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Viol de guerre : le combat de Céline Bardet

LOUIS CHAHUNEAU 06/02/2018
Paris, décembre 2017. Dans son « pied-à-terre » du 11e arrondissement parisien qui lui sert aussi de bureau, Céline Bardet, 45 ans, s’affaire.

« Ça merde avec les Libyens », lâche-t-elle en ouvrant la porte. Des factures et documents divers s’entassent sur son bureau, « J’ai une vraie phobie administrative », se justifie-t-elle. Sur les étagères en bois, des livres du juge Marc Trévidic côtoient une vieille machine à écrire. Au sol, entre deux piles de romans et un tapis iranien, trônent fièrement des statues africaines rapportées de ses voyages.

C’est ici, entre deux avions, que la juriste internationale Céline Bardet gère l’ONG WWoW (We are not Weapons of War, NDLR). « Je ne suis ni idéaliste ni militante », assure-t-elle. Depuis trois ans, l’organisation qu’elle a fondée soutient les victimes de crimes de guerre dans le monde et les aide à constituer des dossiers solides à présenter devant la Cour pénale internationale.
Au printemps 2018, WWoW lancera Back up, une application mobile cryptée de signalement pour récolter les témoignages et preuves de viols de guerre, autrement dit de viols systématiques, utilisés comme une arme et un outil de nettoyage ethnique. L’ONG rassemble une demi-dizaine de spécialistes du droit, tous jeunes, que Céline Bardet surnomme affectueusement sa « pouponnière ».

« Le viol de guerre est le crime parfait »

Il ne faut pas trop s’attarder sur son pantalon de jogging ou « Lose Yourself » d’Eminem qui tourne en boucle dans l’appartement. Derrière son étiquette de juriste, Céline Bardet, cheveux bruns ondulés et yeux marron, assume sa volonté de « casser les codes ». Un peu comme Karen Blixen, son écrivaine préférée, « qui mettait des pantalons à une époque où ça ne se faisait pas ». « Elle est archi-naturelle », raconte sa collègue de WWoW Léa-Rose Stoian. « Son côté entier ne gênera que les cons », prévient son amie de l’ONU Macha Rechova.
Céline parle vite, avec de grands gestes et surtout de la passion. « C’est une femme de convictions, elle est habitée par son travail », préviennent ses amies. Assise en tailleur sur son canapé, elle raconte, entre deux bouffées de cigarette, ses galères en Libye. C’est là-bas, quand la guerre a éclaté en 2011, qu’elle s’est spécialisée dans le viol de guerre. À l’époque, forte de son expérience au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), Céline Bardet dispose déjà d’une solide réputation de juriste internationale. Le ministre de la Justice libyen, Salah Bachir al-Marghani, la fait dépêcher à Tripoli en 2013.
Céline Bardet conseille le gouvernement de transition sur l’élaboration d’une loi reconnaissant les victimes de viols de guerre, une pratique systématique lors de la révolution de 2011. « Mon expérience en Libye a été un choc énorme », raconte-t-elle. C’est à l’abri du regard des hommes, dans un hammam de la capitale, que l’enquêtrice reçoit les Libyennes violées. Elles lui racontent les tortures perpétrées tour à tour par le régime et les milices qui contrôlent une partie du pays. « Il faut comprendre que le viol de guerre est l’arme du XXIe siècle, explique Céline Bardet. Il est pratique, laisse peu de traces et détruit complètement les victimes et leur communauté. C’est le crime parfait. »
Aujourd’hui encore, le danger guette à chaque coin de rue en Libye. Il y a quelques années, elle avait survécu à une fusillade dans son hôtel à Tripoli. Par mesure de sécurité, l’enquêtrice retrouve ses informateurs libyens à Tunis, 800 km plus loin.

« Mademoiselle Bardet, faites-vous du ski ? »

Pourtant, rien ne prédestinait la jeune Auvergnate à cette carrière. Fille d’une assistante sociale et d’un infirmier décédé quand elle avait 10 ans, Céline Bardet se voyait plutôt journaliste. Poussée par sa mère, elle opte pour un DEA en droit international à l’université de Rouen, « parce qu’il n’y avait pas de maths », avant d’intégrer l’Institut des hautes études internationales d’Assas à Paris. Alors que ses camarades dissertent sur les fondements du droit, Céline Bardet choisit comme sujet de mémoire le procès Drazen Erdemovic, un soldat croate accusé de crime contre l’humanité pour avoir participé au massacre de Srebrenica, en Bosnie. « À l’époque, mes professeurs n’en avaient rien à cirer », raconte-t-elle. C’est le juge français Claude Jorda qui va lui ouvrir les portes du TPI, à La Haye (aux Pays-Bas).
Céline Bardet se souvient de leur deuxième rencontre à Strasbourg : Claude Jorda, devenu président du TPI, est accompagné de Robert Badinter. Le magistrat l’aborde : « Mademoiselle Bardet, allez-vous au ski cet hiver ? » « Non », répond timidement Céline Bardet, qui déteste la montagne. « Très bien, lui dit Jorda, on cherchait justement une juriste pour le procès Tihomir Blaskic. »
À 27 ans, la Française devient la plus jeune recrue de l’histoire du tribunal. Mais la juriste a l’obsession du terrain. Deux ans et demi plus tard, elle quitte La Haye. Des crimes de guerre, elle passe aux cartels de drogue à New York puis à la lutte antiterroriste à l’Office des Nations unies à Vienne. Congo, Pakistan, Burkina Faso, en deux ans, elle parcourt 93 pays et rencontre des dizaines de présidents, dont Nelson Mandela et Barack Obama, « un mec super cool ». Le rythme devient vite infernal. « Un matin, au Burkina Faso, je me suis levée et je ne savais plus où j’étais », se souvient Céline Bardet.
Loi du talion et voitures piégées au Kosovo
Lorsqu’elle choisit de quitter l’ONU, Céline Bardet croit avoir gâché sa carrière. « En rentrant à Paris, j’ai pleuré pendant des jours et des jours. » Entourée de ses proches, elle part se ressourcer à l’île d’Yeu, son cocon. Mais l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) frappe à sa porte en 2004, direction le Kosovo. Céline Bardet débarque dans un pays ravagé par la guerre (1998-1999) et prisonnier de ses tensions ethniques. Elle doit mener un travail de conseil à la police locale en matière de sécurité et de respect des droits de l’homme.
À Gjilan, dans l’est du pays, Céline Bardet redécouvre la misère : l’eau potable et le chauffage sont un luxe et le mercure atteint parfois – 25 degrés. « Au Kosovo et en Bosnie, j’ai vécu en vase clos. Tu ne peux pas avoir de vie privée là-bas. » Au sortir de la guerre, le pays à domination albanaise est gangréné par la corruption, les mafias et la vendetta. La représentante de l’OSCE ne tarde pas à en faire les frais. Elle échappe à un enlèvement de justesse, puis à une bombe : « 250 grammes de TNT sous ma voiture, qui se déclenchaient au moindre choc. » Sans la vigilance de son chauffeur, la jeune femme n’aurait plus de jambes.


Le cas Cvijeta
En 2006, Céline Bardet est confrontée pour la première fois au viol de guerre en Bosnie. Pendant le conflit serbo-croate, au moins 20 000 victimes ont été touchées. « C’est le seul endroit où j’ai vu des camps de viols mis en place pour mettre enceintes des femmes », raconte-t-elle. L’adjoint du haut représentant de la communauté internationale en Bosnie, Raffi Gregorian, la recrute à Brcko, une petite bourgade à la frontière de la frontière croate. La ville a un lourd passé criminel. Pendant la guerre de Bosnie, elle a abrité le camp de concentration de Luka, où des centaines de musulmans et de Croates ont trouvé la mort dans une campagne de purification ethnique. « On ne vient pas à Brcko pour le fun. La corruption touche le plus haut niveau de l’État. À l’époque, les tribunaux locaux ne voulaient pas s’attaquer à leur propre peuple » , explique Raffi Gregorian.
Au bord de la rivière Sava, Céline Bardet et son équipe aident la justice locale à combattre la criminalité organisée. « C’est grâce à Céline et à son équipe que certaines victimes ont témoigné dans les procès pour crimes de guerre et qu’il y a eu les premières condamnations », rappelle son ancien patron.
Lors d’une mission, Céline Bardet rencontre Cvijeta, une Serbe de 50 ans violée à de multiples reprises par des soldats bosniaques pendant la guerre. Malgré une plainte en 1996, son histoire n’a jamais été traitée, par peur de représailles, mais aussi parce qu’à l’époque les Serbes sont considérés comme les responsables du nettoyage ethnique opéré en Bosnie. Les enfants de Cvijeta refusent de porter l’affaire devant un tribunal : le procès serait une humiliation suprême. Céline Bardet se bat et obtient gain de cause : Cvijeta témoigne et obtient réparation. À chaque fois qu’elle repense à elle, Céline Bardet a la voix remplie d’émotion. « Les gens pensent qu’il faut être très dur pour faire ce métier, alors que je suis ultra-sensible. » À l’époque, Cvijeta avait eu ces mots qui l’ont bouleversée : « Merci de m’avoir crue. »


« On viole en masse dans plus de 20 pays »
De retour en France, Céline Bardet travaille à plein temps sur le viol de guerre. Elle jure qu’elle n’en fait pas des cauchemars. Depuis quelques mois, elle prépare un documentaire sur le viol des hommes en Libye, avec la journaliste Cécile Allegra. Mais les témoins filmés risquent leur vie dans leur pays et Céline Bardet doit encore en exfiltrer certains.
Entre ses voyages à Tunis et ses rendez-vous pour WWoW, la Française tente de retrouver une vie normale à Paris : « Ça fait un an que je suis revenue, mais je commence tout juste à retrouver mes habitudes », explique-t-elle. Casanière, elle dévore ses bouquins, enchaîne les séries policières sur Netflix comme The Fall ou Mindhunter. Comme son icône, l’auteur Karen Blixen, Céline Bardet se rêve écrivaine. Elle a déjà publié Zones sensibles en 2011 (éditions du Toucan) et réfléchit à ses prochains livres, « La manière la plus noble de laisser une trace », selon elle. Et pourquoi pas une fiction ? « J’aurais adoré être une aventurière », souffle-t-elle. Comme si elle ne l’était pas déjà.