sans- chemise et des pieds-nus » du Tiers Monde au lieu de les soutenir.

En politique étrangère, King
offrit également une critique économique, dénonçant « les capitalistes de
l’Occident qui investissent d’énormes quantités d’argent en Asie, en Afrique et
en Amérique du sud seulement pour en tirer le profit et sans égard pour le
mieux-être social de ces pays ».



Vous n’avez pas entendu le
discours « Au-delà du Vietnam » dans les rétrospectives télévisées,
mais les médias nationaux, eux, l’ont entendu fort et clair en 1967, et ils
l’ont rabroué fort et clair. La revue Time le
qualifia de « calomnie démagogique ressemblant à un script de Radio
Hanoï ». Le Washington
Post
 l’accueillit avec condescendance, écrivant que
« King a diminué son utilité pour sa cause, son pays et son peuple ».



Durant les derniers mois de sa
vie, King organisa le projet le plus militant qu’il n’eût entrepris jusqu’alors :
la Campagne des pauvres. Il parcourut le pays pour réunir « une armée
multiraciale de pauvres » qui se rendrait à Washington, prendrait part à
la désobéissance civile non violente devant le Capitole, s’il le fallait,
jusqu’à ce que le Congrès adopte une charte des droits des pauvres. Le Reader’s Digest cria à
l’« insurrection ».



La charte des droits économiques
de King prévoyait d’immenses programmes d’emplois du gouvernement pour rebâtir
les villes de l’Amérique. Il voyait un besoin criant de défier le Congrès qui
avait démontré « son hostilité envers les pauvres » en votant
« des fonds militaires avec empressement et générosité » mais
« des fonds pour les pauvres avec avarice ».

Comme cela nous semble familier
aujourd’hui, plus de trente ans après que les efforts de mobilisation de King
pour le compte des pauvres furent brutalement interrompus par la balle de
l’assassin.



En ce début de l’année 1999, dans
une nation pourvue de richesses immenses, la Maison Blanche et le Congrès
continuent d’accepter la perpétuation de la pauvreté. De même font la plupart
des médias. Peut-être ne faut-il pas se surprendre qu’ils fassent si peu de cas
des dernières années de la vie de Martin Luther King.



* Jeff Cohen et Norman Solomon
sont des chroniqueurs affiliés et auteurs de Aventures in Medialand : Behind the News, Beyond the
Pundits
 (Common Courage Press). Norman Solomon est également
co-auteur de Target
Iraq : What the News Media Didn’t Tell You
 et auteur
de The Habits of
Highly-Deceptive Media
.

(Traduit de
l’anglais par Le Marxiste-Léniniste)