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Amérique latine : beaucoup de lois, et bien peu d’État de droit

Gaspard
Estrada, The Conversation, 5 avril 2018

À la
suite de l’irruption du scandale
Odebrecht
au Brésil, il y a quatre ans, la lutte contre la
corruption a pris une place centrale dans le débat public latino-américain.
Depuis lors, de nombreux dirigeants politiques et économiques ont été
poursuivis et, il y a quelques jours, le président du Pérou, Pedro Pablo
Kuczynski
, a même dû démissionner de son poste.
Manifestation
anti-Lula, le 3 avril 2018, à Sao Paulo. Miguel Schincariol/AFP
Au
Brésil, la Cour suprême vient de refuser l’attribution d’un Habeas Corpus à
l’ancien Président Lula, accusé de corruption, qui lui aurait permis de rester
en liberté d’ici la fin le jugement des recours déposés par ses avocats auprès
du Tribunal suprême de Justice (TSJ) et ainsi de faire campagne pour la
prochaine élection présidentielle.
Dans le
contexte de l’affaiblissement des pouvoirs exécutif et législatif, qui font
face à une vraie crise de crédibilité aujourd’hui, le pouvoir judiciaire occupe
désormais une position centrale, devenant un véritable facteur de puissance
dans certains pays.
Des juges
en croisade morale et politique
Au
Brésil, où ces poursuites ont débuté, certains membres de la justice locale,
par exemple Deltan
Dallagnol ou Sergio Moro
, sont devenus de véritables acteurs
politiques, dont le pouvoir et l’influence dépassent largement leur rôle en
tant que magistrats et juges de première instance.
Cependant,
en transformant cette action judiciaire en une croisade morale et politique, y compris en
utilisant des ressources illégales
. Par leur action, ils ont
contribué à entamer le consensus qui aurait pu exister autour de cet
agenda : selon un sondage récent, 51 % des
Brésiliens désapprouvent désormais l’action de Sergio Moro
. Pour
beaucoup, les juges sont devenus… juges et partie.
« Aux
amis, la justice et la grâce ; aux ennemis, la loi »
En
Amérique latine, l’usage politique de la justice et la judiciarisation de la
politique ne sont pas une nouveauté, contribuant à ancrer l’idée d’une forme de
partialité. Dès le XIXe siècle résonnait cette sentence : « Aux
amis, la justice et la grâce ; aux ennemis, la loi »
)
Cette phrase, attribuée au Président mexicain Benito Juárez,
continue d’être d’actualité.
Au
Mexique, le bureau du procureur général – vacant depuis des mois – s’est montré
réfractaire à l’idée d’enquêter sur les politiciens proches du gouvernement
impliqués dans des malversations liées à l’affaire Odebrecht, et révélées
par le ministère de la Justice des États-Unis
. Cette institution
semble davantage intéressée à mobiliser l’opinion publique sur les crimes
présumés de l’un des candidats de l’opposition, Ricardo Anaya, en divulguant
des vidéos sans preuve mais à effet médiatique et politique garanti.
Si,
aujourd’hui, Ricardo Anaya est la cible de cet activisme judiciaire, l’un de
ses principaux conseillers, Santiago Creel, a paradoxalement été l’artisan de
poursuites judiciaires lancées, il y a treize ans, contre l’ancien maire de
Mexico, Andres Manuel Lopez Obrador, afin de l’empêcher d’être candidat à la
présidence.
Au Pérou,
la révélation des vidéos qui ont précipité la chute de Pedro Pablo Kuczynski ne
fut pas le résultat d’une enquête judiciaire indépendante, mais le fruit d’un
conflit politique entre les enfants de l’ancien dictateur Alberto Fujimori, qui
tentent de contrôler le Congrès, et par cette voie, de contrôler le pays, face
à un exécutif fragile et inopérant.
Le cas de
l’Équateur est similaire : l’enquête pour corruption contre l’ancien
vice-président Jorge Glas s’est subitement accélérée au fur et à mesure que la
rupture politique entre le président Lenin Moreno et son prédécesseur, Rafael
Correa, s’approfondissait.
Lula face
à la persécution judiciaire
Le Brésil
est sans doute le meilleur exemple de ce « détournement
de finalité »
, pour paraphraser Gilmar Mendes, un des
magistrats les plus controversés de la Cour suprême de ce pays. Pour une grande
partie de l’opinion publique, Dilma Rousseff a été destituée pour corruption.
Dans les faits, elle a été accusée d’avoir effectué une manœuvre comptable
permettant une réduction temporaire des déficits publics, procédure qui a été
utilisée par d’autres présidents sans conséquences légales.
Bien que
le magistrat lui-même ait conclu que Dilma Rousseff n’avait pas
commis de crime
, on ne peut pas en dire autant de son remplaçant,
Michel Temer. Ce dernier a réussi à esquiver deux demandes de destitution en
achetant le soutien politique des parlementaires, sous les yeux de l’opinion
publique. Celle-ci a pu entendre
Temer demander à un puissant entrepreneur
que son ancien allié au
Congrès, Eduardo Cunha, continue à recevoir un pot de vin en échange de son
silence.
En
attendant les réformes…
Cela fut
également été le cas de l’ancien candidat à la présidentielle Aécio Neves, l’un
des instigateurs de la destitution de la présidente au nom de « l’éthique »,
qui a reçu par des intermédiaires deux millions de Reals en espèces du même
entrepreneur. Alors que Neves a été démis de son poste de sénateur, les juges
chargés de l’enquête n’ont pas
montré le même empressement
que Sergio Moro et les juges de la Cour
régionale de Porto Alegre lorsqu’ils ont jugé et condamné Lula, malgré des
preuves beaucoup plus solides que dans le cas de l’ancien président.
« La
loi est la même pour tous », s’exclament les mouvements politiques qui
soutiennent Sergio Moro. Cela devrait également être le cas pour Lula, qui a
fait l’objet d’une véritable persécution judiciaire,
médiatique et politique
depuis quatre ans.
L’opération
« Lava Jato »
et ses multiples ramifications en Amérique
latine ont mis en évidence la promiscuité entre l’argent et la politique.
Cependant, rien ou si peu n’a véritablement changé depuis. Il n’y a eu de
reforme politique ni au Brésil, ni au Pérou, ni au Mexique, en mesure de
transformer de façon structurelle le mode de financement des campagnes électorales.
Pour y
parvenir, il aurait fallu que les acteurs ayant un poids politique ou
économique se mobilisent. Mais sachant qu’ils ont été les principaux
bénéficiaires de ce système, il est difficile de penser qu’ils aient forcément
envie que les choses changent. Sergio Moro a lui-même déclaré : « L’opération
Lava Jato est peut-être en train de prendre fin »
Si tel
était le cas, et si aucune réforme politique n’est prise, l’Amérique latine
continuera d’être une région du monde dotée de nombreuses lois mais avec peu
d’État de droit.