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Nos clichés sur les jihadistes nous empêchent de voir qui ils sont vraiment

Myriam Benraad 18/02/2018
Depuis les attentats de l’année 2015, le terme jihad a fait une entrée à la fois monumentale et caricaturée dans la sphère publique française.

Des hommes politiques aux médias, en passant par les spécialistes de tous bords, son usage s’est banalisé. Sa vulgarisation est telle qu’il fait désormais partie des discussions quotidiennes, ordinairement associé à l’idée de guerre sainte.

Cette définition est aussi celle arborée par les idéologues musulmans eux-mêmes, qui voient dans le jihad un fondement de l’islam, une réaffirmation identitaire absolue, une obligation pour tous les croyants. L’expansion du jihadisme, en référence à l’idéologie qui en découle, a pour corollaire la propagation d’autres stéréotypes: le Moyen-Orient est devenu l’essence de la “société guerrière”, supposément en phase avec une religion violente.

Nulle mention de l’histoire dans ses continuités et discontinuités, nulle référence à ses doctrines et pratiques. Nulle distinction, non plus, entre l’interprétation belliqueuse du jihad par une minorité et les convictions pacifistes de la majorité écrasante.

Alors qu’il se voit inlassablement invoqué, omniprésent dans les débats et conjugué à tous les temps, le jihad demeure paradoxalement l’une des notions les plus méconnues du lexique de l’islam, et donc particulièrement exposée aux dérives de sens.


Des lectures contradictoires du jihad ont abouti à des explications elles-mêmes antithétiques des attentats survenus au cours des dernières années, qu’il s’agisse de la nature du jihad ou des facteurs de basculement dans la violence armée. On regrettera, à ce titre, que les controverses n’aient pas permis de saisir la complexité du problème. Or jamais le jihadisme et ses implications dans la durée n’ont autant divisé l’opinion publique française.

Jihad et jihadisme sont, dans l’ensemble, des catégories lourdement connotées, mal traduites et synonymes de terrorisme. La charge émotionnelle liée à ces termes, tant chez ceux qui s’en revendiquent que chez ceux qui les combattent, obstruent leur compréhension, tout en biaisant des éclaircissements pourtant nécessaires.


Les jihadistes ont déclaré la guerre à la France et au monde; ils ont tué au nom de l’islam. L’enjeu reste de savoir pourquoi. À cette question, peu ont su répondre finalement. Pourquoi ôter la vie à des innocents au nom de l’islam? Pourquoi précisément au nom du jihad? D’aucuns avancent la thèse du “choc des civilisations” et de la faillite du multiculturalisme français.

D’autres préfèrent évoquer les guerres de l’Occident dans le monde musulman, depuis l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak par les États-Unis au début du millénaire. Les uns soulignent l’influence de l’héritage colonial et la marginalisation. Les autres mettent en avant l’aliénation identitaire des communautés musulmanes d’Europe et le rôle des prédicateurs radicaux dans la bascule violente.

Les causes et expressions du jihadisme sont multiples et constituent une véritable mosaïque. Sous la figure du “jihadiste” se profilent en effet des parcours contrastés qui rendent vaine toute tentative d’identification d’un terroriste-type. Les textes relatifs au jihad sont aussi trop nombreux pour prétendre atteindre une définition unique.


Lire le Coran en y recherchant la preuve irréfutable d’un “extrémisme musulman”, d’une violence intrinsèque à l’islam, a sans doute des vertus électorales par ailleurs, mais l’exercice n’éclaire ni les raisons, ni les actions propres au terrorisme jihadiste. Elles n’éclairent pas non plus les motivations individuelles des militants. Enfin, elles façonnent des représentations manichéennes coupées du réel et propices à la perpétuation de la violence.

En filigrane des événements, les déchirures entre universitaires se font l’écho de dissensions anciennes en réalité, remises à jour par les bouleversements récents. Avant l’opposition des thèses de la “radicalisation de l’islam” (Gilles Kepel) et de l'”islamisation de la radicalité” (Olivier Roy), orientalistes et anti-orientalistes se sont longtemps heurtés en favorisant dans bien des cas un essentialisme qui a lésé l’étude du jihad et de ses formes et expressions les plus modernes.


Or ces grilles de lecture dispensent un postulat semblable: celui d’un islam homogène, tantôt perçu comme violent, tantôt comme nécessairement pacifique. Notons que les jihadistes se perçoivent comme les véritables musulmans. Ils ne se conçoivent pas comme des traîtres à la parole de Dieu, mais comme les seuls qui la respectent et l’appliquent.

L’argument d’un islam nécessairement pacifique et de jihadistes n’ayant absolument “rien à voir avec l’islam” ne nous dit pas non plus pourquoi, même minoritaires dans le monde, des musulmans deviennent des kamikazes au nom de l’islam. Cet argument fait l’impasse sur les causes sociopolitiques, économiques et psychologiques de la violence.


La description d’un islam violent ne dit rien des causalités de cette violence, qui forme souvent une réaction à des événements bien précis. Elle n’éclaire pas pourquoi une majorité de musulmans continuent pour leur part d’envisager le jihad comme un effort de nature spirituelle, et non comme une entreprise politique armée. À la fin des années 1970, la critique acerbe de l’orientalisme par l’intellectuel palestino-américain Edward Saïd avait contribué à briser une certaine conception de l’islam en soulignant le poids des perceptions occidentales.

Ses détracteurs évoquent pour leur part un occidentalisme tourné vers la responsabilisation de l’Occident au détriment d’une étude des culpabilités locales et de la nature même de l’islam. Au sujet du jihad, ce clivage a encore accentué le processus de diabolisation mutuelle entre musulmans et non-musulmans, qui semble en 2018 avoir atteint des niveaux sans précédent.

Paradigme longtemps dominant et aujourd’hui dénigré en France, la “radicalisation” ne peut être dissociée des transformations plus globales du monde. Elle ne peut ignorer, en particulier, la répression des soulèvements arabes depuis 2011, la prégnance des phénomènes d’exclusion et plus généralement un environnement géopolitique favorable aux idéologies radicales. Il est de bon aloi, chez certains, de faire du jihad une expression religieuse monolithique et non un objet politique.


Cette vue postule une sorte de rendez-vous manqué entre islam et modernité, qui aurait abandonné l’islam et ses fidèles aux ténèbres du Moyen-Âge… Or elle est aussi grossière qu’ironique car elle reprend presque mot pour mot l’interprétation néo-médiévaliste et anachronique des jihadistes, tombant dans le piège de leur rhétorique: George W. Bush n’a-t-il pas répondu à Ben Laden par une “croisade” en 2001? Les mouvements jihadistes aiment se présenter sous un jour volontairement “barbare”, personnifiant les stéréotypes de l’orientalisme. Il est frappant de constater combien ces clichés sont difficilement surmontés.

Au regard de ces éléments, quel sens accorder au jihad et selon quelles périodes? L’Histoire importe ici, de même que la nuance. Le jihadisme équivaut-il au jihad historique ou n’en est-il qu’une émanation? Le jihad est-il foncièrement violent ou est-ce là un présupposé réducteur? Le jihad constitue-t-il un pilier de l’islam, comme on peut encore l’entendre souvent, et s’est-il répandu par l’épée et le sang? Un jihad médiéval s’oppose-t-il à un jihadisme moderne, ou n’est-ce là qu’une construction mentale? Quels sont les groupes qui peuplent la nébuleuse jihadiste?


Qu’ont-ils en commun et sur quels aspects du combat divergent-ils? Le jihadisme est-il une réponse à une “croisade”? Un symptôme de la “barbarie”? Doit-il être envisagé comme une lutte anticoloniale? Faut-il, pour le vaincre, réformer l’islam? Quels en sont les desseins par ailleurs? Qui sont les jihadistes, quels sont leurs profils et les motivations de leur engagement? Sont-ils des délinquants? Des fous? Quel est le rôle des femmes dans le jihad? Autant de problématiques qui représentent un enjeu immense pour la recherche comme pour le débat public, et auxquelles nous commençons sans doute à peine à répondre.