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Conflits dans le Sahara : des dynamiques locales occultées par le mirage du djihad global

Marc-Antoine
Pérouse de Montclos, The Conversation, 18
avril 2018

Depuis
2013, la France a engagé une véritable guerre contre le terrorisme en Afrique,
en l’occurrence dans une partie de la bande sahélo-saharienne qui va du Tchad
jusqu’à la Mauritanie. La menace est présentée comme globale face à des groupes
djihadistes affiliés ou en lien avec les deux principales franchises mondiales,
à savoir Al-Qaïda et l’État islamique (Daech).
Soldats
français à Gao (Nord-Mali) en avril 2013. VOA/Wikimedia

Malgré
l’ensablement du conflit, le principe d’un engagement militaire n’est donc pas
contesté et fait l’objet d’un relatif consensus au sein de l’opinion publique
et de la classe politique en France. Le contraste est saisissant. Lors de la
première crise du Golfe en 1991, des Français étaient descendus dans la rue
pour manifester contre l’intervention militaire des États-Unis au Koweït.
L’Élysée avait ensuite pris officiellement position contre Washington au moment
de l’invasion de l’Irak en 2003.

Au Mali,
en revanche, le déploiement de l’armée française n’a guère suscité de
protestations en 2013. Le silence fut assourdissant. Autant les journalistes
américains s’étaient empressés de questionner les raisons de l’intervention
militaire en Irak, où il n’existait pas d’armes de destruction massive, autant
la presse française n’a guère poussé bien loin ses investigations au nord de
Bamako. Sans risquer d’être contredit, le président François Hollande pouvait,
par exemple, prétendre que la France était intervenue au Mali pour mettre un
terme à de prétendus massacres de femmes et d’enfants
que les
djihadistes n’avaient en réalité jamais commis.
Le plus
gros déploiement de troupes françaises
Il y
avait pourtant lieu de s’interroger sur les mobiles du plus gros déploiement de
troupes françaises en opération extérieure depuis la guerre d’Algérie. En 2012,
les groupes djihadistes alliés à des rebelles touarègues s’étaient emparés des
villes du nord du Mali, notamment Tombouctou et Gao. Ils avaient aussi pris en
otages quelques Occidentaux, un phénomène qui n’a rien de particulièrement
exceptionnel si l’on en juge par le développement général de l’industrie du
kidnapping dans les pays non musulmans d’Amérique latine ou d’Afrique
subsaharienne.
Sur le
plan stratégique et global, en revanche, les insurgés n’avaient jamais mené
d’attentats terroristes en France. En quoi menaçaient-ils donc directement
l’intérêt national ? Début 2013, la réponse de l’Élysée a été que les
djihadistes de Tombouctou et Gao étaient en train de descendre vers le Sud. Ils
risquaient en conséquence de prendre Bamako pour transformer l’ensemble du Mali
en Afghanistan sahélien et y installer une base arrière du terrorisme
international.
Une pareille
hypothèse semblait cependant peu probable
, entre autres parce que la
minorité touarègue avait peu de chances de contrôler des espaces urbains
densément peuplés et foncièrement hostiles aux populations du Nord saharien.
L’empressement des autorités françaises à parier sur une éventuelle victoire
des insurgés tranchait, d’ailleurs, avec les
précédentes analyses du Quai d’Orsay
, qui avaient sous-estimé la
capacité des rebelles à s’emparer du pouvoir dans les capitales du Rwanda en
1994 ou du Zaïre en 1996.
Propagande
islamiste et djihadisme
Indéniablement,
les conflits du « Sahelistan », comme certains aiment désormais
qualifier la région, ont été dramatisés
en insistant sur leur dimension globale et sur le rôle de la propagande
islamiste dans la production d’une menace djihadiste transnationale.
La grande
mosquée de Djenne (dans le centre du Mali). Ruud
Zwart/Flickr
, CC BY-SA

Ce
travers est très ancien. En dépit (ou plutôt à cause) de son engagement en
faveur de la laïcité, la classe politique française s’était ainsi inquiétée
historiquement des possibilités de complots menés par des
« congrégations » religieuses, des jésuites ou des ligueurs royalistes.
Dans un tel contexte, les agents coloniaux avaient vite assimilé à des sociétés
secrètes les confréries soufies qui sont à présent décrites comme un allié de
l’Occident et un rempart efficace contre l’idéologie djihadiste. En Algérie,
par exemple, on a commencé à parler de « péril confrérique » dès
1845.

Dans un
premier temps, c’est surtout la Senoussiyya
qui a retenu l’attention des autorités coloniales. Considérée comme une
organisation politique et occulte, celle-ci a tour à tour été suspectée d’avoir
conclu des alliances avec les Allemands en 1872, les Turcs contre les Russes en
1876, les Italiens contre les Français en Tunisie en 1881, les mutins d’Ahmed
Urabi Pacha en Égypte en 1882 et les combattants du Mahdi soudanais contre les
Britanniques en 1884.
Sans
craindre l’exagération, certains devaient même affirmer que la Senoussiyya
comptait jusqu’à trois millions de fidèles, de Ségou au Mali jusqu’à la Corne
de l’Afrique en Somalie, quitte à lui imputer systématiquement (et à tort) les
assassinats d’explorateurs occidentaux. À l’instar des Mourides au Sénégal, les
Senoussi ont ainsi été investis par le colonisateur et les colonisés d’une fonction de
résistance
qui dépassait très largement leurs programmes et leurs
discours.
Dramatisation
du potentiel subversif et global de l’islam
Cette
dramatisation excessive du potentiel subversif et global de l’islam reposait,
en l’occurrence, sur une forte tendance à l’extrapolation qui se nourrissait
d’assimilations hâtives et de rapprochements arbitraires entre différents
groupes musulmans. Elle n’est pas sans rappeler les spéculations
hasardeuses d’aujourd’hui
à propos des connexions internationales de
Boko Haram depuis les marais du lac Tchad ou des insurgés peuls depuis le delta
intérieur du Niger.
La
description du Sahel à travers l’image d’un « arc de crise » en proie
à un « croissant de la terreur » est révélatrice à cet égard car elle
laisse entendre que tous les conflits de la zone seraient interdépendants,
voire semblables. Elle exprime bien l’effroi que suscite depuis fort longtemps
l’immensité du désert du Sahara.
Sur un
marché de Bamako. James
Holme/Flickr
, CC BY-SA

Du temps
de la Guerre froide, les autorités françaises avaient ainsi amplifié la
portée réelle des menaces extérieures
en provenance du monde
communiste ou de la Libye du colonel Mouammar Kadhafi. À présent, elles
s’inquiètent de la prétendue « radicalisation » d’un islam importé
des pays du Golfe, notamment d’Arabie saoudite.

Leur
approche surdétermine le rôle du fanatisme religieux. Mais elle ne correspond
pas aux réalités locales. Les études disponibles montrent en effet que
l’embrigadement des djihadistes doit très peu à des efforts d’endoctrinement
religieux. Les jeunes des régions du Macina, de Sikasso et du Nord au Mali, par
exemple, ont surtout participé aux combats pour protéger
leur famille, leur communauté ou leurs activités économiques, licites ou non
.
Des
motifs religieux largement minoritaires
Des
entretiens menés récemment auprès de 168 détenus de Boko Haram au Niger
ont également révélé que la majorité d’entre eux avaient rejoint le groupe soit
parce qu’ils avaient été enlevés par les insurgés, soit pour fuir la répression
de l’armée, soit encore pour protester contre les injustices du gouvernement.
Seulement un sur cinq (22 %, essentiellement parmi les combattants, plutôt
que parmi les « complices ») citait des arguments religieux pour
expliquer son engagement dans la lutte.
De même
au Nigeria, des sondages
ont montré qu’entre 0 % et 25 % des enfants embrigadés dans le groupe
disaient avoir été motivés par des raisons religieuses ; la plupart avaient
plutôt rejoint les insurgés pour suivre un ami, gagner de l’argent et s’élever
dans la hiérarchie sociale.
Tout ceci
a aussi été confirmé par une étude plus
large des Nations unies
auprès de 573 combattants issus, pour
l’essentiel, des chebab dans la Corne de l’Afrique, de Boko Haram au Nigeria
et, dans une moindre mesure, d’AQMI au Mali.
Les
résultats de ces enquêtes auraient assurément mérité d’être discutés en France
avant d’envisager purement et simplement d’y interdire le salafisme. En effet,
ils mettent en évidence l’importance des dynamiques locales dans l’émergence de
rébellions exprimées au nom du coran. Le sentiment d’injustice, les inégalités
sociales, les exactions des forces de l’ordre, la déliquescence des services
publics de base et la profonde corruption des appareils d’État ont tous
contribué à alimenter les révoltes djihadistes en Afrique subsaharienne…
Le
problème est qu’un pareil constat est difficile à entendre lorsqu’il s’agit de
régimes alliés à la France. Pour mobiliser l’opinion publique et justifier une
intervention militaire, il est évidemment plus facile d’agiter l’épouvantail
d’un djihad global et importé du monde arabe.