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Agressée sexuellement pendant l’enfance, je n’imaginais pas subir adulte le calvaire supplémentaire du viol conjugal

Anne L. 09/02/2018
Les temps changent. D’un seul coup, comme une soupape de cocotte minute qui se met subitement à souffler pour dégager la pression intérieure, ont surgi les #metoo #moiaussi et #balancetonporc.

Si la violence des termes a pu choquer certains, c’est parce que la parole était contenue si fort et depuis si longtemps qu’elle a jailli comme elle a pu.
Je suis une femme de 54 ans et cette parole libérée me fait du bien pour les générations de femmes et d’hommes à venir.
A 10 ans, je me débattais dans la cave de notre maison contre mon oncle âgé de 5 ans de plus que moi qui glissait avec force sa main dans ma culotte pour me tripoter brutalement le sexe.
A 15 ans, je suis sortie en vacances avec un garçon plus âgé que moi, étudiant en 1ère année de médecine. Un soir, tard, je me suis endormie malgré le froid le long de la plage pour me réveiller quelques heures plus tard avec son sexe dans la bouche. Pas de consentement, bien sûr. Je ne conçois même pas comment cela a pu être possible… sauf si j’ai été “droguée” (à l’époque, on parlait beaucoup du Rohypnol).
A 16 ans, j’ai affronté un exhibitionniste qui se masturbait devant moi alors que j’étais seule dans un wagon de train.
A 17 ans, j’ai été agressée sexuellement par trois jeunes alcoolisés dans un compartiment de train… et sauvée par un groupe d’ouvriers de 50 ans qui ont su évaluer la situation (37 ans plus tard, je les en remercie encore en pensée, c’était mal parti pour moi).
Toujours à 17 ans, j’ai failli sauter d’une camionnette pour échapper aux exigences sexuelles d’un conducteur qui m’avait prise en stop alors que je rentrais du lycée.
A 23 ans, jeune cadre dans une grosse entreprise pharmaceutique, j’ai subi (comme toutes mes collègues féminines) les regards et remarques salaces de mon boss à chaque fois qu’il entrait dans mon bureau ou que je prenais l’ascenseur avec lui.
Je ne m’étendrai pas sur les frotteurs dans le métro, les mains baladeuses, les gestes et les remarques déplacés qui ont émaillé ma route.
Je n’avais rien d’un top model. J’étais juste une jeune femme normale qui avançait sur son chemin avec un bel appétit de vivre. Vu mon parcours, j’ai beaucoup de mal à imaginer que des jeunes femmes aient pu échapper totalement à ce genre de comportements.
Heureusement, il a y eu #metoo et les autres. Je souhaite ardemment que les mentalités et les comportements changent vite. Mais au-delà de #metoo, au-delà aussi de la Journée internationale du 25 novembre pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, il me semble qu’il y a un problème que la société s’interdit encore d’aborder alors qu’il est tout aussi destructeur: le viol conjugal. En effet, je n’avais jamais pensé que je connaîtrais à 47 ans une étape supplémentaire de ces violences faites aux femmes.
Lorsqu’on s’intéresse au terrible et délicat problème du viol conjugal, on éprouve très vite le sentiment d’entrouvrir une porte interdite. Le viol conjugal a beau être une réalité légale, donc reconnue et condamnable depuis 1992 dans notre pays, très peu d’articles osent aborder ce sujet ô combien difficile, même sur Internet. Omerta. Sur le web, vaste lieu immatériel où la parole se libère, c’est sur les forums que les femmes réussissent parfois à en parler, comme si la réalité ne pouvait s’exprimer que derrière l’écran et les pseudos, les journalistes refusant eux-mêmes d’évoquer cette part sombre et effrayante de l’intimité de certains couples.


Comme les autres versions du viol, le viol conjugal pose tout d’abord la définition d’une limite. LA limite. Celle qui permet de définir le rapport sexuel consenti du rapport sexuel forcé.
Que l’on forme un couple depuis quelques semaines ou plusieurs décennies, la question du consentement reste la même. Aucun des deux membres du couple ne saurait contraindre l’autre à une relation sexuelle s’il n’en a pas envie. En théorie, cela paraît couler de source. Mais en pratique? Il est tout d’abord évident que les deux membres du couple ne peuvent avoir systématiquement envie de la même chose au même moment. Est-ce à dire qu’au-delà du “non, pas maintenant”, point de salut? Chaque couple a son propre mode de fonctionnement. A entendre le nombre de femmes qui se réfugient derrière le mal de tête, on peut douter que leur parole soit toujours entendue avec bienveillance.
Sans doute faut-il apporter quelques nuances. Les personnes saines apprennent à respecter le “non” de l’autre. Lorsqu’un des deux partenaires dit “non”, cela veut toujours dire “non”. Mais c’est aussi une question d’approche. Une femme (ou un homme) qui n’a pas envie de faire l’amour a priori peut se laisser apprivoiser par les caresses de son compagnon (ou de sa compagne) si celui-ci (ou celle-ci) prend le temps de s’intéresser réellement à elle (ou à lui) et non uniquement à son plaisir personnel. L’opposé du “tout, tout de suite, quoi que l’autre en pense”. On peut aussi apprendre à distinguer le “non, je n’ai pas du tout envie” du “je n’ai pas envie mais si tu t’y prends bien je pourrais me laisser tenter”. L’approche sensuelle peut permettre de stimuler le désir de l’autre, pour autant que l’on sache rester à l’écoute d’un “non” ferme et définitif et l’entendre sans rechigner et sans insister lourdement .
Mais les rapports de force dans le couple ne se limitent pas au “non”. Ils intègrent également la façon de faire l’amour.
Alors que nous étions mariés depuis 20 ans et que notre couple traversait une période particulièrement difficile, mon mari m’a violée. J’avais 47 ans. Il a rejeté mon “non” ferme et clair parce que lui avait décidé qu’il ne se passerait pas de rapports sexuels ce soir-là. Pour s’introduire en moi, il a usé de sa force et a écarté violemment les genoux que je maintenais fermement clos. Il m’a brutalisée en “faisant l’amour” (et ces derniers mots paraissent soudainement incroyablement inadaptés). Il m’a défoncée de l’intérieur en violents coups de boutoir en me toisant d’un regard de haine et de domination. Après, je me suis endormie blessée de partout, dans mon corps, dans mes pensées, dans mon amour pour lui, dans mon estime de moi.
Lorsque le lendemain, j’ai tenté d’en parler avec lui et de lui faire comprendre ce que j’avais vécu, il m’a crié que je racontais n’importe quoi et que j’avais aimé ça. “Je sais mieux que toi ce que tu aimes !” a-t-il hurlé encore.
C’était mon mari et jamais, en dépit de la situation, je n’ai envisagé d’aller faire reconnaître les faits chez un médecin ni au commissariat. J’étais complètement seule derrière la porte de la chambre à coucher. Seule avec ma souffrance, ma honte et mon sentiment de culpabilité. “Qu’ai-je donc fait pour mériter ça?” Il faut du temps pour comprendre qu’on n’est pas soi-même coupable mais que c’est l’autre qui dysfonctionne.


Il m’a fallu plusieurs mois encore pour le quitter.
Le viol est dans l’intention dominatrice et la contrainte sexuelle par la force, qui engendre la souffrance physique et psychologique chez la femme. La femme ne peut exprimer librement son refus que si elle se sent respectée et en confiance avec son compagnon. Un homme qui s’impose physiquement par la force sait parfaitement ce qu’il fait. Après l’acte violent, il est simplement content de lui, satisfait d’avoir été une fois de plus le plus fort.
La femme, elle, souffre. Le plus souvent, en silence.
Une femme brutalisée peut réussir à se dégager par la force et la détermination, mais elle peut aussi rester sidérée par l’attitude de l’homme qu’elle a choisi pour l’accompagner au quotidien et qui soudain se transforme en prédateur.
Si l’homme ne tient pas compte du “non”, la femme brutalisée n’a que deux solutions: soit elle réussit à se dégager par la force et la détermination, soit elle cède. Or il est plus facile de repousser définitivement l’amant de quelques soirées que le mari de vingt ans devenu subitement violent dans la chambre à coucher.
La violence n’est jamais anodine ni fortuite. La femme qui s’incline en reste marquée au fer rouge dans son âme. Pour elle, continuer de vivre auprès d’un homme qui l’a brutalisée, ne serait-ce qu’une seule fois, c’est renoncer à soi. Dans un couple de longue date, le violeur d’un ou de plusieurs soirs est aussi malheureusement celui qui accompagne le quotidien. Il faut gérer la violence de l’instant, mais aussi gérer le souvenir pétrifiant de cet écart dans les moments, les jours, les semaines et les années qui suivent. Il faut trouver le sommeil le soir à côté de son tortionnaire, se lever le lendemain matin, partager son petit déjeuner avec lui et tenter éventuellement de reprendre le cours de la vie conjugale. Tout cela en gardant le sourire devant les enfants. Refuser de se soumettre sexuellement à son compagnon de vie n’est jamais simple, c’est prendre le risque du clash du couple ou de la montée de la violence. Ces hommes-là savent parfaitement ce qu’ils font et quand ils le font.
Ce genre d’incident ne survient normalement pas lorsque le couple fonctionne normalement mais il est l’un des signes que la relation va mal, ce qui complique encore les choses. Oui, il existe encore des hommes qui se pensent “modernes” tout en considérant que la femme doit obéir au désir de son mari et remplir sagement son “devoir conjugal” même si elle exprime clairement qu’elle n’en a pas envie.
Parce qu’il fait partie de la sacro-sainte vie privée et du soi-disant respect de l’intimité du couple, le viol conjugal reste tabou.
Parce qu’il touche au cœur de l’individu, parce qu’il atteint la victime au plus profond d’elle-même, il fait partie de ces sujets qu’une femme va longtemps s’interdire d’aborder. Parce qu’elle se sent salie, dégradée, humiliée et vaguement coupable d’elle ne sait quoi, d’avoir été attaquée ou de ne pas avoir su se défendre. Parce que les mots sont encore plus difficiles à trouver que dans toute autre situation. Parce qu’une certaine pudeur s’impose pour parler de sexualité, et encore davantage lorsque la sexualité déraille. Mais lorsqu’il y a violence, y compris dans le cadre intime de la chambre à coucher, peut-on vraiment fermer les yeux?
A-t-on réellement envie d’écouter ces femmes qui souffrent, de les entendre, de savoir? Lorsqu’elles trouvent le courage de dire, l’entourage fait la sourde oreille, ne prend pas la mesure de la souffrance, considère qu’elles exagèrent. Bref, détourne le regard dans un faux respect aveugle et destructeur. Il est terrible d’exprimer sans être entendue, sans être crue ou sans que sa parole ne soit considérée. Alors, bien souvent, la femme se recroqueville en elle-même et songe: tout ira bien, je me remettrai, on va faire comme si tout était normal…
Pourtant, on ne se remet jamais de la violence dominatrice de l’autre.