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50 ans après, l’Amérique affronte les mêmes démons qu’en 1968

Courrier International, 01.04.2018

Des
troupes engagées dans une guerre interminable, des étudiants en colère, des
femmes engagées contre le sexisme, des athlètes noirs dénonçant le racisme
policier: 50 après, les Etats-Unis sont toujours aux prises avec les démons de
l’année 1968.
Un soldat
de l’armée américaine patrouille dans une rue de Ghazni en Afghanistan le 19
mai 2013 – AFP/Archives

 

“Les
assassinats, les émeutes, les rebellions, les manifestations, le désordre et le
chaos: on a vécu des chocs extraordinaires en 1968 qui sont encore
d’actualité”, affirme à l’AFP David Farber, professeur d’histoire à
l’Université du Kansas.
“Les
années 60 ont été incroyablement mouvementées (…) et l’année 1968 sort du
lot”, renchérit Amy Bass, auteure et enseignante d’histoire à l’Université
de New Rochelle.
L’année
est marquée par deux assassinats qui ont ébranlé le pays. Celui de Martin
Luther King, prix Nobel de la Paix 1964 et chantre des droits civiques, le 4
avril par un ségrégationniste blanc à Memphis (Tennessee) et celui du sénateur
Robert Kennedy, blessé mortellement de plusieurs balles tirées par un
Palestinien le 5 juin à Los Angeles, au soir de sa victoire aux primaires démocrates
de Californie.
La mort
du pasteur noir déclenche des émeutes dans les grandes villes américaines, dont
Washington. Celle de Kennedy portera le républicain Richard Nixon au pouvoir.
La
première puissance mondiale se réveille à peine d’un premier choc. Fin janvier,
la guérilla Vietcong lance l’offensive du Têt (nouvel an lunaire) sur des
centaines de villes du Sud-Vietnam, dont Hué et Saïgon. L’attaque fait vaciller
l’administration du président Lyndon Johnson alors que les campus américains
s’enflamment contre une guerre qui restera le conflit le plus long pour les
Etats-Unis, avant l’intervention en Afghanistan lancée en 2001.
La guerre
en Afghanistan n’a pas déclenché de telles protestations car elle découle des
attaques terroristes du 11-Septembre et parce que la conscription a été abolie
en 1973, estime Todd Gitlin, de l’Université de Columbia.
En 2018,
les étudiants ont toutefois une autre cause: les armes à feu, qui tuent environ
30.000 personnes chaque année.
“Ce
qui est différent, objecte M. Gitlin, c’est que les étudiants lancent quelque
chose alors que les mouvements contre la guerre et pour les droits civiques
avaient démarré plusieurs années avant” 1968.
Plusieurs
centaines de milliers d’Américains ont défilé le 24 mars aux Etats-Unis pour
dénoncer la violence par armes à feu, un mois après la tuerie du lycée de
Parkland (Floride) qui a fait 17 morts.
Le
mouvement pour les droits civiques des Noirs, mené par le pasteur King, est
l’autre contestation de la décennie. En 1968, deux médaillés noirs américains,
Tommie Smith et John Carlos, montent sur le podium du 200 mètres des Jeux de
Mexico, le poing levé, pour protester contre le sort de leur communauté aux
Etats-Unis.
Cinquante
ans plus tard, la question raciale est toujours d’actualité et la campagne
“Black Lives Matter” dénonce les violences policières contre les
Noirs.
En 2017,
le quarterback de San Francisco, Colin Kaepernick, s’est inspiré des deux
sprinteurs en mettant un genou à terre lors de l’hymne qui précède les matches
du Championnat de football américain.
La
contestation s’est répandue dans le monde sportif, déclenchant les foudres des
conservateurs et du président républicain Donald Trump.
Kaepernick
et “Black Lives Matter” “ont été vilipendés comme l’avait été le
mouvement des Black Panthers à la fin des années 60”, rappelle Susan
Eckelmann Berghel, professeure-assistante à l’Université du
Tennessee/Chattanooga.
Le
mouvement d’émancipation des femmes a pris une nouvelle dimension en 1968 quand
plusieurs centaines d’entre elles ont manifesté contre le concours de Miss
Amérique organisé à Atlantic City.
“Elles
ont posé une question difficile: comment les femmes devaient-elles être
traitées? C’est une question qui se pose encore aujourd’hui”, dit David
Farber.
En
janvier 2017, des centaines de milliers de femmes ont protesté contre le
président Trump après son investiture pour dénoncer ses déclarations sexistes.
En octobre, le mouvement MeToo nait dans la foulée du scandale Harvey
Weinstein, le producteur déchu accusé de multiples viols et agressions
sexuelles en toute impunité.
L’année
2018 est aussi, comme 1968, celle des “promesses non tenues d’une
présidence libérale”, souligne Mme Eckelmann Berghel.
Lyndon
Johnson a lancé la guerre contre la pauvreté et les injustices raciales mais,
embourbé dans le conflit vietnamien, il ne brigue pas de nouveau mandat en
1968. C’est le républicain Richard Nixon qui est élu, en promettant le retour à
la loi et l’ordre.
Barack
Obama, premier président noir de l’histoire de l’Amérique, n’a pas réussi son
pari de construire une “société post-raciale”. Et le bouillonnant
milliardaire Donald Trump l’a emporté, en attirant la “majorité
silencieuse” qui avait élue Nixon, selon David Farber.
“M.
Trump a créé sa propre version du populisme conservateur, comme Nixon en
1968”, dit-il. “Beaucoup d’Américains veulent de l’ordre (…) et
veulent maintenir les vieilles hiérarchies”.