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Un héros

Par Laurent
Joffrin, Libération, 27 mars 2018 à 19:03

Une
partie de la droite –
ou de l’extrême droite – est décidément incorrigible. Plutôt que de se joindre à l’hommage
unanime rendu au colonel Beltrame, elle veut à toute force le récupérer au nom
de préjugés partisans qui n’ont d’autre objet que de diviser –en vain–
l’opinion.

Avec
insistance, ces récupérateurs soulignent la foi catholique qui animait le ­héros
de Trèbes, qui s’est livré au terroriste pour sauver les otages. Factuellement
la chose est parfaitement vraie. Le colonel Beltrame était retourné à la foi de
ses pères il y a une dizaine d’années. Il avait effectué un pèlerinage à
Sainte-Anne-d’Auray, haut lieu du catholicisme breton. Uni civilement à son
épouse, il se préparait à un mariage religieux sous l’autorité d’un prêtre
directeur de conscience, celui-là même qui l’a assisté dans ses derniers
instants. Mais on sent bien qu’à isoler cet élément de sa biographie, on
cherche à faire passer un message. Après tout, Arnaud Beltrame adhérait aussi,
et peut-être surtout, aux valeurs de courage et de devoir de la gendarmerie,
qui sont celles d’une force républicaine, quelles que soient les opinions des
officiers ou des hommes du rang qui la composent, et qui ne sont pas toujours
progressistes. Il a été décoré pour acte de bravoure une première fois en Irak,
en 2005, alors même que sa piété religieuse ne s’était pas encore manifestée.
Parler uniquement de son christianisme, c’est sous-entendre que son acte
d’héroïsme en est la conséquence directe, ce que personne ne peut soutenir
absolument. Et derrière ce sous-entendu, il y en a un autre
: seule l’identité catholique donne un sens à l’existence de citoyens
pour le reste déboussolés par une époque sans idéal et sans valeurs communes,
minée par l’individualisme et le consumérisme marchand. Catholique et français
toujours
! Sous-entendu idéologique marqué et partisan qui
désigne la République française comme une terre de décadence, un pays sans Dieu
et donc sans aveu. On n’est pas loin de la rhétorique islamiste…
Ceux-là
oublient au passage un détail qui a son importance dans cette affaire très
symbolique
: le colonel Beltrame n’était pas seulement
catholique. Il était aussi franc-maçon et donc membre de cet «Etat confédéré»
dont parlait Charles Maurras –
un auteur d’actualité – avec exécration. La Croix écrit qu’il avait pris ses distances avec
«les frères». Thèse contestée par Philippe Charuel, Grand-maître de la Grande
Loge de France, qui précise
: «De mémoire, Arnaud Beltrame a
été initié en 2008 dans la Respectable Loge Jérôme-Bonaparte à Rueil-Nanterre.
Il y était très assidu et remontait régulièrement du sud de la France aux
“tenues” [les réunions franc-maçonnes, ndlr].» Et d’ajouter
: «Notre frère Arnaud Beltrame participait encore à une tenue
maçonnique un mois seulement avant sa mort. Et il était actif au sein de la
Fraternelle de la gendarmerie.» Notre frère… Un catholique aurait pu le dire.
Aucune raison, donc, d’opposer dans cette célébration chrétienté et république.
Pas plus, d’ailleurs, qu’islam et république
: de nombreux musulmans ont
assisté à la messe dite en mémoire du colonel dans l’église de Trèbes. On ne
dira pas que Beltrame était un héros «multiculturel», mais enfin…
La gauche
est-elle mal à l’aise avec cette héroïsation
? Rien ne le montre en dehors de
la réaction lamentable d’un ancien candidat France insoumise aussitôt désavoué
et exclu par son mouvement, puis condamné à un an de prison avec sursis pour
«apologie du terrorisme». A l’Assemblée mardi, les hommages émanant des partis
de gauche étaient peut-être les plus vibrants et Jean-Luc Mélenchon, avec
gravité et éloquence, s’est associé, comme les autres leaders, au deuil
national décidé en faveur du gendarme égorgé par un fanatique. Là aussi,
peut-être plus qu’ailleurs, la tradition républicaine fait loi. Certes l’éloge
de l’armée et de la police a longtemps gêné certains militants. Rappelons ces
vers de l’Internationale
: «Appliquons la grève aux armées/Crosse en l’air et rompons les rangs!/ S’ils s’obstinent, ces cannibales/ A faire de nous des héros/ Ils sauront bientôt que nos
balles/
Sont pour nos propres généraux.» Voltaire, sans
doute le premier, avait ironisé, au début de son Candide, sur le mot «héros»
qu’il appliquait par antiphrase à quelques soudards massacreurs et violeurs.
L’esprit soixante-huitard avait réveillé cet antimilitarisme ancien, né aux
temps où l’armée massacrait les communards ou bien réprimait les viticulteurs
et les mineurs en grève. Ces temps sont bien lointains. La gauche au pouvoir,
communistes compris, a cohabité sans heurts avec les militaires et les
gendarmes. Elle aussi a dû rendre les honneurs aux soldats tombés en
Afghanistan, au Mali ou en France, et prononcé des hommages sans mélange à leur
courage. La gauche, aussi bien, célèbre aussi ses héros. Par exemple Hoche et
Marceau, généraux de l’an II, le colonel Rossel, officier de l’armée versaillaise
qui a rejoint les communards et fut fusillé en 1871. Ou, pour partie d’entre
elle, Che Guevara, qui n’est pas seulement le héros romantique des posters des
chambres d’étudiant, mais aussi un chef militaire abrupt et quelque peu
fusilleur.
L’adulation
n’est pas toujours de droite. Et la fabrication des héros rassemble tous les
partis, qui ont chacun les leurs. On peut être agacé par les flonflons, les
drapeaux, les hymnes et tout le cérémonial patriotique. On peut, comme
Brassens, le jour du 14-Juillet, rester dans son lit douillet. On peut surtout
voir dans le héros l’arbre qui cache la forêt de l’héroïsme quotidien, celui du
peuple.
Dans le
célébrissime finale du Spartacus de Kubrick, Dalton Trumbo, le scénariste mis
sur liste noire à Hollywood pour sympathies supposées avec le communisme, fait
dire aux esclaves révoltés «je suis Spartacus», signifiant que le vrai héros du
film n’est pas le gladiateur, mais la foule rebelle. Pourtant la mémoire
populaire se souvient surtout de Spartacus, premier héros de la liberté.
Dans le
cas de Beltrame, au demeurant, il ne s’agit pas seulement de célébrer les
vertus militaires. Rien dans le règlement de l’armée n’obligeait cet
authentique héros à se sacrifier de la sorte. Il l’a fait pour venir en aide à
d’autres citoyens, par solidarité humaine. On oublie toujours le troisième
terme de la devise gravée au fronton des bâtiments public
: la fraternité. Elle a pour but de réunir tous les Français et,
au-delà, toute la pauvre humanité. Elle a une connotation spirituelle, ce qui
lui permet d’emporter l’adhésion de tous, ceux qui croient au ciel et ceux qui
n’y croient pas. L’itinéraire du cortège qui suivra le cercueil d’Arnaud
Beltrame traduit cet esprit d’unanimité fraternelle
: il arrivera aux Invalides, saint des saints de l’esprit militaire.
Mais il part du Panthéon, temple du républicanisme.