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«La majorité soixante-huitarde confondait allègrement libertinage et abus sexuels»

VIOLAINE DE MONTCLOS 12/02/2018
Dans L ‘Autre Héritage de 68, la face cachée de la révolution sexuelle (Albin Michel), l’historienne Malka Marcovich raconte, témoignages à l ‘appui, le climat d ‘abus et de confusion dans lequel la génération post-68 a grandi. Saisissant.

Le Point : Pourquoi cet inventaire?
Malka Marcovich : J’avais 9 ans en 1968. Les acteurs de Mai 68, c’étaient nos grands frères, nos grandes sœurs. Ma génération est devenue adolescente juste après ce basculement, à un moment où quantité de règles et de tabous étaient tombés, en particulier en matière de sexualité. Or, découvrir sa sexualité dans les années 70, ce n’était pas rien, nous avons vraiment été en première ligne. Ce fut un formidable souffle de liberté, il n’est pas question de le nier. Mais ce fut aussi un temps d’abus et de transgressions extrêmement violentes que nous avons pour beaucoup vécu sans rien en dire et sans même nous en rendre compte. Pourtant, ces transgressions ont laissé des traces…
Que voulez-vous dire?
Le maître mot de ces années-là, c’était la jouissance sans entrave, mais dans un incroyable bazar mental. Il n’y avait plus de limites, et en ces temps où il était impossible de dire « non », interdit d’interdire, même en matière de sexualité, les abus des plus vieux sur les plus jeunes étaient extrêmement fréquents, les témoignages que j’ai recueillis le démontrent. Et puis voyez l’affaire David Hamilton. Voyez l’histoire d’Irina Ionesco faisant commerce des photos sulfureuses et transgressives de sa propre fille, Eva.


Relisez évidemment les propos ahurissants de Daniel Cohn-Bendit sur la sexualité des enfants ou les petites annonces ouvertement pédophiles publiées à l’époque par Libération, sans que cela ne pose problème à personne. Relisez surtout les tribunes des grands intellectuels de l’époque soutenant des pédophiles, des violeurs. Il fallait avoir du cran, à l’époque, pour se plaindre d’être victime de viol quand la majorité soixante-huitarde confondait allégrement libertinage et abus sexuels… Il y avait une sorte d’aveuglement collectif, dont nous ne nous réveillons qu’aujourd’hui, 50 ans plus tard.

À l ‘époque, on commence à s ‘intéresser à la sexualité des Français, à publier des études, des encyclopédies. Il y a désormais un discours scientifique et déculpabilisé sur la sexualité, c ‘est plutôt bien, non?
Oui. Mais ce discours est loin d’être neutre. Un exemple? La sexologie est en effet la nouvelle discipline à la mode, et le président de l’Association de sexologie, Gilbert Tordjman, est pendant des années la coqueluche des médias, il est absolument partout, interviewé à longueur d’antenne pour expliquer comment il s’y prend « scientifiquement » pour soigner les femmes de leur frigidité. Or, il sera, trente ans plus tard, mis en examen pour viol à la suite de la plainte d’innombrables patientes. Autre exemple : en 1973, sort l’Encyclopédie de la vie sexuelle en 5 tomes.


Et que voit-on sur la couverture du tome consacré aux 7-9 ans? Deux jeunes enfants, nus, assis sur un fauteuil dit « Emmanuelle ». Ahurissant pour notre regard contemporain. D’ailleurs, les enfants sont montrés nus absolument partout, dans les publicités, les clips, sans que jamais ne se pose la question de leur intimité. Quant à l’impact du film Emmanuelle, il est phénoménal. Quand un homme, même un quasi-inconnu, vous disait « fais-moi l’Emmanuelle », on passait pour une gourde, une coincée si on rechignait… En ces temps d’incroyable confusion, la question du consentement de l’autre, même enfant, même en position d’infériorité, ne se posait pas du tout de la même manière qu’aujourd’hui.

Vous évoquez l ‘incroyable procès de Luc Tangorre alors que le viol vient juste, en 1981, d ‘être reconnu comme un crime passible de 15 ans de prison.
Luc Tangorre a en effet été condamné à quinze ans de prison pour quatre viols, une tentative de viol et plusieurs atteintes à la pudeur. C’est donc un serial violeur, mais son comité de soutien, qui compte 2 000 personnes, dont d’innombrables intellectuels, est composé entre autres de Marguerite Duras, Françoise Sagan, Claude Mauriac, mais aussi Pierre Vidal-Naquet, Jean-Claude Gaudin, Dominique Baudis… Robert Badinter lui obtiendra finalement une grâce présidentielle en 1988. Trois mois plus tard, il récidive en violant deux auto-stoppeuses… Que lui écrit alors Marguerite Duras ? « Tu resteras mon ami. […] Je crois toujours que tu as été la victime d’une petite garce. » Bien sûr, il n’est pas question de regretter la libération des mœurs qui s’est produite après 68, la révolution sexuelle, ce fut formidable ! Il y a eu du bon. Mais il y a eu du très mauvais… Et le moment de l’inventaire est venu.