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Définir la «radicalité» pour mieux la combattre

Nicolas
Lebourg, The Conversation, 15 avril 2018

La notion
de « radicalité politique » est plurielle et sujette à multiples
interprétations.
Qu’est ce
que la «radicalité»? D’où vient le terme et comment le comprendre?
Petteri
Sulonen/Flickr

Dans le
débat public, on applique en général le qualificatif de radical à des
mouvements ou des idées pour en souligner la distance à la norme admise, dans
l’intention éventuelle de les rejeter à la périphérie du système politique.

C’est
ainsi que nous voyons apparaître les termes radicalisation, radical, radicalisme,
ultra, extrême parfois utilisés de façon indifférenciée dans les médias ou chez
les hommes politiques.
Or, les
règles juridiques régissant les organisations partisanes peuvent servir de
point d’appui pour dresser une définition opératoire et objectivée de la notion
de radicalité politique. Nous proposons ainsi, pour mieux comprendre ce dont on
parle quand on utilise cette expression, de nous appuyer sur le droit français
envisagé comme fil conducteur, étant entendu que celui-ci peut-être extrapolé à
d’autres contextes politico-juridiques et donc d’autres aires culturelles – en
conservant à l’esprit que le sens même des mots extrémismes et radicalités sont
très variable selon les contextes.
Cadre
français
Dans le
droit français, les partis politiques sont des associations sans but lucratif
relevant de la loi du
premier juillet 1901
, et dont le rôle constitutionnel est reconnu
sous la Ve République par l’article
quatre
de la Constitution.
Plusieurs
limites sont ainsi posées à l’existence même d’un parti. La loi de
1901 prévoit en effet que les associations ne peuvent avoir « pour
but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme
républicaine du Gouvernement ». Le pouvoir judiciaire est habilité à
dissoudre une association ne respectant pas ces critères. La Constitution précise
que
« les
partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se
forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les
principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».
 

Le
groupuscule Forsane Alizza devant la cour de justice, à Nantes en 2011. Il a
été dissous le 1
mars 2012. Frank Perry/AFP

Pour
autant, les partis sont, comme les associations de droit et de fait sans
activité électorale, toujours soumis à la loi du 10 janvier 1936 (aujourd’hui à
l’article L.212-1 du Code de sécurité intérieure
).

Le texte
législatif du 10 janvier 1936 spécifiait que :
« Seront
dissous, par décret rendu par le Président de la République en conseil des
ministres, toutes les associations ou groupements de fait : (1) Qui
provoqueraient à des manifestations armées dans la rue ; (2) Ou qui, en
dehors des sociétés de préparation au service militaire agréées par le
Gouvernement, des sociétés d’éducation physique et de sport, présenteraient,
par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de
combat ou de milices privées ; (3) Ou qui auraient pour but de porter
atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la
forme républicaine du Gouvernement. »
Connue pour avoir
été prise à l’encontre
des ligues d’extrême droite, cette loi ne
visait donc pas la régulation du jeu électoral mais de l’ensemble du champ
politique militant.

L’ordonnance
du 30 décembre 1944 porta modification de la loi du 10 janvier
1936 en permettant de frapper les groupes faisant entrave au processus de
rétablissement de la démocratie après guerre, puis la loi complémentaire du
5 janvier 1951 alla plus loin en ajoutant parmi les groupements
susceptibles d’être visés ceux
« qui
auraient pour but, soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de
condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette
collaboration ».
  

Des lois
créées au sortir de la Seconde Guerre mondiale
Ces lois
s’inscrivaient dans un contexte démocratique traumatisé et fragilisé par la
Seconde Guerre mondiale. Le développement d’institutions internationales visant
à protéger et maintenir la paix a renforcé ce type de mesures.
Ainsi, la
loi du
premier juillet 1972
, dite « loi Pleven », prolongeant la
Convention internationale des Nations unies de 1965, a introduit dans le champ
d’application de la loi du 10 janvier 1936 les associations qui
« provoqueraient
à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un
groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur
non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée,
soit propageraient des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette
discrimination, cette haine ou cette violence ».

La loi du
10 janvier 1936 devait enfin connaître une série d’ajustements à
compter de la fin des années 1980. En particulier, la loi du
9 septembre 1986
, consécutive d’une série d’attentats frappant le pays,
y a ajouté les groupements qui « se livrent, sur le territoire français ou
à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de
terrorisme en France ou à l’étranger ».

Les
dispositions de la loi du 10 janvier 1936 ont enfin été versées en
2012 dans le Code de sécurité intérieure (L. 212-1). Dans le cadre de
l’état d’urgence, ce dispositif s’est vu ajouter par la loi du
21 novembre 2015
la possibilité de dissoudre :
« par
décret en conseil des ministres les associations ou groupements de fait qui
participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public
ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent ».
 

Dès le
printemps 2016, la disposition
était appliquée
à l’association qui gérait la mosquée
« radicale » de Lagny-sur-Marne (Seine-et-Marne).
À partir
de l’état du droit, il est donc possible d’identifier plusieurs caractéristiques
de la « radicalité politique » : l’atteinte à la forme
républicaine de gouvernement, l’atteinte à l’intégrité du territoire,
l’existence de liens avec la Collaboration ou avec toute entreprise de
réhabilitation de celle-ci, l’incitation à la haine, à la discrimination ou à
la violence.
La
radicalité idéologique s’accompagne très régulièrement de l’usage de la
violence militante, selon des formes elles aussi listées par la loi :
manifestations armées, pratiques paramilitaires, terrorisme, atteinte grave à
l’ordre public.
Annonce
de la dissolution d’un groupuscule néonazi Elsass Korps, INA.
La
« forme républicaine de gouvernement », selon la formule du droit
français, doit dès lors être entendue comme la forme démocratique représentative
et pluraliste des institutions.
 
Ce que
nous dit le cadre outre-Rhin
Ces
éléments fournissent ainsi quelques bases pour concevoir ce qu’est la
radicalité et éventuellement l’étendre à l’échelle internationale.
Le droit
allemand offre ici d’autres perspectives – en notant que le concept
d’extrémisme renvoie en Allemagne
à la volonté d’attaquer le système
démocratique représentatif.
Dans ce
contexte, la « radicalité » correspond aux critiques du libéralisme
inscrites au sein de l’espace de la démocratie.
Les
partis politiques allemands sont intégrés dans la Loi fondamentale,
Constitution allemande depuis le 8 mai 1949 (article 21) et la
jurisprudence du Tribunal
fédéral de Karlsruhe
, cour constitutionnelle allemande, qui veille
au respect des droits fondamentaux. Le Tribunal a été amené à préciser le rôle
des partis politiques en Allemagne, aussi bien concernant leur
constitutionnalité que leur mode de financement.
Membres
des « Black Bloc », mouvement radical ayant souvent recours à
l’action violente lors de manifestations. Jake
Mohan/Wikipedia
, CC BY-SA
D’un
point de vue juridique, les partis politiques allemands sont des associations
de catégorie particulière dont le but est de « protéger l’ordre
fondamental libéral et démocratique ».

Au-delà
de cet article, les partis sont soumis à la loi du
24 juillet 1967
. La loi de 1967 répond aux préoccupations
du Tribunal et veille au respect par les partis de l’article 21, notamment de
l’alinéa 2 : « Les partis qui, d’après leurs buts ou d’après
l’attitude de leurs adhérents, cherchent à porter atteinte à l’ordre
fondamental libre et démocratique, à le renverser ou à compromettre l’existence
de la République fédérale d’Allemagne sont anticonstitutionnels. Le Tribunal
constitutionnel fédéral statue sur la question de
l’anticonstitutionnalité. » Il revient au Tribunal de préciser au gré de
sa jurisprudence ce qu’il faut entendre par « ordre fondamental libre et démocratique ».
En 2017, il a ainsi rejeté la
demande de dissolution
du Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD)
au motif que sa capacité d’action ne lui permettait pas de faire chanceler
l’ordre constitutionnel.
Le droit
à l’expression démocratique
Ces
débats ont également lieu au niveau des instances européennes ;
Ainsi, la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH),
essentiellement formulée sur la base de l’article 11 de
la Convention européenne des droits de l’Homme
, a également fourni
un cadre à l’articulation entre expression pluraliste et maintien des valeurs
et institutions démocratiques.
Le
principe général est le droit à l’expression démocratique, c’est-à-dire que si
les groupements politiques doivent pouvoir proposer des modifications
constitutionnelles, ces revendications ne peuvent être portées par la violence
et ne peuvent viser les principes démocratiques fondament
Des
militants vegan cherchent protestent contre un convoi emmenant des cochons à
l’abattoir, 2016. Vladimir
Morozov/akxmedia/Flickr
, CC BY-SA

Cette
définition est notablement
différente
de celle de la législation française, puisque, par
exemple, la dissolution de mouvements souhaitant attenter à l’intégrité
actuelle d’un territoire est considérée par la Cour comme une violation de
l’article 11, à moins que la revendication ne soit exprimée par les voies de la
violence.

Ces
éléments juridiques visent les mouvements constitués – l’article 11 étant
prévu pour la question de la liberté des associations, la CEDH ayant décidé
d’intégrer les organisations politiques en ce cadre.
La CEDH
reconnaît d’ailleurs aux États le droit de lutter contre les manifestations
violentes ou appelant à la haine à l’instigation d’« organisations de la
société civile » ne relevant pas de la catégorie des partis.
Le film Fight
Club (David Fincher, 1999) illustre particulièrement bien la radicalité
comme
finalité politique. Wallalphacoders.com

L’avènement
de la pensée rigide
En effet,
la notion de radicalité ne saurait être limitée à des groupements politiques à
vocation légale, car la « radicalité » a à voir avec les processus de
« radicalisation ».
On
définira donc la radicalisation comme l’adoption progressive et évolutive d’une
pensée rigide, vérité absolue et non négociable, dont la logique structure la
vision du monde des acteurs, qui usent pour la faire entendre de répertoires
d’action violents, le plus souvent au sein de structures clandestines,
formalisées ou virtuelles, qui les isolent des référents sociaux ordinaires et
leur renvoient une projection grandiose d’eux-mêmes.
Trois
éléments fondent ainsi l’approche de la radicalisation : sa dimension
évolutive, l’adoption d’une pensée sectaire, l’usage potentiel de la violence
armée.
Les
radicaux visent donc, en général, au changement des institutions libérales et
des valeurs humanistes égalitaires sur lesquelles elles sont bâties, voire à un
réarrangement social plus ou moins large pour en éliminer un
« ennemi », bâti idéologiquement et symboliquement comme une figure
majeure d’un monde souvent imaginé comme manichéen.