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Ce qu’un de mes élèves m’a appris sur la transphobie

T. Wise 10/02/2018
Je le vois fixer ma moustache. Il essaie d’être discret, faisant mine de regarder par la fenêtre, mais je le sais: il a l’œil sur ma lèvre supérieure. Il a 13 ans, moi 29 et notre pilosité faciale est quasiment identique.

Je sens venir un moment gênant.
En soi, ça n’a rien d’inhabituel pour quelqu’un dont le travail est de prodiguer des cours particuliers à des jeunes de 13 ans – âge où la gêne leur colle à la peau comme un tee-shirt graphique ou un excès de déodorant. Mais dans ce cas précis, c’est surtout que sur les 20 élèves que je prends en charge une fois par semaine, seul celui-ci a fait savoir (ouvertement) que ma transsexualité lui posait problème.
Les autres expriment tous un soutien presque exagéré, débitant des affirmations assez incongrues dans la bouche d’un préado: ça va de “Vous êtes une vraie inspiration” à “Tout ça va demander de la patience” en passant par “Une fille de ma classe est aussi en train de faire sa transition. Je suis content pour elle, et pour vous.”
OK, bon, d’accord. Si je m’attendais à devoir gérer au moins trois ou quatre questions difficiles ou inconfortables, me voilà refroidi. À 13 ans, on est censé être fort en gueule et au moins un tout petit peu ignorant, non? Quelle magnifique déception.
Notre petit moustachu et moi devons avoir une sérieuse conversation. En effet, sa mère m’a fait savoir que l’idée de mon changement de sexe le mettait vraiment mal à l’aise. Comme à l’accoutumée, je suis assis près de lui à son bureau. Ses pieds de géant semblent crier “grand maladroit”. Ils penchent l’un vers l’autre d’une manière irrésistible qui me donne envie de lui ébouriffer les cheveux, bien que la situation me pousse à rester sur mes gardes.
Il a aussi de grands yeux marron, s’exprime avec un léger zézaiement, et porte invariablement des Nike montantes et un pantalon de survêtement. Le plus souvent, mes blagues le font rire, et il lui est arrivé un jour de pleurer devant moi.
Dans un message aux parents de mes élèves, destiné à leur annoncer ma transsexualité et à leur fournir quelques pistes sur la manière de l’aborder avec leurs enfants, je leur ai promis d’avoir ces échanges avec les jeunes en cas de besoin. Je me suis engagé à répondre à leurs questions avec patience et ouverture d’esprit, tout en sachant poser des limites.
Dans ce quartier néo-hippie de Brooklyn, il n’est guère surprenant que j’aie reçu davantage de félicitations que de critiques. C’était un soutien sincère, un vrai moteur… Mais en même temps, on ne peut s’empêcher d’y voir l’attitude caractéristique d’une classe plutôt privilégiée et progressiste — des gens assez à l’aise dans leur vie pour l’être tout autant avec celle des autres. Il est bien plus facile d’accepter la quête d’identité de quelqu’un quand la sienne n’a apparemment aucune raison d’être mise en question ou en péril.
Reste le cas de mon élève. Lorsque je lui demande de quoi il a envie de parler, il hausse les épaules en fixant ses grands pieds.
“Je n’ai pas de problème avec les transsexuels. Je ne veux vraiment pas me montrer insultant — c’est juste que toutes ces histoires d’hormones et d’opérations me donnent un sentiment bizarre. Je ne sais pas, c’est juste… franchement contre nature, et ça me met mal à l’aise. Je ne veux pas vous blesser, ni rien. Je trouve juste ça… pas normal.”
J’ai au fond du ventre un petit démon aux mains brûlantes, qui adore s’amuser avec mes entrailles. Il les écrase, les pétrit, les retourne comme une pâte à pain… Mais je garde tout de même mon calme.
“Oui, c’est sûr que ce n’est pas très facile à appréhender quand on ne sait pas ce que c’est. En même temps, quand on y pense, c’est encore plus difficile de comprendre le Big Bang, alors que c’est de là que vient notre univers.”
“Oui, sauf que le Big Bang, les scientifiques savent l’expliquer”, réplique-t-il sans me regarder.
“En partie, disons. Ils peuvent nous dire comment ça s’est passé, ce qui est déjà formidable. Mais quant à savoir pourquoi c’est arrivé, ou d’où venaient tous ces minuscules éléments qui sont entrés en collision avec les gros… Tout ça est encore un mystère, non?”
Je le vois déglutir. “Oui — mais je trouve quand même ça plus logique que ces histoires de transition.”
“Alors pour toi, je suis encore plus mystérieux que les origines du monde? C’est assez flatteur! Mais ce n’est pas si tordu que ça d’imaginer que je puisse être un garçon, pas vrai? Tu ne trouves pas ça encore plus bizarre qu’il y ait un ‘P’ dans ‘sept’? C’est complètement inutile! Et ça ne te semble pas contre nature d’être fan de Justin Bieber? Au niveau sens, on repassera…”
Cette petite blague faiblarde lui arrache l’ombre d’un sourire.
Détournant légèrement la tête, il rétorque que quand on naît dans la peau d’une fille, c’est bien “contre nature” de modifier son corps à coups d’opérations et de médicaments.
Je marque un temps de silence.
Puis je lui demande s’il trouve aussi ça contre nature de se faire poser une prothèse de jambe, opérer des yeux au laser, ou de subir une greffe de cœur. Triple non. Je poursuis: défier la gravité et s’aventurer dans l’espace, ce n’est pas contre nature? Non. Permettre aux aveugles de pouvoir lire en Braille? Non. Et aller dans une salle de sport pour soulever des plaques de métal ou courir sur un tapis roulant en caoutchouc, avant d’avaler des poudres aromatisées à la fraise pour pousser ses muscles à grossir plus vite? Non plus.
Il m’affirme avoir compris le message, sauf que…
“Sauf que ce n’est pas pareil. Tous ces trucs que vous venez de citer… Ça reste quand même dans l’ordre des choses. Un homme qui veut se faire couper le machin, ce n’est pas normal, ou il n’en aurait pas eu à la naissance. Prendre des hormones… Ça revient à transformer tout son corps.”
Courage, accrochons-nous…
“On est d’accord sur un point: tirer parti de la science, de la médecine et de nos découvertes pour améliorer notre qualité de vie, ça reste une bonne chose? Quand ça permet d’aider les gens à vivre plus longtemps, en meilleure santé, et mieux dans leur peau?” Il hoche silencieusement la tête.
“Très bien. Là-dessus, pas de problème.” Puis je lui explique que je souffre d’hypothyroïdie: ma thyroïde fonctionne trop lentement et ne produit pas assez d’hormones, sans raison apparente. Tous les matins, je dois prendre un cachet pour lui permettre d’atteindre un niveau d’activité “normal”. Est-ce qu’il lui viendrait à l’esprit de me dire “Ça me fait vraiment bizarre que vous preniez des médicaments pour modifier un organe que vous avez depuis la naissance. Je n’arrive pas à comprendre!”?
Cette fois, j’arrive à lui tirer un demi-sourire.
Prochaine étape: je lui suggère de visualiser des manifestations où les panneaux clameraient “Dieu déteste l’hypothyroïdie”. Je n’obtiens qu’un grognement… Mais je sais bien qu’il s’est retenu de pouffer.
Être transsexuel n’est pas une maladie, lui dis-je. C’est un étrange phénomène survenu dans le monde entier et à toutes les époques, dans toutes les cultures et tous les cadres de vie, tous les pays, tous les foyers. La différence aujourd’hui est la même que sur tant d’autres sujets touchant à la condition humaine: grâce au mystérieux pouvoir de nos cerveaux, nous avons créé des outils permettant aux personnes concernées de vivre pleinement, au lieu de ne faire que survivre… D’être enfin en paix avec elles-mêmes.
Je lui demande s’il a un corps. Ses yeux répondent “Tu me fais quoi, là?” Je poursuis: est-ce qu’il n’est qu’un corps? Il digère la question en se mordillant la lèvre.
“Ben… Pas franchement, non.”
“Alors si on est tous un corps et quelque chose d’autre, est-ce qu’il n’est pas possible que ces différents éléments ne s’emboîtent pas toujours de la même manière, qu’ils aient du mal à se compléter, ou que dans certains cas, ils forment quelque chose de nouveau?”
Haussement d’épaules.
Une part de moi a déjà claqué la porte. Je ne devrais pas avoir à me défendre ou à me justifier sur mon identité — et certainement pas devant un ado de 13 ans. Je ne devrais pas être obligé de trouver de jolies métaphores ou des preuves scientifiques pour dire d’obtenir l’approbation d’un autre.
Et si je le plantais là? Si je lui disais qu’en tant que petit Blanc issu d’un milieu favorisé, il aura probablement la chance de passer une vie entière sans être confronté à un vrai sentiment de malaise, et qu’à ce titre, je me fiche royalement qu’il considère mes choix comme contre nature?
Mais une autre partie est toujours sur cette chaise pliante, face à ce gosse gâté par la vie que des murs bien plus épais que ceux de sa chambre séparent du reste du monde. On appelle ça “être dans sa bulle”, mais l’image laisse un peu à désirer: une bulle est si facile à faire éclater. Les privilèges — sociaux, raciaux ou autres — évoquent plutôt une forteresse minutieusement érigée et solidement gardée. Si j’ai la moindre chance de m’y infiltrer, est-ce que ce n’est pas un peu mon devoir?
Et si je restais? Si à cet instant précis, je parvenais à planter ma petite graine dans son esprit? En grandissant, en devenant un lycéen, un avocat, un père, un électeur ou juste un homme lambda, il garderait cette discussion au fond de lui. Et peut-être qu’elle se rappellerait à sa mémoire. Qu’il entendrait encore le son de ma voix, se souviendrait qu’il était à l’aise avec moi, que je l’ai regardé dans les yeux, que j’ai su le faire rire, lui parler avec calme et assurance. Peut-être qu’il penserait à moi comme à une simple personne venue lui donner des cours. C’est ça que je veux vraiment: être une personne, un enseignant, un auteur, un gars parmi tant d’autres dans ce monde insensé.
Une peluche trône encore sur son lit. Mais je vois bien sa manière de marcher, de détourner les yeux quand il parle – sa réticence à se laisser câliner par sa mère ou à se laisser aller à des moments d’excitation.
Ce n’est pas un petit garçon que j’ai là devant moi. C’est un jeune être en formation, arraché à l’enfance, pétri et martelé comme un pantin d’argile, puis placé dans le moule du monde adulte. Son environnement le façonne. Très bien — à moi d’intervenir au bon moment pour laisser aussi mon empreinte sur cette pâte, avant qu’elle soit devenue trop rigide.
J’ai dû rester silencieux trop longtemps, car il lève les yeux de ses chaussures pour me dire: “Je n’ai pas de problème avec vous. C’est juste que pour moi, tout ça reste contre nature.”
Je lui propose un chewing-gum.
“En parlant de la nature, tu n’as pas entendu parler de cette lionne transsexuelle? Sans blague, elle a une vraie crinière! Quand j’ai lu ça, j’étais tellement fier que j’ai senti trois poils de moustache me pousser d’un coup.”
Cet article, publié à l’origine sur le HuffPost américain, a été traduit par Guillemette Allard-Bares pour Fast For Word.