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L’Afrique du Sud peut-elle basculer dans la violence ?

Claire
Meynial, Le Point Afrique, 26/04/2018

Inquiétude.
Ce n’est pas tant la question des terres que l’économie en berne qui peut
fragiliser le pays.
Des
femmes attendent devant un centre médical dans le centre de Soweto.
©
GULSHAN KHAN / AFP
Le soir
tombe sur le terrain en pente de Marianna Stais (voir article 1/3). Les
propriétaires de Monument Drive se sont réunis dans son studio de sport. On
s’assied sur des steps, des vélos électriques, des tapis empilés, des ballons
de Pilates. L’assemblée est composée de 26 Blancs, en baskets et
polaire de marque, lunettes de soleil sur le front. Il y a un couple indien,
Vassie et sa femme, et un Noir, le seul debout, adossé contre la barre
parallèle, au fond. On échange des anecdotes sur la journée, on partage son
angoisse. D’après Remo, « ils étaient 200 ou 300 vers 8 heures
samedi, c’est peut-être monté à 1 000 dans l’après-midi. Ils
sont venus à pied, en taxi, dans des camions… Mais aussi en Porsche Cayenne, en
Mercedes et BMW ». 
Il jure que ceux-là marquaient plusieurs lots, qu’ils
vont les louer ou les vendre aux autres. Après une prière en afrikaans viennent
les conseils. « En cas d’invasion, ne sortez pas avec vos gros fusils et
vos gros chiens, ça ne ferait qu’aggraver les choses, avertit Tarien Cooks,
coordinatrice d’Afriforum, un lobby agricole afrikaner, pour le nord du
Gauteng. Appelez votre entreprise de sécurité. Protégez-vous, organisez des
patrouilles, regardez ce qui se passe dans le coin. Vous avez un plan en cas
d’urgence ? D’incendie ? » Murmure négatif.
« Établissez un plan. 
Parlez à vos employés, demandez-leur de vous
raconter ce qui se passe. Vérifiez qui entre sur votre terre. Si la clôture est
sectionnée, prenez des photos. Soyez proactifs et non réactifs. Il vous faudra
des preuves pour le tribunal. Vous avez un panic button  ? »
Cette alarme, souvent attachée au porte-clefs, que beaucoup de Sud-Africains,
même en ville, portent toujours sur eux, alerte la police ou une compagnie de
sécurité sur simple pression en cas d’agression. « Vérifiez qu’elle
fonctionne. Nous proposons un système, pour 50 rands (3,40 euros) par
mois, qui vous permet aussi de signaler toute personne suspecte ou tout
véhicule suspect. »
Propriété
privée, défense d’entrer
Charles
Carlson, d’Afribusiness, lobby qui, selon son site internet, « protège les
droits de propriété et l’économie de marché, protège la Constitution » et
« promeut les intérêts des affaires afrikaans », prend le
relais : « S’ils viennent mesurer votre terre, allez voir la police
et vérifiez que vous avez votre titre de propriété. Et, s’il y a une consultation
sur la modification de la Constitution, participez ! Ça ne va pas affecter
seulement les Blancs, mais toute personne qui a de la terre. C’est ouvrir la
boîte de Pandore. » Une blonde lève la main : « On peut enlever
les rubans ? » « Laissez la police le faire, répond Carlson. Ne
prenez pas de risque, votre sécurité est la plus importante. Et, si elle
ne vient pas, demandez un affidavit pour le tribunal. » 
Il pense que
mieux vaut prévenir que guérir : « Posez une clôture électrique, mais
respectez les réglementations, sinon ça vous retombera dessus. Mettez des
panneaux très clairs disant que c’est une propriété privée, avec Défense
d’entrer. Prenez-les en photos et en vidéo. » Un deuxième Noir est
arrivé : Jackson Ssemanbo est kényan, il s’est étalé sur un tapis au
premier rang, jambes écartées, appuyé en arrière sur ses bras. Il est le
directeur de l’école, où les 360 enfants viennent, pour la plupart,
du township d’Olivienhoutbosch. « Les parents sont choqués, assure-t-il.
Ne laissez pas passer ça, ou il y aura un effet boule de neige. Mais c’est trop
grand, vos terres vides ! Il faut mettre des panneaux Propriété privée ou
en faire quelque chose, c’est trop tentant. »
Expropriation
nécessaire
Car il
reste une réalité que ces propriétaires ne peuvent ignorer : ces
« voleurs de terres », comme l’assemblée les nomme, « sont des
citoyens qui ont aussi des droits », rappelle Ruth Hall. « Ils n’ont
nulle part où aller, argument suffisant pour que l’expropriation soit appliquée,
mais avec compensation. Lorsque l’ANC a négocié la Constitution avec le
National Party en 1995, à la fin de l’apartheid, il y avait une clause pour
protéger les droits de propriété, mais pas à tout prix. La restitution et la
redistribution sont d’intérêt public, et oui, ça peut impliquer que des Blancs
et l’État et des entreprises soient expropriés. 
C’est un outil que le
gouvernement doit pouvoir utiliser pour avoir accès à de la terre bien
située. » Ce qui est le cas de la zone de Monument Drive, proche de
Centurion et de Pretoria, qui pourrait désengorger le township. « Si elle
n’est pas utilisée, poursuit Ruth Hall, si elle peut donner accès aux services
publics, si on peut y vivre, il n’y a pas de raison que le gouvernement
indemnise le propriétaire au prix du marché. L’expropriation est nécessaire
pour s’assurer que ceux qui ont déjà de la terre ne soient pas les seuls à la
garder. L’État a le devoir de procurer les services de base à ses
citoyens. »
Attaques
« Est-ce
que je devrais m’inquiéter ? Ma fille a reçu des coups de fil en pleine
nuit, un homme qui lui a dit : On sait où tu habites, on va venir prendre
ta terre », poursuit une des propriétaires. Il faudrait le signaler à la
police, lui répond-on. Car, selon Afriforum, les agressions de fermiers blancs
se multiplient. « En 2017, il y a eu 400 attaques,
dont 90 meurtres. Fin mars 2018, on est déjà
à 94 et 13 meurtres, décompte Ian Cameron. 
En général, il y
a une recrudescence à Pâques. Les fermiers sont exposés parce qu’isolés. On leur
verse de l’eau bouillante, il y a des viols, ça peut durer dix heures… Pourquoi
tant de cruauté ? Parfois, ils ne prennent rien ou juste un
téléphone… » Début avril, Canberra a provoqué un clash diplomatique en
proposant aux agriculteurs sud-africains blancs « persécutés » des
visas humanitaires australiens. « Beaucoup de Blancs ont peur, ils disent
qu’on devrait faire nos bagages et partir. Ma fille ferme sa porte à clé la
nuit maintenant… Mais où irais-je ? J’ai grandi ici ! » appuie
Marianna Stais. Quelque 500 000 Sud-Africains blancs ont en effet
émigré ces trente dernières années. Cela ne doit pas faire oublier les faits
divers sordides qui secouent régulièrement le pays et où les Noirs sont les
victimes. 
Un procès passionne actuellement le pays. Dans le Nord-Est, en 2016,
deux Blancs ont tenté d’enfermer un Noir dans un cercueil et ont menacé de le
brûler pour lui faire peur parce qu’ils l’avaient, ont-ils expliqué au procès,
surpris en train de voler des câbles de cuivre. Le 20 avril de la
même année, à Coligny, dans le Nord-Ouest, deux Blancs ont, selon leurs dires,
vu un Noir dérobant des tournesols dans leur champ. Ils l’emmenaient au
commissariat quand il se serait brisé la nuque en tombant de leur voiture. Mais
un témoin dit les avoir vus le pousser. L’annonce de leur libération sous caution
a provoqué des émeutes. Début 2016, deux commis de ferme noirs avaient
aussi été battus à mort par des fermiers blancs à Parys, dans le centre.
« Tout cela est vrai, mais c’est plus compliqué que ça. Parfois, le
propriétaire attaqué est noir… Oubliez tous les clichés, assène Frans Cronje.
Nous ne sommes ni la nation arc-en-ciel ni le pays de la guerre des races, et
nous ne le serons jamais. Nous serons toujours une sorte d’entre-deux
inconfortable. »
Instabilité
sociale
Pour le
chercheur, la comparaison avec le Zimbabwe est impropre puisque son économie
reposait entièrement sur le tabac et l’agriculture, contrairement à celle de
l’Afrique du Sud. La tradition de violences dans les zones rurales, comme les
massacres du Gukurahundi, dans le Matabeleland des années 1980, menés
contre les adversaires de Mugabe, était aussi profondément ancrée. « Je ne
pense donc pas qu’on assiste à des invasions de terres violentes comme là-bas.
En revanche, si vous me demandez s’il est possible que nous plongions dans une
décennie de forte instabilité sociale, politique et économique, je vous
répondrai oui. Si le ratio dette/PIB continue à croître, si le déficit
budgétaire se creuse tant que l’Etat ne peut plus payer les fonctionnaires,
alors oui, mais ça n’aura rien à voir avec la question des terres. L’Afrique du
Sud a toujours été un peu raciste, pas tellement plus ces derniers temps. 
Ce
qui a changé, c’est l’économie à cause de la corruption et des politiques
contre-productives de Zuma. » Beaucoup d’experts s’accordent à dire que,
si l’économie se redressait, la question des terres passerait au second plan,
où elle se situe déjà parmi les préoccupations des sondés. « Ce n’est que
l’expression d’une colère populaire, de la rage de ne pas exister
économiquement depuis plus de vingt ans. Si Ramaphosa relance l’économie, qu’il
absorbe les jeunes dans le marché, tout cela retombera. Mais je ne sais pas
s’il peut réussir », soupire Ray Hartley, son biographe. Un début d’effet
Ramaphosa se fait sentir, avec l’appréciation du rand face au dollar de près de
10 % depuis décembre 2017. Le taux d’inflation a aussi baissé. C’est trop
peu alors que le taux de chômage atteint 27 %. Si l’on se penche plus
attentivement sur les chiffres, ils sont encore plus inquiétants : le taux
de chômage atteint 40 % si l’on inclut ceux qui ont cessé de chercher un
emploi et ne sont pas enregistrés. Il touche 54,2 %
des 15 à 24 ans. 
Il concerne 31,4 % des Noirs,
22,9 % des métis et 6,6 % des Blancs. « Les sondages prouvent
que le tissu social est solide, que 70 à 80 % des gens se
respectent et veulent construire ensemble un pays prospère. Mais cela
laisse 20 à 30 % de mécontents, et une minorité violente peut
facilement prendre l’ascendant sur une majorité silencieuse », redoute
Frans Cronje. Ce vendredi, Ramaphosa a précipitamment quitté un sommet du
Commonwealth à Londres. Deux habitants sont morts à Makiheng, dans le
Nord-Ouest, après qu’on leur a refusé des soins dans une clinique en grève.
Lors des manifestations contre la corruption et le manque de services publics,
des magasins ont été pillés, des véhicules incendiés et 23 personnes
arrêtées. Le baptême du feu de Ramaphosa.